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«L'UNIVERS» 15 JANVIER 1854

Les Russes ne cessent de nous reprocher notre ignorance dans tout ce qui touche h leur pays. C'est fort bien et nous avouerons volontiers que nous ne connaissons guere mieux leur vaste empire que celui des Birmans, bien qu'il soit situe amp; nos portes; nous conviendrons meme,; si l'on veut,; qu'il n'existe pas de peuple au monde qui nous soit moins connu que le peuple russe.

Mais, je vous le demande, comment arrive-t-on a bien connaitre un peuple, soit qu'il demeure encore sur la scene du monde, ou qu'il en soit des- cendu, n'importe? N'est-ce pas en l'etudiant dans ses monuments, dans ses ecrivains, en l'interrogeant lui-meme sur les choses qui constituent sa nature particuliere, qui le distinguent des autres nations du monde? Or, ou sont les monuments du peuple russe, ou sont ses ecrivains, qui nous revelera le trait distinctif de ce peuple etabli entre TOrient et l'Occident, et les menagant, nous dit-on, l'un et l'autre, de ses aspirations ambitieuses? Les Russes s'ima- ginent-ils, par hasard, qu'il suffit de 1'immense etendue d'un pays pour en faire une branche interessante de la connaissance humaine, pour nous donner 1'envie de connaitre la langue, les lois, l'etat social des tribus qui l'habitent? Pure illusion de la vanite nationale dont la science ne saurait tenir compte que pour Tenregistrer parmi les egare- ments des peuples destines a servir d'enseignement aux generations a venir.

Qu'est-ce done que la Russie pour nous? Un fait, rien que cela,t un fait tout nu, qui tend a se derouler sur la carte du globe en proportions de jour en jour plus gigainesques, qu'il faut, par consequent, empecher s'il se peut de grandir outre mesure^ d'empieter sur le vieux monde civilise, he- ritiec* depositaire et gardien de toutes les civilisations an- terieuresj у compris celle-lamp; meme d'ou la Russie tira na- guere ses premieres lumieres et le culte pompeux et sterile ou elle demeure enfermee.

Que voulez-vous qu'on etudie la? Une page de geogra- |gt;hie, voild tout, pour savoir a quoi nous en lenir sur cette puissance plus imaginaire peut-etre que reelle. Tout le monde, d'ailleurs, ne sait-il pas que la Russie ne doit une grande partie de sa force qu'amp; la civilisation dont elle ne profita isi bien precisement que parce qu'elle n'en posse- dait point d'autres? Or, cette civilisation, ses formes, ses procedes2 ses resultatsj nous sont parfaitement coimus1 il n'y a done rien la a apprendre. Tout le monde sait aussi que^ privee des lumieres de Г Occident, elle serait de venue la proie de Tun ou de l'autre de ses belliqueux voisins, plus avances qu'elle dans les arts de la guerre. Si elle fut arri- vee к son etat actuel par l'effet de son developpement interne* si elle eut tire son importance politique de sa propre nature,* e'eut ete tout autre chose; chacun, le monde civilise tout entierj, eussent sans doute desire alors s'enquerir de cette nature feconde et puissante,; des elements dont elle se compose1 du caractere qu'elle imprima a des populations nombreuses et intelligentes, des phases diverses qu'elle leur fit secoua elle-meme tout ce qui constituait sa physi- onomie particuliere, reconnaissant apparemment l'insuffi- sance de son element national, puis se revetit des formes de la civilisation moderne. C'est de ce jour-la seulement qu'elle devint puissante et que l'Europe tourna vers elle ses regards inquiets non comme sur un nouvel objet d'etude ou de meditation^ mais tout simplement comme sur un fait politique qu'il fallut surveiller pour ne pas en etre absorbe,

II est, je le sais, bon nombre de Russes aujourd'hui^ et nous en connaissons plusieurs a Paris meme, qui preten- dent que la Russie subit malgre elle la reforme de Pierre le Grand; mais, patriotes maiadroitsA en attribuant к la volonte energique d'un seul homme1 fut-il le plus grand des mortels, une revolution qui de leur propre aveu transforma leur pays de fond en comblet que font-ilSj je vous le deman- de, sinon fletrir leur nation au lieu de l'absoudre? Aussi telle n'est point, tant s'en faut, l'opinion de la majorite des Russes non fanatises par les utopies retrospectives de leur nouvelle ecole nationale.

