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SUR L'ARCHITECTURE lt;1829—1831)

Vous trouvez, dites-vous, un rapport singulier entre le genie de l'architecture egyptienne et celui de l'architecture tudesque, vulgairement appelee gothique, et vous me de- mandez d'ou vient ce rapport, ce qu'il у a au fond de commun entre la pyramide des Pharaons et l'ogive, entre l'obe- lisque du Caire et la fleche des temples d'Occident? II existe en effet une analogie frappante entre ces deux phases de l'art, toutes separees qu'elles sont par trente siecles et plus, et je ne m'^tonne guere que vous soyez arrivee a ce rapprochement interessant, car il resultait en quelque sorte du point de vue auquel nous nous mettons, vous et moi, pour considerer l'histoire de 1'humanite.

Et d'abord remarquez, je vous prie, cette figure geometrique du triangle, qui encad- re ces deux styles et les dessine si bien. Voila pour leur nature plastique, pour leur forme exterieure. Considerez en- suite ce caractere d'inutilite, ou, si vous aimez mieux, de simple monument, qui leur appartient. encore a tous les deux.

C'est la, selon moi, leur idee intime, ce qui constitue essentiellement leur genie commun. Mais voici qui est fort curieux. Mettez en face de la ligne verticale de ces architectures, la ligne horizontale de l'architecture hellenique, et vous aurez parfaitement caracterise les diverses physiono- mies de toutes les architectures de tous les ages et de tous les pays. Cette vaste antithese vous donnera la trait le plus profond de chaque epoque, de chaque lieu ou elle se produira, Dans le style grec, ainsi que dans tous ceux qui s'en rappro- chent plus ou moins, vous trouverez la demeure, la maison, le gout de la terre et de ses bonheurs; dans le style egyptien et gothique, le monument, la pensee, l'aspiration vers le ciel et vers ses felicites; le style grec, avec tous les styles qui en derivent, se rapportera aux besoins materiels de l'homme, les deux autres a ses besoins moraux; 1'architec- ture pyramidale sera la chose sacree et celeste, 1'architecture liorizontale, la chose profane et terrestre.

N'est-ce point la, dites-moi, toute l'histoire de l'idee humaine, s'61an^ant d'abord vers le ciel dans sa nature vierge, puis rampant terre a terre dans son etat de corruption, et de nouveau pro- jet.ee vers le ciel par la main toute-puissante du Sauveur du monde!

II faut remarquer que 1'architecture que l'on voit encore aujourd'hui aux rives du Nil est positivement la plus an- cienne de l'univers. II existe, il est vrai, une antiquite plus reculee encore, mais non pour l'art. Les constructions cyclopeennes, par exemple, celles de l'lnde entre autres, les plus vastes de ce genre, ne sont guere que des tatonne- ments de l'idee de l'art, et non encore l'art proprement dit. On peut done considerer avec raison les monuments de l'Egypte comme contenant les premiers types du beau ar- chitectonique et les premiers elements de l'art en general. L'art egyptien et le gothique sont done en effet places aux deux bouts de la voie parcourue par le genre humain, et l'on ne saurait meconnaitre dans cette identite entre la pensee des commencements de l'homme et celle qui preside a ses destinees finales, un merveilleux cycle embrassant tous les temps accomplis, peut-etre meme tous les temps к venir.

Mais parmi les formes variees dont l'art s'est tour a tour revetu, il en est une surtout qui merite a notre point de vue une mention particuliere, c'est le beffroi gothique, sublime inspiration du christianisme grave et pensif du Nord, ou la pensee tout entiere du principe chretien semble se resumer. Peu de mots suffiront pour vous en faire appre- cier la portee dans la sphere de l'art. Vous savez combien Patmosphere diaphane des contrees du Midi, leur ciel pur et jusqu'a leur vegetation d6coloree contribuent a faire ressortir les monuments de la Grece et de Rome. Ajoutez к cela cette foule de souvenirs charmants qui circulent, se groupent autour d'eux et les environnent de tant de prestiges et d'illusions, et vous aurez les elements dont se compose leur poesie. Mais la tour gothique, qui n'a pour toute his- toire que l'obscure legende contee au coin du feu aux petits enfants par la vieille grand'mSre, toute solitaire, toute triste, n'empruntant rien a ce qui l'entoure, d'ou lui vient sa poesie? Autour d'elle on ne voit que des masures et des nuages, voila tout.

Sa magie est done tout en elle. Ne di- rait-on pas une pensee forte et belle, qui toute seule s'echap- pe vers le ciel; une idee qui n'est pas une idee d'ici-bas, mais une merveilleuse intuition sans cause ni origine sur la terre, qui vous enleve de ce monde et vous porte dans un monde meilleur?

