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LETTRE VIII

Oui, Madame, le temps est venu de parler le langage de la simple raison. II ne s'agit plus de foi aveugle, de croy- ance du coeur; il faut s'adresser directement a la pensee- Le sentiment ne saurait plus se faire jour a travers cette foule de besoins factices, d'int?rets violents, de preoccupations inquietes, qui envahissent la vie.
En France, en Angleterre, l'existence est devenue trop compliquee, trop interessee, trop personnelle; en Allemagne, elle est trop abstraite, trop excentrique, pour que les puissances du coeur у puissent produire leur effet legitime. Le reste du monde, pour le moment, ne compte pas. II faut chercher aujourd'hui a tout reduire, s'il se peut, a un probleme de probabilites, dont la solution serait au niveau de toutes les intelligences, s'accorderait avec toutes les humeurs, ne blesserait aucun des interets presents, et emporterait ainsi les esprits les plus rebelles.

Ce n'est pas a dire que les choses du sentiment soient a jamais exclues du monde intellectuel. A Dieu ne plaise! Leur tour reviendra. Elles reparaitront alors plus puissantes, plus larges, plus pures que jamais. Je ne doute pas que ce moment n'arrive bientot. Mais aujourd'hui, dans le present actuel, a elles n'est pas donne de mouvoir les ames. II est tres important de se remplir de cette conscience. Si un cer- tainreveil des vives capacites de la jeunesse du genre humain se fait apercevoir en ce moment, ce n'est que l'aurore d'un beau jour; la campagne est encore toute couverte des ombres du crepuscule, quelques sommites seulement commencent a se colorer des premiers feux du jour naissant.

Les preuves materielles de la verite sont completes, pour qui se soucie de la verite. Vous savez, Madame, ce que j'en- tends par preuves materielles de la verite? La masse des faits historiques, dument analyses» II faut a cette heure les resu- mer en un cadre systematique et populaire, les formuler de fagon a ce qu'ils fassent impression sur les esprits les plus froids au bien, les plus fermes au vrai, ou qui se debattent encore dans le temps passe, dans ce temps qui est fini pour le monde, et qui certainement ne reviendra plus pour le monde, mais qui dure encore pour ces coeurs lents, pour ces ames trainantes qui ne devinent jamais le jour d'aujourd'hui, qui se tiennent toujours dans le jour d'hier.

La demonstration finale doit se tirer de Tidee generale de l'histoire. Et cette idee ne doit etre dorenavant que l'idee d'une haute psychologie concevant, une fois pour toutes, l'etre humain comme l'etre intelligent abstrait, jamais comme l'etre individuel et personnel, circonscrit dans le moment present, ephemere insecte qu'un meme jour voit naitre et mourir, et qui ne se lie a l'ensemble des choses que par la loi de generation et de pourriture. II faut done montrer ce qui fait reellement subsister le genre humain; il faut decouvrir a tous les yeux la realite mysterieuse qui se cache au fond de la nature intellectuelle et qui n'est visible encore qu'a l'oeil eclaire par quelque lumiere singuliere. Pourvu que Гоп ne soit ni trop exclusif, ni trop reveur, ni trop symetrique; pourvu surtout que l'on ne parle au siecle que le langage du siecle, et non plus la langue vieillie du dogme, devenue inintelligible; on у parviendra, nul doute, aujourd'hui que la raison, la science, et l'art meme, semblent se precipiter avec passion, comme a la grande epoque du Sauveur, au- devant d'un nouveau cataclysme moral.

Je vous ai si souvent parle de l'influence que la verite chre- tienne a exercee sur la societe. Je ne vous ai pas dit tout. On ne le croirait pas, cela est certain pourtant, c'est la une matiere toute neuve. On apprecie assez bien Taction morale du christianisme; mais quant a son action proprement intellectuelle, a sa puissance logique, a peine si Ton s'en doute#

On n'a rien dit encore de la part qu'il a eue dans le develop- pement et dans la formation de la pensee moderne. On ne sait pas que tout notre argument est Chretien; on se croit encore dans les categories et dans le syllogisme d'Aristote. C'est que les longues palinodies des philosophes et des sectaires sur les pretendus ages de superstition, d'ignorance et de fanatisme, ont fait perdre totalement de vue les effets salutaires de la religion. Si bien que, lorsque la fievre de l'incredulite fut passee, les esprits les plus justes et les plus soumis se trou- verent depayses sur leur propre terrain et eurent grand-peine a reinettre chaque chose a sa place dans leur idee.