Que penseriez-vous^ en effet, d'une nation qui se laisserait d'abord ravir tout le fruit de son histoire par le caprice fantastique de l'un de ses souverains^ puis, lorsque la providence elle-meme serablait se charger du soin de lui faciliter le retour aux traditions venerees de ses pereSj en lui accordant successivement quatre reg- nes de femmes — et de quelles femmeSi bon Dieu, l'opprobre de leur sexe! — mieux que cela, tout un siecle de revolutions pretoriennes, demeurerait impassible dans le moule nou- veau ou elle se trouvait jetee malgre elle? Eh bienA telle est pourtant l'idee que ces bons Russes de la nouvelle ecole si jalouse de la gloire de la Russie se forment deleur nation.

Heureusement pour l'honneur de l'espece humaine, les choses se passeient tout autrement, Pierre le Grand ae fit que continuer uue revolution dont nous decouvrons pour ainsi dire l'origine des les premieres pages de Г histoire de la Russie. II ne reforma que ce qui n'existait plus que nominalement; il n'abolit que ce qui ne pouvait plus durer; il n'etablit que ce qui etait en train de s'etablir de soi-meme; il n'accomplit que ce que ses predecesseurs avaient deja tente d'accomplir avant lui. Voila, selon nous, la seule maniere rationelle de nous rendre compte de sa fameuse reforme et de Taccueil que lui fit le peuple russe. Mais si l'on vient h songer que toute l'histoire de ce peuple ne se compose au fond que d'une serie dedications successives en faveur de ses princes, qu'il debuta dans sa oarriere historique par se livrer a une poignee d'aventuriers scandinaves invites par lui-meme a venir le gouverner, qu'il alia ensuite chercher une religion parmi les peuples etrangers, qu'il emprunta plus tard aux sau- vages conquerants de son pays leurs plus odieux usages, qu'il ne cessa enfin de subir toutes sortes d'influences exterieures, on trouvera, sans doute, le grand acte de sou- mission qui l'initia a notre civilisation et l'introduisit dans notre systeme politique encore plus naturel, et l'on ne s'eton- nera plus de voir les anciens possesseurs de cette civilisation, de ce systeme politique, attacher si peu d'interet amp; l'6tude de son etat social.

Toutefois le moment est arrive ou notre ignorance amp; l'endroit de la Russie ne saurait plus durer sans porter prejudice a notre securite. II faut enfin que nous cherchions serieusement a nous rendre compte du principe qui pousse cet immense empire hors de ses limites et lui fait exercer une pressiou redoutable sur le reste du monde, pression que nous considerames trop longtemps comme l'effet d'une politique ambitieuse, d'un systeme profondement combine et qui n'est, comme on va le voir tout a l'heure, que le resultat fort naturel de plusieurs causes d'un caractere tout different. Mais quoi qu'il en soit, phenomene, politique, moral ou geographique, n'importe, nous ne saurions plus desormais nous empecher de nous livrer a une etude approfondie de ce phenomene quel qu'il soit, de tacher de prouver a la Russie elle-meme, s'il se peut, qu'elle marche a sa perte toutes les fois qn'elle se met en contradiction directe avec les vieilles races civilisees, plus puissantes mille fois par le long et laborieux travail de leur intelligence, par l'exercice fcontinu et perseverant de leurs facul- tes que par leurs forces materielles, a qui elle-meme elle doit tout et jusqu'a ce sentiment de nationality exclusive dont elle s'arme aujourd'hui contre nous et se pare avec orgueil.

11 ne faut pas s'imaginer d'ailleurs que ce soit la une tache herissee de difficultes extraordinaires: il n'en est rien. II suffit d'avoir pass6 quelques annees parmi les Russes pour demeurer convaincu que dans les conditions que leur cria le gouvernement dont ils se sont pourvus, l'etranger eclaire et impartial, malgre l'insuffisance des materiaux offerts a ses investigations, possedo dans le fait non seulemont plus de moyens d'apprecier leur etat social qu'il peut encore sans trop de presomption se charger du soin de les eclairer sur les voies ou ils se trouvent engages.

Deux elements apparaissent d'abord dans l'histoire de Russie, l'element geographique signale deja par nous et l'element religieux; puis vient s'y ajouter un troisieme, le servage des populations rurales.

Nous nous arreterons principalement sur ce dernier, parce qu'il resulto selon nous des deux autres et les resume parfaitement; mais, avant de passer outre, nous observerons que jusqu'au jour de la reforme do Pierre le Grand les Russes ne connurent point d'autre precepteur que leur eglise, que par consequent tout le developpement moral de ce grand peuple avant cette epoque, quel qu' il fut, lui appartient de droit a elle seule.

