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LETTRE VII   Madame,

Plus vous reflecliirez sur ce que je vous disais l'autre jour, plus vous trouverez que tout cela avait deja ete dit maintes fois par gens de tous partis et de toutes opinions, et que seulement nous у mettons un interet que l'on n'y avais pas mis encore.
Je ne doute pas cependant que, si ces lettret venaient par hasard a voir le jour, Гоп ne manquat de crier au paradoxe. Si vous appuyez avec un certain degre de conviction sur les idees meme les plus communes, toujours vous verrez qu'on les prendra pour des nouveautes singulieres. Moi, je pense que l'age du paradoxe et des systemes sans base reelle est si bien passe que l'on ne saurait plus sans stupi- dite tomber dans ces vieux travers de l'esprit humain. II est certain que, si la raison humaine n'est aujourd'hui ni si vaste, ni si haute, ni si feconde qu'aux grands siecles d'inspiration et d'invention, elle est infiniment plus severe, plus sohre, plus rigoureuse, plus methodique, plus juste, enfin, qu'elle ne le fut jamais; et j'ajouterai, et cela avec un sentiment de veritable bonheur, qu'elle est encore, depuis quelque temps, plus impersonnelle que jamais, ce qui est le plus sur garant contre la temerite des opinions particulieres К

Si, en meditant sur les souvenirs humains, nous sommes arrives a quelques apergus qui nous sont propres et qui ne s'accordent pas avec le prejuge, c'est que nous avons pense qu'il etait temps de prendre son parti franchement sur ces matieres, comme on l'avait fait dans le siecle passe sur les sciences naturelles. Nous avons cru qu'il etait temps de concevoir l'histoire dans toute son idealite rationnelle, comme on a congu celles-ci dans toute leur realite empirique. Le sujet de l'histoire et ses moyens de connaissance etant

1 Tout ce debut de la Lettre est гауё dans le manuscrit*

toujours les memes, il est clair que le cercle de l'experience historique doit se refermer un jour.

Les applications ne fi- niront jamais, mais, la regie une fois trouvee, il n'y aura plus rien а у ajouter. Dans les sciences physiques, chaque nouvelle decouverte ouvre une carriere nouvelle a Tesprit et decouvre un champ nouveau a Tobservation: pour ne pas aller plus loin, le seul microscope n'a-t-il pas fait connaitre un monde entier inconnu aux naturalistes anciens? Dans Tetude de la nature, le progres est done necessairement in- finij mais, dans l'histoire, c'est toujours l'homme que ]Yn etudie, et c'est toujours le meme instrument qui nous sert dans cette etude. Ainsi, s'il у a une grande instruction ca- chee dans l'histoire, il faut que l'on arrive un jour a quelque chose de fixe, qui fera clore une fois pour toutes l'experience, e'est-a-dire a quelque chose de parfaitement ration- nel. Cette belle pensee de Pascal, que je vous ai deja, je crois, citee une fois, que toute la suite des hommes n'est qu'un seul homme qui subsiste toujours [**************], il faut qu'un jour elle ne soit plus l'enonce figure d'un principe abstrait, mais qu'elle devienne le fait гёе1 de l'esprit humain, qui, des lors, sera pour ainsi dire forc? amp; ne plus operer qu'en ebranlant a chaque fois toute l'immense chaine des idees humaines qui s'etend a travers tous les siecles.

Mais on se demande: l'homme pourra-t-il jamais se donner, a la place de la conscience toute personnelle, toute solitaire, qu'il trouve maintenant en soi, cette conscience toute generale qui le ferait ainsi se ressentir constamment comme portion du grand tout moral? Oui, sans doute. Que Гоп songe que, outre le sentiment de notre individualite personnelle, nous portons en notre coeur celui de notre rapport avec la patrie, la famille, la communaute d'opinion dont nous sommes les membres; que ce sentiment est meme souvent plus vif que l'autre; que l'on songe que le germe d'une conscience superieure reside bien veritablement en nous, qu'il forme l'essence de notre nature; et que, le moi actuel, ce n'est nullement une loi inevitable qui nous l'inf- lige, mais que nous 1'avons mis nous-memes dans notre ame: on verra alors que toute la destination de l'homme consiste dans ce travail de l'aneantissement de son etre personnel et de la substitution, a celui-la, de l'etre parfaitement social ou impersonnel.

