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MEMOIRE AU COMTE BENKENDORF (1832)

Sa Majeste a daigne jeter un coup d'oeil sur le journal dont j'ai ete l'editeur. Elle у a remarque quelques idees qu'elle a jugee condamnables, et elle a trouve toute la tendance du journal telle, que l'autorite ne devait point souf- frir sa publication.

Elle en a ordonne l'interdiction; j'ai encouru le malheur le plus grand que puisse encourir dans une monarchie un sujet fidele et un bon citoyen, celui d'etre fletri dans l'opinion de son souverain. Vous m'avez permis, general, de vous adresser une apologie de mes idees; je profite de cette faveur, avec la soumission profonde due a un arret emane de si haut, et avec confiance dans la justice et la sagesse de mon auguste juge, esperant qu'il con- descendra a prendre connaissance de ma defense. Le crois, general, que je ne puis mieux faire pour demontref combien mes veritable? opinions, j'ose le dire, sont differentes du sens que I'empereur a attache aux termes dont je me suis servi pour les exprimer, qu'en vous soumettant tout l'en- semble de mes opinions sur le sujet que je n'ai fait qu'abor- der dans mon journal.

II fut un temps ou la jeune generation dont je fais par- tie revait pour le pays des reformes, des systemes de gou- vernement semblables a ceux quej'on trouve dans les pays de l'Europe, un ordre de choses caique sur celui de ces pays; en un mot, des constitutions et tout ce qui у a rapport. Plus jeune que les autres, j'ai stiivi le courant, j'ai profes- se les memes sentiments, j'ai desir6 les memes a vantages pour la Russie; heureux de n'avoir fait que partager ces idees, sans chercher, comme eux, a les realiser criminelle- ment, et de ne m'etre point souille comme eux par l'hor- rible rebellion qui a imprimS une tache ineffafable sur le caractere national. Je vous devais d'abord cet aveu, mon general, pour meriter votre confiance; je n'ai pas craint de vous dire ce que je pensais autrefois; l'expose que je vais vous faire de mes opinions presentes vous fera voir que c'est avec une entidre s?curite que j'ai pu le confesser,

L'impulsion donnee a l'esprit national en Russie par Pierre le Grand, et la marche qu'ont suivie tous nos sou- vprains depuis, ont introduit chez nous la civilisation eu- ^орёеппе.