Tout le monde sait que le servage existe en Russie, mais on est fort loin de connaitre sa veritable nature, son role, son importance dans l'ordre social de ce pays. On commettrait, par exemple, une grande erreur si l'on allait so figurer que son action ne s'y exerce que sur cette portion infortuney de la nation qui en subit le poids oppressif: c'est tout au contraire son influence sur les classes qui en profitent qu'il faut surtout etudier si l'on veut se rendre compte de ses effets les plus deplorables. Grage a ses croy- ances yminemraent ascetiques, grage au temperament de sa race? peu soucieux d'un mieux incertain, gra$e enfin aux espaces qui le separent fort souvent de son maitre, le serf russe, il faut le dire, n'est point aussi a plaindre qu'on pourrait le croire* La situation actuelle n'est, d'ailleurs qu'une suite naturelle de sa situation anterieure; ce n'est point la violence qui le reduisit a la servitude, o' st la marche logique des choses, se deroulant du fond de sa vie intime, de ses sentiments religieux, de sa nature. En vou- lez-vous une preuve? Voyez Г homme libre en Russie: nulle difference apparente entre lui et le serf. II у a meme, je trouve, dans Гаіг resigne de ce dernier quelque chose de plus digne, de plus repose que dans le regard vague et sou- cieux de Г autre.

C'est qu'en effet, par son origine ainsi que par son caractere particulier, l'esclavage russe offre un fait unique dans le monde, sans precedent dans l'histoire, sans rien qui lui soit analogue dans l'etat actuel de la societe humaine. Constitue comme il le fut chez les peuples de l'antiquite, comme il l'est de nos jours aux Etats-Unis de l'Ameri- que, il n'eut eu d'autre effet que celui qui resulte naturel- lement de cette detestable institution, misere de l'esclave, corruption du maitre: or, Taction de l'esclavage en Russie est autrement vaste.

Nous venons de l'observer, tout esc- lave qu'il est dans toute la force du terme, le serf russe n'en porte point cependant la marque sur sa personne; il n'est point separe des autres classes de la societe ni par les moeurs, ni par l'opinion publique, ni par la difference de race; dans la maison de son maitre il partage le travail journalier de l'homme libre, dans les campagnes il vit entremeie avec les paysans des communes libres; partout il se trouve confondu avec les sujets libres de l'empire, sans nulle distinction apparente. Eh bien! C'est precis6- ment dans cette confusion bizarre des instincts les plus opposes de la nature humaine que se trouve selon nous la source de la degradation generale du peuple russe, c'est pour cela que tout porte en Russie le cachet de la servitude, moeurs, tendances, instruction et jusqu'a la liberte meme, autant du moins qu'il en peut exister dans ce pays 1 .

II ne faut pas oublier une chose, c'est que, comparati- vement a la Russie, l'Europe tout entiere est ІіЬбг.аІе,— rois, cabinets et peuples. Comment voulez-vous done qu'elle eprouve une veritable sympathie pour la Russie? C'est l'antagonisme naturel de la lumiere avec les tenebres. Ce qui au moment ou nous sommes, ajoute a l'animosite

1 Tout ce paragraph©, ainsi que majeure partie du precedent (a partir de «On commettrait, par exemple, une grande erreur si Гоп allait se figurer...»), reprend litt^ralement un autre texte inedit de Caadaev qui figure parmi leg..«Fragments et pensees diverses. 1828— І830», texte que Гоп se propose de publier ulterieurement.

des peuples de l'Europe contre la Russie, c'est que non contente de faire partie du systeme politique de l'Europe a titre de puissance, la Russie pretend aujourd'hui se poser parmi les peuples civilises comme un pays mieux civilise que les autres, se prevalant du repos qu'elle conserva pendant la crise recente traversee par l'Europe* Remarquez que ce n'est plus le gouvernement russe qui exprime seul ses pretentions, mais le pays tout entier. Au lieu de disciples do- ciles et soumis que nous etions auparavant, nous voila devenus les maitres de ceux qui hier encore furent les notres. Voila toute la question d'Orient, reduite к sa plus simple expression. Une occasion s'est offerte, l'Europe

l'a saisie aux cheveux pour nous humilier, voila tout,

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En parlant de la Russie on croit toujours parler d'une puissance comme une autre: mais ce n'est pas du tout cela* La Russie est tout un monde obeissant a la volonte, au caprice, a la fantaisie d'un seul homme, qu'il s'appelle Pierre ou Jean, n'importe, c'est toujorus une incarnation de l'arbitraire. La Russie est un pays qui, contrairement a toutes les lois des societes humaines, n'avance que vers son propre asservissement et celui des peuples qui 1'avoi- sinent. C'est done autant dans son propre interet que dans celui des autres nations qu'il serait utile de lui faire prendre une voie nouvelle.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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