Vous avez vu que c'est la base unique de la philosophie morale [††††††††††††††]; vous voyez que c'est aussi celle de l'idee de l'histoire. Dans cette vue, toutes les illusions qui voilent ou d?figurent les differents ages de la vie generale de l'etre humain ne sauraient etre considerees avec le froid interet de la science, elles doivent l'etre avec le sentiment profond de la verite morale. Comment s'identifier avec chose qui n'a jamais eu lieu? Comment se lier avec le ne- ant? Ce n'est que dans la v6rit6 que se produisent les puissances attractives de l'une et de l'autre nature. II faut que nous nous habituions, en etudiant l'histoire, a ne jamais negocier ni avec les reveries de l'imagination ni avec les habitudes de la memoire, mais que nous soyons aussi ar- dents а у trouver le positif et la certitude qu'on a toujours Йё h у trouver le pittoresque et l'amusant. II ne s'agit plus de remplir la memoire de faits: il n'y en a que trop dans la memoire. C'est une grande erreur de se figurer que la masse des faits emporte necessairement certitude en histoiree. Ce n'est point le defaut des faits qui fait l'hypothetique de l'histoire et ce n'est pas l'ignorance des faits qui fait l'ig- norance de l'histoire, mais le d?faut de reflexion et le vice du raisonnement. Si l'on ne voulait obtenir de certitude, ni arriver ? une connaissance positive, dans cette region de la science, qu'a force de faits, il n'y en aurait jamais assez. Souvent un seul trait, s'il est bien saisi, бсіаіге et demontre mieux que toute une chronique. Voila done notre regie: meditons les faits que nous savons, et tachons d'avoir dans l'esprit plus damages vivantes que de matieres mortes. Que d'autres se fatiguent a fouiller dans la vieille poussiere des peuples, nous avons autre chose і faire. Nous regardons la matiere historique comme parfaitement complete; mais nous avons peu de confiance dans la logique de l'histoire. Et si, dans le flot des temps, nous ne trouvions, comme les autres, rien que la raison des hommes, des volontes parfaitement libres, nous aurions beau entasser les faits dans notre esprit et les faire deriver le plus merveilleusement les uns des autres, l'histoire ne nous offrirait rien de ce que nous cherchons; nous n'y verrions jamais, de cette maniere, que le meme jeu humain que l'on у a vu de tout temps[‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡].
Ce se- rait toujours cette histoire dynamique et psychologique dont je vous parlais tantot et qui veut rendre raison de tout par l'individu et par un enchainement imaginaire de causes et d'effets, par les fantaisies des hommes et les consequences supposees inevitables de ces fantaisies, et qui livre ainsi l'intelligence humaine h sa propre loi; ne concevant pas que, justement a raison de la superiorite infinie de cette portion de la nature totale sur l'autre, Taction d'une loi supreme у doit etre necessairement encore plus evidente qu'en l'autre *.

Et tenez, pour vous en citer quelque chose, voici, je crois, un des exemples les plus remarquables de la faussete de certaines conceptions de l'histoire telle qu'elle est faite aujourd'hui. Vous savez que ce sont les Grecs qui ont fait de l'art une vaste idee de l'esprit humain. Or, voyons en quoi consiste cette magnifique creation du genie hellenique. Ce qu'il у a de materiel dans l'homme a ete idealise, agran-

vention superstitieuse et journaliere de Dieu que nous aurions voulu voir revenir l'esprit humain 4?

4 Cette note est rayee dans le manuscrit. Et la phrase qui l'in- troduit: mous n'y verrions jamais...» est corrigee d'une fa$on qui la rend inintelligible; aussi avons-nous reproduit la premiere гё- daction. II semble que Tchaadaev ait voulu Єсгігє: «се serait le meme jeu humain que tout le monde у a vu».