Enfin voici un trait qui achevera d'exprimer notre pen- see. Les colosses du Nil, ainsi que les temples d'Occident, ne nous apparaissent d'abord que comme de simples decorations. On se demande pourquoi tout cela? Mais, si vous у regardez bien, vous trouverez qu'il en est absolument de meme des beautes de la nature. En effet, l'aspect. dela vou- te etoilee, de l'Ocean furieux, de la chaine de montagnes couvertes de glaces eternelles; le palmier de l'Afrique se balangant dans le desert, le chene d'Angleterre se mirant dans le lac; tous les spectacles les plus imposants de la nature, tout comme les objets les plus gracieux, ne font point non plus naitre d'abord aucune idee d'utilite clans l'esprit, ne reveillent au premier moment que des pensees parfaitement desinteressees; l'utilite у est bien, pourtant, mais elle so derobe au premier coup d'oeil pour ne se reveler plus tard qu'a la reflexion. Ainsi l'obelisque, ne projetant pas meme assez d'ombre pour vous abriter un instant contre les ardeurs d'un soleil presque tropical, ne sert de rien, mais il vous fait elever vos regards vers le ciel; ainsi la grande eglise du monde chretien, lorsqu'a l'heure du crepuscule vous vous egarez sous ses voutes immenses et que de pro- fondes tenebres ont deja envahi toute la nef, tandis que les vitraux de la coupole brulent encore des derniers feux du soleil couchant, vous etonne plus qu'elle ne vouscharme par ses dimensions surhumaines; mais ces dimensions vous ap- prennent qu'il fut donne a l'oeuvre de l'homme, pour ho- norer Dieu, de s'elever une fois jusqu'a la grandeur meme de la nature Enfin lorsque par une douce soiree d'ete, cheminant le long de la vallee du Rhin, vous vous appro- chez de l'une de ces antiques cites du moyen age, humble- ment prosternees au pied de leur immense cathedrale, et que le disque de la lune plane deja dans la brume au faite du geant, pourquoi ce geant est-il la devant vous? Mais peut-etre vous inspirera-t-il quelque reverie pieuse en pro- fonde; peut-etre vous prosternerez-vous avec une ferveur nouvelle devant le Dieu de cette poesie puissante; peut- etre enfin un rayon lumineux, parti de la cime du monument, percera-t-il les tenebres qui vous environnent, et, eclairant soudain la voie que vous avez parcourue, effacera-t-il la trace sombre d'une vie d'erreurs et de fautes! Voila pourquoi il est la devant vous, le geant.

Apres cela, allez done voir Paestum et demandez lui aussi des emotions. Voici ce qui vous arrivera: toutes les mollesses, toutes les delices du monde раїеп se revetant de leurs formes les plus seduisantes, soudain surgiront en foule autour de vous et vous enlaceront de leur reseau fantasti- que; tous les souvenirs de vos plus folles joies, de vos empor- tements les plus ardents, se reveilleront en vos sens, et oubli- ant alors vos croyances les plus sinceres, vos convictions les plus intimes, vous adorerez malgre vous, de toutes les fibres de votre etre terrestre, les puissances impures que l'homme encensa si longtemps dans l'ivresse de sa chair et de son ame. C'est que le plus beau temple grec ne nous parle pas du ciel; c'est que le sentiment agreable que nous inspirent ses belles proportions n'est destine qu'a nous faire mieux gouter encore les voluptes de la terre; c'est que les temples des anciens n'etaient guere au fond que de belles habitations qu'ils construisaient pour leurs heros deve- nus dieux, tandis que nos eglises sont de veritables monuments religieux. Aussi je l'avoue, quant a moi, j'ai eprouve mille fois plus de bonheur au pied de la cathedrale de Strasbourg qu'en presence du Pantheon ou meme qu'au milieu de ce Colisee, temoin auguste des deux plus grandes gloires de l'humanite, de Rome souveraine et du christianisme naissant. Madame de Stael a dit quelque part, en parlant de la musique, qu'elle seule etait d'une belle inutilite, et que c'est pour cela qu'elle nous emouvait si profondement. Voila notre pensee exprimee dans l'idiome du genie; nous n'avons fait que signaler ailleurs le meme principe. En resume, ce qu'il у a de certain, c'est que le beau et le bien viennent d'une meme source, qu'ils obeissent a une meme loi, qu'ils ne sont tels que parce qu'ils sont desinteresses, que l'histoire de l'art, enfin, n'est autre chose que l'histoire symbolique de l'humanite.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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