II est naturel que toutes les idees en circulation aans les pays de l'Europe se soient, avec le temps, trans- portees parmi nous, et que nous ayons fini par nous figurer que les institutions politiques de ces pays pouvaient nous servir de modeles, comme leur science nous avait servi d'enseignement; on ne se doutait pas que ces institutions, derivant d'un etat de la societe qui nous est totalement Stranger, ne pouvait avoir rien de commun avec les besoins de notre pays, et toute notre instruction etant puisee dans les ecrivains de l'Europe, tout ce que nous apprenions dan? nos etudes sur les objets de legislation et de politique ve- nant de la meme source, Ton s'habitua naturellement h envisager parmi nou3 les gouvernements les plus parfaits de l'Europe comme contenant les regies et les principes de tout gouvernement en general. Nos souverains non seu- lement ne se sont pas opposes a cette direction des idees. mais ils l'ont favorisee. Le gouvernement ignorait aussi bien que la nation combien notre developpement historique avait ete different de celui de l'Europe, et combien par consequent les theories politiques qui ont cours chez eux sont opposees aux exigences d'une grande nation qui s'est; faite elle-meme, et qui ne saurait se rSduire au role subal- terne de satellite dans le systeme du monde social, sans perdre tous les elements de force et de vitality qui font l'existence des peuples* J'ose affirmer, general, qu'il n'y a plus aujourd'hui chez nous un seul homme reflechi qui ne soit convaincu que ce role est celui qui nous convient le moins. — Quant a moi, void ma pensee enttere.— Quel que soit le merite reel des differentes legislations de l'Europe comme toutes les formes sociales у sont les resultats necessaires d'une foule d'antecedents auxquels nous sommes restes etrangers, elles ne sauraient nous convenir en aucune fa^on. De plus, etant dans notre civilisation beaucoup en arriere de l'Europe, et ayant encore dans nos propres institutions une infinite de choses qui repoussent manifeste- ment toute imitation de celles de l'Europe, nous ne devons songer qu'a tirer de notre propre fonds les biens dont nous sommes appeles a jouir un jour, Avant tout, c'est une instruction classique serieuse et forte, que nous devons chercher a nous donner; une instruction qui ne soit pas emprun- tee aux superficies de la civilisation, que l'on trouve aujourd'hui en Europe, mais plutot a celle qui precamp;la celle-cif et qui a produit tout ce qu'il у a de vraiment bon dans la civilisation actuelle.
Voila ce que je desire premierement pour mon pays, Je desire ensuite l'affranchissement de nos serfs, parce que je crois que c'est la condition necessaire de tout progres ulterieur chez nous, et surtout de tout progres moral, Je crois que tous les changements que le gouvernement voudrait introduire aujourd'hui dans nos lois ne porterai- ent aucun fruit tant que nous serons sous l'influence des impressions que laisse en nos esprits le spectacle de l'esclavage qui nous entoure des notre enfance, et qu'il n'y a que son abolition graduelle qui puisse nous rendre capables de profiter des autres reformes que nos souverains, dans leur sagesse, jugeront a propos de faire un jour. Je crois que Г execution des lois, quelque sages qu'elles soient, ne pour- ra jamais remplir l'intention du legislateur, tant qu'elle ne sera confiee qu'a des hommes qui sucent avec le lait de leur nourrices toutes les idees possibles d'iniquite, et tant que nos administrations ne seront rcrnplies que par des sujets familiarises des le berceau avec toutes les sortes d'injustices. Enfin je desire pour mon pays que le sentiment religieux s'y reveille, que la religion sorte de la lethar- gie ou elle est plongee aujourd'hui. Je pense que les lumieres que nous envions aux autres peuples n'ont ete ailleurs que le fruit de l'influence qu'y cnt exercee les ideesreligi- euses; que so sont elles qui у ont donne a la pensee cette energie et cette f?condite qui l'ont fait monter a la hauteur ou elle est parvenue, et qu'aujourd'hui meme ce sont elles qui tireront l'Europe de la funeste tourmente qui 1'agite. Je ne con^ois pas d'autre civilisation qu'une civilisation chretienne: c'est, je crois, ce que l'on a pu voir dans l'ar- ticle qui m'a attire le malheur de la reprobation souveraine. Et je vois avec une indicible douleur que la religion, chez nous, est sans nulle action. Je fais, dans le secret de mon coeur, des voeux ardents pour qu'elle se ranime parmi nous. Et si je pensais que la voix d'un obscur sujet avait droit de monter jusqu'au pied du trone, et que je pouvais, sans une extreme temerite, moi, condamne au silence a cette heure meme par une autorite sacree, у porter ces voeux, oui, j'aurais implore notre auguste prince avec tout le zele d'une profonde conviction; qu'il abaisse ses regards sur l'etat affligeant de la religion dans notre pays, qu'il cherche a rallumer avec la flamme qui brule en son coeur le feu eteint dans le coeur de ses sujets.

Jugez maintenant vous-meme, general, s'il est possible qu'en parlant de civilisation et de raison, j'aie pu entendre liberte et constitution? Se peut-il que moi, qui suis si fer- mement persuade que ce n'est que dans la tranquillite et dans le recueillement d'un travail intellectuel profondement reflechi que nous pouvons trouver ce qui nous manque encore, et qui suis convaincu que c'est seulement a l'ombre d'un pouvoir tut?laire, qui nous garantirait des agitations qui remuent a present si violemment l'Europe, que nous pouvons esperer regagner le temps perdu pour notre avan- cement moral, que moi j'aie voulu cacher sous le voile de la pensee calme de la philosophie la pensee turbulente des demagogues? Ma revue ne devait etre qu'une oeuvre pure- ment litteraire. Je me suis servi du langage usite en pareil- le matiere. Pour un ecrivain qui debute dans la carriere litteraire, le premier souci naturellement est celui de se faire lire; or, qui est-ce qui m'aurait lu, general, si j'avais parle un langage dont j'aurais eu seul la clef? S'il me fal- lait aujourd'hui avouer la presomptueuse intention d'avoir voulu agir d'une maniere quelconque sur l'esprit de mes compatriotes, je dirais que je desirais leur donner le gout de la litterature philosophique, et les porter ainsi aux etudes fondamentales que les autres peuples de l'Europe ont deja faites, et que nous n'avons pas faites encore. Ce n'est point) avec l'Europe politique, mais avec l'Europe m6ditante quo je voulais nous mettre en relation plus intime; et c'est encore, je crois, ce quele premier cahier de ma revue faisait bien voir. S'il m'avait et6 permis de continuer, j'aurais tache de faire comprendre a mes lecteurs qu'il n'y a point pour nous d'autre politique que la science; que sans certain- es lumieres pr6alables, les mesures les plus sages et les plus bienveillantes du gouvernement seront toujours im- praticables; et les meilleurs intentions du prince se trouve- ront paralysees dans ГехёсиНоп, J'aurais tach6 ensuite de leur faire concevoir que ce qu'il nous importe le plus, c'est de nous rendre bien compte a nous-memes de notre etat social, afin de savoir ou nous en sommes vis-a-vis de l'Europe; car ce n'est qu'ainsi que nous saurons ce qu'il nous convient d'emprunter a l'Europe et ce qui doit nous rester etranger.