* Dans cette Rome dont on parle tant, que tout le monde va voir et que l'on con$oit si peu, il est un monument singulier, dont on peut dire que c'est un fait ancient qui dure encore, un evenement d'un autre age qui s'est arrets au milieu des temps: c'est le Colis6e. A mon avis, il n'y a point de fait dans l'histoire qui suggere tant de profon- des idёes que la vue de cette mine, qui fasse mieux ressortir le carac- tere des deux ages de l'humanite, et qui demontre mieux ce grand axiome de l'histoire, savoir, qu'il n'y a jamais eu ni veritable prog- rds ni veritable permanence dans la societe avant l'epoque du christianisme.

Cette arene ou le peuple romain venait en masse s'abrouver de sang, ou tout le monde pa'ien se r?sumait si bien en un jeu epou- vantable, ou toute la vie de ces temps se deployait en ses iouissances les plus vives, en ses pompes les plus fclatantes, n'est-elle pas en effet 1amp;, debout devant nous, pour nous dire к quoi le monde avait abouti, alors que tout ce qu'il у a de forces dans la naturo humaine avait deja et? fourni a la construction de d'edifice social, alors que sa chute s'annon^ait deja de toutes parts, et qu'une nouvelle ere de barbarie allait recommencer? C'est la encore qu'a fume pour la pro- пиёге fois le sang qui devait arroser la base du nouvel edifice. Ainsi ce monument, a lui seul, ne vaut-il pas un livre tout entier? Chose singuliere, jamais ce monument n'a inspire une pensee historique plei- ne de ces grandes verites! Parmi les nuees de voyageurs qui affluent a Rome, il s'en est trouve un, pourtant, qui, d'une hauteur voisine et bien fameuse d'ou il pouvait le contempler tout h son aise dans son cadre etonnant, a crut dit-il, voir les siecles se derouler a ses di, divinise; l'ordre naturel et legitime des choses a ete in- terverti; ce qui devait rester a jamais dans les regions in- ferieures du monde intellectuel a ete lance dans la plus haute des spheres de la pensee; Taction des sens sur l'esprit a ete augmentee a l'infini; la grande ligne de demarcation qui separe le divin de l'humain dans le sentiment a ete rompue. De la une confusion chaotique de tous les elements moraux. L'intelligence s'est jetee avec passion sur les choses les moins dignes de 1'uccuper; un attrait inou'i s'est repandu sur tout ce qu'il у a de plus vicieux dans la nature de l'homme; a la place de la po^sie primitive de la verite, la poesie du mensonge s'est introduite dans l'imagination; cette faculty puissante, faite pour nous figurer l'infigurable et nous faire voir l'invisible, ne s'est plus employee des lors qu'a rendre le sensible plus sensible encore, le terrestre plus terrestre encore; en sorte qu'il est auvenu que notre etre physique a grandi d'autant que notre etre moral a etamp; rapetisse.
Et, si des sages, tels que Pythagore et Platon, ont lutt6 contre cette funeste tendance de l'esprit de leur temps, eux-memes plus ou moins envahis par cet esprit, leurs efforts n'ont ser- vi de rien; et ce n'est qu'apres que le christianisme out re- nouvele l'esprit humain que leurs doctrines obtinrent une veritable influence. Voila ce qu'a fait l'art des Grecs. C'est l'apotheose de la matiere, on ne peut le nier. On regarde les monuments qui nous en restent, sans comprendre ce qu'ils signifient; on se dilate a la vue de ces inspirations admirab- les d'un genie qui heureusement n'existe plus, sans se dou- ter seulement de ce qui se passe dans le coeur d'impur, dans l'esprit de faux: c'est un culte, un enivrement, une fascination, ou le sentiment moral s'abime tout entier. Cependant, il ne faudrait que se rendre raison de sang-froid du sentiment dont on est rempli au milieu de cette admiration imbecile, pour reconnaitre que c'est la portion la plus vile de notre etre qui le produit, que c'est pour ainsi dire avec nos

yeux et lui apprendre renigme de leur mouvement6. Eh bien! ce n'est que des triomphateurs et des capucins que cet homme у a vus! Comme s'il ne s* eta it jamais rien pass6 la que des triomphes et des processions! Petite et mesquine idee a laquelle nous devons la production menteuse que tout le monde connait: v6ritable prostitution d'un des plus beaux genies historiques qui fut jamais 6!