II est vrai aussi que I'etude du fait purement humain n'a pas pour ces esprits tout l'interet qu'il aurait du avoir. Ils le negligent trop. Et, habituee qu'ils sont a ne regarder que Taction surhumaine, ils ne voient pas ce qu'il у a dans le monde de forces naturelles; de sorte que l'economie materielle de l'intelligence leur echappe presque entierement. Mais il est temps que la raison moderne sache enfin que toute sa vertu, elle la doit au christianisme. II est temps qu'elle apprenne que ce n'est qu'au moyen des instruments extraordinaires que lui a fournis l'idee revelee, et de la vive clarte qu'elle a su repand- re sur tous les objets de la reflexion humaine, que s'est elev? l'imposant edifice de la science nouvelle. II faut que cette superbe science congoive enfin elle-meme qu'elle n'est montee si haut que grace a la regie severe, au principe fixe, et surtout a cet instinct, a cette passion de verite qu'elle a trouves [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡]dans les doctrines du Christ.

Heureusement nous ne sommes plus au temps ou l'on prenait les entetements de parti pour des convictions, les coleres de secte pour de la ferveur. On peut done esperer de s'entendre. Mais vous pensez bien que ce n'est point a la verite a faire des concessions. Et ce n'est pas affaire d'eti- quette: pour l'autorite legitime, ceder c'est abdiquer tout pouvoir, toute action, c'est s'aneantir. Ilnes'agit pas de prestige, d'un effet exterieur quelconque. Tout prestige est a jamais dissipe, toute illusion est a jamais manquee. II s'agit d'une chose tres reelle, plus reelle qu'on ne saurait le dire. C'est l'existence ecoulee qui garantit 1'existence future: telle est la loi de la vie. Annihiler son passe, c'est s'enle- ver son avenir. Mais, par exemple, les trois cents ans de duree que compte la grande erreur chretienne ne font point un

Bouvenir que Г011 ne puisse effacer a volonte. Aux gens du schisme done il ne tient qu'a se construire tel avenir qu'ils veuillent. La vieille communaute n'a respire, des le commencement, que d'esperances et de foi en ses destinees promises, tandis qu'eux, ils ont vecu jusqu'a cette heure sans nulle idee d'avenir.

Mais, d'abord, il est un point essentiel, qu'il faut eclair- qir avant tout. Parmi les choses qui contribuent a conserver la verite sur la terre, il est certain que le code sacre de la raison nouvelle est l'une des plus efficaces. Une veneration machinale s'attache naturellement au livre qui contient le document authentique de l'etablissement du nouvel ordre de choses. La parole ecrite ne s'en va pas comme la parole articulee. Elle fait violence a l'esprit. Elle le soumet rigou- reusement par sa fixite et par sa longue consecration. Mais, en meme temps, elle l'immobilise en le codifiant, elle le comprime en le resserrant dans la borne etroite de 1'Ecriture, et l'enchaine de toutes les manieres. Rien n'arrete la pensee religieuse dans son elan sublime, dans son progres infini, autant que le livre; rien ne l'empeche autant de s'etablir dans l'esprit humain d'une fagon parfaitement decisive. Tout se fonde aujourd'hui dans l'ordre religieux sur la lettre, et la voix meme de la raison incarnee reste muette. Les chaires de verite ne retentissent plus que de mots sans volonte, sans autorite. La predication n'est plus qu'une chose inci- dente dans 1'oeuvre du bien. Mais enfin, il faut bien en convener, le discours qui nous a ete transmis par la lettre ne s'adressait, comme de raison, qu'aux presents, qu'a ceux qui l'ouYesaient. II ne saurait done etre egalement intelligible aux hommes de tous les temps, de tous les lieux. Necessairement il doit etre empreint d'une certaine couleur locale, contemporaine, qui l'enferme dans une sphere d'ou on ne peut le faire sortir qu'au moyen d'une interpretation plus ou moins arbitraire et tout humaine. Comment voulez- vous done que cette vieille parole parle au monde toujours avec la meme puissance, comme a l'epoque ou elle etait le veritable langage du temps, la force reelle du moment? Ne faut-il pas au monde une voix nouvelle, selon le cours des choses, dont les sons ne soient etrangers к aucune oreille, qui vibre egalement sur tous les points de la terre, dont les echos du siecle se saisissent a l'envi pour la porter d'un bout de l'univers a 1'autre 2?

rLe manuscrit porte un point d'exclamation.