Voila, general, quelle devait etre la tendance de ma revue. Meconnu malheureusement par l'em- pereur dans mes intentions les plus pures, j'aurais subi en silence la peine qui m'a ёЫ imposee, si vous ne m'aviez convi6 a articuler un mot pour ma justification. Puisqu'il m'a ete accorde de le faire, je dois dire tout ce que me sug- gerera le sentiment douloureux de passer aupres de Sa Majeste pour un esprit mal penscant.

Au moment done ou les tristes resullats de l'esprit de desordre se manifestent d'une maniere si deplorable parmi les peuples plus avances que nous, mais qui ne doivent leur progres qu'a des temps ou 1'intelligence murissait dans la paix et la securite; comment un homme, chez nous, qui aime son pays, qui est jaloux de sa prosperite, ne de- sirerait-il pas que l'ordre et la tranquillile s'y maintien- nent? Comment, s'il a fait une etude tant soit peu appro- fondie de l'histoire nationale, et s'il a reflechi sur les dif- ferentes situations que les nations occupent dans l'ordre general, ne verrait-il pas a present que ce que reclame la societe ici est tout autre chose que ce qu'elle reclame ailleurs? Ensuite il faudrait etre aujourd'hui etrangement aveugle pour no pas reconnaitre qu'il n'y a pas de pays ou les souve- rains aient tant fait pour le progres des lumieres et le bien des peuples que la Russie; et que toute notre civilisation, tout ce que nous sommes, nous le devons a nos monarques; que partout les gouvernements ont suivi I'impulsion que leur donnaient les peuples et la suivent encore, tandis que chez nous le gouvernement a toujours ete en avant de la nation, et que c'est de lui que provenait le mouvement. Avant tout done, un sentiment de confiance et de gratitude en vers ses princes doit animer le coeur d'un Russe; et c'est cette conscience du bien qu'ils nous ont fait qui doit nous guider dans notre vie commune. Vayant comment ils ont rempli leur haute mission, nous devons nous reposer sur eux de l'avenir du pays, et en attendant travailler en silence sur nous-memes; mais surtout il faut que nous tachions de nous donner la morale publique qui nous manque encore.