6 Cf. Edward GIBBON, Dccline and Fall of the Roman Empire (1776—1788).

6 Toute cette note et la phrase qui Tintroduit («ne con^evant pas...) font partie de la premiere ^daction et sont гауёеэ dans le manuscrit.

corps que nous concevons ces corps de marbre et de bronze. Et remarquez que toute beaute, toute perfection de ces figures ne viennent que de la stupidite parfaite qui у est em- preinte; pour peu que le signe de la raison osat s'y produire, l'ideal qui nous charme disparaitrait a l'instant. Ainsi, ce n'est pas meme la figure de l'etre raisonnable que nous contemplons, c'est celle de je ne sais quel etre imaginaire, espece de monstre produit par le debordement le plus de- regle de l'esprit humain, dont l'image, bien loin de nous гецірііг de plaisir, devrait plutot nous repousser. Voila comment les choses les plus graves de la philosophie des temps sont defigurees par le prejuge, par ces habitudes de l'ecole, par ces routines de l'esprit, par ce charme d'une illusion trompeuse, qui font l'idee actuelle de l'histoire.

Vous me demanderez peut-etre si, moi-meme, j'ai tou- j urs ete etranger a ces seductions de 1'art? Non, Madame, au contraire; avant meme de les avoir connues, je ne sais quel instinct me les avait fait pressentir comme de doux enchantements qui devaient remplir ma vie. Lorsqu'un des grands evenements du siecle me conduisit dans la capi- tale ou la conquete avait rassemble momentanement toutes с s merveilles, je fis comme les autres, et plus devotement encore je jetai mon encens sur l'autel des idoles. Puis, quand }gt; les ai revues une seconde fois, a la lumiere de leur soleil natal, j'en ai encore joui avec delices 7. Mais il est vrai de dire aussi qu'au fond de cette jouissance quelque chose d'amer, semblable a un remords, se cachait toujours: aussi, lorsqn'est venue la pensee de verite, je n'ai regimbe contre aucvne des conscquences qui en derivaient, je les ai toutes aussit6 acceptees, sans tergiverser.

Revenons, a present, a ces grands personnages de l'histoire, qu'elle a meconnus ou effaces du souvenir humain. Com- men$ons par Moi'se, la plus gigantesque et la plus imposante d toutes les figures historiqucs.

Grace a Dieu, nous ne sommes plus au temps ou le grand legislateur des Juifs n'etait, pour ceux memes qui se melent de reflechir tout de bon, qu'un de ces etres d'un monde de fiction, comme toutes ces images surnaturelles, heros, demi- dieux, prophetes, que l'on trouve aux premieres pages de toutes les histoires des peuples anciens, un personnage poe-

? Allusions au premier sejour de Tchaadaev a Paris en 1814 (il devait у revenir en 1825), puis au voyage en Italie en 1825.