Le verbe, la раґоіе qui s'adresse a tous les siecles, ce n'est point le discours du Sauveur seulement, c'est sa figure celeste tout entiere, ceinte de son aureole, couverte de son sang, suspendue a sa croix, telle enfin que Dieu Г a mise une fois dans le souvenir humain. Lorsque le fils de Dieu disait qu'il enverrait l'esprit aux hommes, et que lui-meme serait au milieu d'eux eternellement, croyez-vous qu'il songeait a ce livre que l'on a fait apres sa mort, ou l'on a raconte, tant bien que mal, sa vie et ses discours et recueilli quel- ques-uns des ecrits de ses disciples? Croyez-vous qu'il pensait que ce serait ce livre qui perpetuerait sa doctrine sur la terre? Certainement, telle n'etait pas sa pensee. Mais il voulait dire qu'il viendrait apres lui des hommes qui s'absorberaient si bien dans la contemplation et dans l'etude de ses perfections, qui se rempliraient tellement de sa doctrine et de la legon de sa vie qu'ils ne feraient moralement qu'un avec lui; que ces hommes, se succedant a travers tous les ages futurs, se transmettraient de main en main toute son idee, tout son etre: voila ce qu'il voulait dire, et voila ce que l'on ne comprend pas. On croit trouver son heritage entier dans ces pages que tant d'interpretations diverses ont tant} de fois defigurees, ont fait plier tant de fois a leurs fantai- sies *.

On s'imagine qu'il suffit de disperser ce livre par toute la terre pour convertir toute la terre: pauvre idee, dont se nourissent passionnement les refractaires! C'est en des hommes faits comme nous, faits comme lui, que demeure sa divine raison, non dans le volume fabrique par l'Eglise, Et c'est pourquoi justement l'attachement obstine des gens de la tradition au singulier dogme de la presence reelle du corps dans l'Eucharistie, ce culte hyperbolique qu'ils rendent au corps du Sauveur, sont si admirables. Rien ne fait mieux concevoir que cela d'ou se tire la verite chretienne: rien ne fait mieux voir comme il est necessaire de chercher, par tous les moyens possibles, a realiser au milieu de nous la presence materielle de l'homme-Dieu; d'evoquer sans cesse son image corporelle, afin cTavoir cette image formidable toujours en face de nous, type et enseignement eternels de la nouvelle humanite.

Chose bien digne, je trouve, d'etre meditee! Cette etrange doctrine de l'Eucharistie, objet de derision, objet de mepris, livree par tant de faces a la mal- veillance de Г argument humain, malgre cela se conserve toujours dans quelques tetes, inviolable et pure! Pourquoi? Ne serait-ce pas pour servir un jour d'element d'union entre les differents systemes Chretiens? Ne serait-ce pas pour faire jaillir un jour sur le monde quelque lumiere nouvelle, qui a present se cache encore en sa destinee miraculeuse? Je n'en doute pas.

Bien que Гоп doive done considerer le signe trace de la pensee humaine comme un element necessaire du monde moral, il n'en est pas moins vrai que le veritable principe du contact des intelligences et du developpement univer- sel de l'etre raisonnable se trouve ailleurs: dans la vivante parole, dans cette parole qui se modifie selon les lieux, selon les personnes; toujours ce qu'elle doit etre; qui n'a besoin ni de commentaires ni d'exegese; dont l'authenticite n'a que faire d'etre soumise a un canon; enfin, dans l'instrument naturel de notre pensee. II est done, je ne dis pas heterodoxe, mais fort peu philosophique sans doute de supposer, comme font les sectaires, que toute sagesse est renfermee dans les pages d'un livre. Et aussi est-il certain qu'il est une haute philosophie en ces croyances si fermes des gens de la loi, qui leur font reconnaitre une autre source de la verite, plus pure, une autre autorite moins terrestre.

II faut savoir apprecier cette raison chretienne, si sure, si correcte chez ces hommes. C'est l'instinct du vrai, c'est l'effet du principe moral reporte de Taction dans d'esprit; c'est la logique involontaire d'un raisonnement parfaitement discipline. Intelligence extraordinaire de la vie appor- tee sur la terre par l'auteur du christianisme; esprit d'immo- lation; horreur de la division; amour passionne de l'unite: voila ce qui guide les Chretiens purs, en toutes choses. De cette fa$on se conserve l'idee revelee; de cette fa$on se fait, par cette idee, la grande operation de la fusion des ames et des differentes puissances morales du monde en une seule ame, en une seule puissance. Cette fusion, c'est toute la mission du christianisme. La verite est une; le royaume de Dieu, le ciel sur la terre, toutes les promesses evangeliques ne sont rien que la prevision et l'oeuvre de l'union de toutes les pensees des hommes dans une pensee unique; et cette pensee unique, c'est la pensee meme de Dieu, c'est-a-dire la loi morale accomplie. Tout le travail des ages intellectuels n'est destine qu'a produire ce resultat definitif, terme et) fin de toutes choses, derniere phase de la nature humaine, denouement du drame universel, la grande synthese apoca- lyptique К

4 Ici se trouve une sorte de post-scriptum, que nous avons replace plus haut, p. 185, en note.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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