Si nous parvenons a l'etablir sur une base religieuse, comme elle l'a ete primitivement dans tous les pays du monde chretien, et a reconstruire toute notre civilisation sur ce fonds nouveau, nous nous trouverons alors dans les veri- tables voies dans lesquelles l'humanite marche a l'accom- plissement de ses destinees. II est clair que tout cela ne doit s'operer que dans la sphere intellectuelle, et que la politique n'y a rien a faire. Et que nous importe ce qui se passe aujourd'hui a la surface de la societe europeenne? Qu'avons- nous done a demeler avec cette Europe nouvelle, si doulou- reusement travaillee par un enfantement dont elle ne sait es rendre compte elle-meme? C'est, comme je le disais, dans la vieille Europe ou de si grandes choses se sont faites, auxquelles nous n'avons pas participe, ou tant de grandes pensees se sont produites, qui ne sont pas venues jusqu'd nous, que nous devons chercher nos lemons. L'article de la revue dans lequel j'ai tache de caracteriser le trait philosophique du siecle ne devait servir que de preface au de- veloppement de ces idees. L'empereur., au milieu de ses hautes preoccupations, n'a pu sans doute preter qu'une attention fugitive a ce morceau, et le sujet soumis et raison- nable sait dument apprecier cet effet de l'elevation ou est place le monarque pour le bien des petiplcs, et s'y re- signer de bonne foi. Mais j'ose croire, general, que si Sa Majeste avait daigne donner plus de temps a sa lecture, elle n'y aurait rien trouve qui put justement motiver le jugement severe qu'elle en a porte, et qu'elle n'y aurait que le raisonnement indispensable qui devait introduire le lecteur a des considerations plus etendues. En retraganfi l'histoire de la raison philosophique dans ces derniers temps, j'avais essaye de montrer que l'esprit humain, apres avoir ete detourne de ses voies legitimes par la philosophie absurde et impie du dix-huitieme siecle, etait enfin revenu a une pensee plus sage; qu'aujourd'hui la religion avait repris tous ses droits dans le domaine cle la philosophie, et que la science etait devenue aussi sobre et mode- ree qu'elle avait ete naguere audacieuse et passionnee, J'avoue que jo ne pouvais m'imaginer quo ces idees-la, ni celles que je nourissais encore dans ma pensee pour les produire plus tard, pouvaient deplaire a l'autorite; je croy- ais au contraire qu'elles etaient parfaitement d'accord avec la pensee meme du gouvernement, et qu'elles ne pouvaient que seconder Taction bienfaisante que lui-meme vomlaifi exercer sur les esprits. J'avoue meme que je pensais qu'en se repandant elles ne seraient pas sans fruit, surtout pour cette portion de notre public litt?raire qui est encore a la remorque du siecle pass6. Je ne pouvais non plus me figu- rer que l'on pourrait trouver un lien entre mes opinions et les opinions politiques du temps. N'ayant pas a traiter la question politique, je n'avais rien a dire sur les evene- ments recents de l'Europe; autrement il m'eut ete facile de prouver que c'est justement parce que les peuples m6- connaissaient encore ce retour de la science a des conceptions plus justes, et que ces conceptions ne sont point encore descendues de la region abstraite dans celles ou vivent les masses, que ces dernieres courent dans la direction mauvaise qui leur a ete imprimee dans le siecle precedent. J'avais deja caracterise le principe revolutionnaire comme un principe de destruction et de sang, et j'avais, en passant, fait connaitre mes sentiments politiques en remar- quant la grossiere maniere de concevoir les mots de liber- te, de raison et d'liumanite dans la revolution fran^aise. Cela aurait pu, je crois, suffire pour me mettre a l'abri des imputations qui m'ont ete faites. Mais quoi qu'il en soit, a present, mon general, que je vous ai soumis toutes mes opinions, et je crois l'avoir fait avec toute la candeur et toute la sincerite de la bonne foi; puis-je esperer que je ne serai plus compte au nombre de ces esprits futiles et brouillons qui ne savent comment les peuples peuvent avancer autrement qu'a force de bouleversements, ni sepa- rer les destinees d'un peuple nouveau appele a remplir un avenir immense, d'avec les destinees de ces vieilles socie- tes qui ne font plus qu'achever peniblement leur longue carriere? Puis-je esperer que cet arret rigoureux qui me signale comme un ecrivain dont le langage ne pouvait etre souffert sera revoque un jour, et qu'il me sera permis de continuer l'humble route ou, loin de vouloir jamais entra- ver les vues du gouvernement, je pensais au contraire le servir selon mes faibles capacites? Je ne puis douter de la justice de mon souverain; je ne puis croire que s'il a trouve dans l'expression de mes opinions quelque chose d'incon- venant qui meritat une correction, a cette heure il puisse faire peser encore sur moi le poids accablant de son animadversion. Je penserais, au contraire, meconnaitre l'ame genereuse de Sa Majeste et cette bienveillante protection qu'elle accorde aux lettres, si je me refusais encore a l'es- poir d'obtenir la liberte de reprendre la plume.—- Et vous, mon general, qui avez bien voulu me tendre la main avec tant de bonte, veuillez agreer ma profonde et vive reconnaissance.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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