tique, dans lequel la pensee de l'histoire n'est tenue qu'ik decouvrir l'enseignement qu'il contient comme type, sym- bole ou expression de Tage ou le placent les traditions humaines. Personne aujourd'hui ne doute, je crois, de la rea- lite historique de Mo'ise. Toutefois, il est certain que l'at- mosphere sacree qui l'entoure ue lui est point tres favorable, et qu'il n\st pas au lieu qui lui appartient dans l'histoire. L'influence que ce grand homme а ехегсёе sur le genre humain est bien loin d'etre comprise et арргбсібе comme elle devrait l'etre. Sa physionomie est restee trop voil?e dans le jour mystfoi ux qui la couvre. N'ayant pas ete assez etudie, la le$on qui i6sult de la vue des grands hommes de l'histoire, Mo'ise ne la donne pas. Ni l'homme public ni 1'homme pri- ve, ni celui qui pense ni celui qui agit, ne trouvent dans l'histoire de sa vie tout l'enseignement qu'ils pourraient у trouver. C'est l'effet des habitudes introduites dans l'esprit par la religioni en imprimant aux figures de la Bible un air surhumain," elle les fait paraitre tout autres qu'elles ne sont en effet [§§§§§§§§§§§§§§]. И у a dans la personne de Mo'ise un certain melange singulier de hauteur et de simplicite, de force et de bonhomie, de duret6 et de douceur, que l'on ne peut assez mSditer. II n'y a pas, je crois, un seul caractamp;re, dans l'histoire, qui offre l'assemblage de traits et de puissances si opposes. Et quand je r?flechis sur cet etre prodigieux et sur l'action qu'il a exerc6esur les hommes, je ne sais ce que je dois admirer le plus, du рЬёпотёпе historique dont il a ete la cause ou du phenomene moral que je trouve en sa personnel D'une part, cette immense conception d'un peup- le elu, c'est-a-dire d'un peuple revetu de la mission supreme de garder sur la terre l'idee d'un seul Dieu, et ce spectacle des moyens inoui's dont il s'est servi pour constituer ce peuple de maniere amp; ce que cette idee se conservat au milieu de lui, non seulement intacte, mais telle qu'un jour elle put apparaitre puissante, irresistible, comme une force de la nature en presence de laquelle toutes les forces humaines devront disparaitre, devant laquelle tout le monde intelligent devra un jour s'incliner. De Tautre, Thomme simple jusqu'a la faiblesse, Thomme qui ne sait exhaler son cour- roux que par son impuissance, qui ne sait commander qu'en s'epuisant a convaincre, qui se laisse instruire par le premier venu. Genie etrange, a la fois le plus fort et le plus docile des hommes! II cree les temps a venir, et se soumet hum- blement a tout ce qui s'offre a lui sous Tapparence de la verite; il parle aux hommes du milieu d'un meteore, sa voix retentit a travers les siecles, il frappe les peuples comme une destinee, et il cede au premier mouvement d'un coeur sensible, a la premiere raison juste qui l'aborde! N'est-ce pas la ui e grandeur etonnante, une legon unique?

On a cherche a rabaisser cette grandeur, en disant qu'il iTavait songe dans Torigine qu'a delivrer son peuple d'un joug insupportable, tout en lui faisant honneur de l'hero'is- me qu'il avait deploye en cette heure. On a affecte de ne voir en lui que le grand legislateur, et aujourd'hui, je crois, Ton trouve dans ses lois un liberalisme admirable. On a dit encore que son Dieu n'etait qu'un dieu national, et qu'il avait pris des Egyptiens, toute sa theosophie. Sans doute, il etait patriote: et comment une grande ame, quelle que soit sa mission sur la terre, ne le serait-elle pas! C'est d'ailleurs la loi generale: pour agir sur les hommes, il faut agir dans le cercb domestique ou Ton est place, sur la famille sociale dans laquelle on est lie; pour parler distinctement au genre liumain, il faut s'adresser a sa nation, autrement on ne sera pas e tendu, 011 ne fera rien. Plus Taction morale de Thomme sur ses semblables est directe et pratique, plus elle est cer- taine et forte; plus la parole est personnelle, plus elle est puissante. Rien ne fait mieux connaitre le principe supreme qui faisait mouvoir ce grand homme que l'efficacite par- faite et la justesse des moyens dont il s'est servi pour effec- tuer l'oeuvre qu'il s'etait proposee. II se peut aussi qu'il ait trouve chez sa nation, ou chez d'autres peuples, l'idee d'un Dieu national et qu'il ait fait usage de cette donnee, comme de tant d'autres qu'il aura trouvees dans ses antecedents na- turels, pour introduire dans la pensee humaine son sublime monotheisme. Mais il ne s'ensuit pas de la que Jehovah ne fut lt;pasgt; pour lui, comme il Test pour les Chretiens, le Dieu de toute la terre. Plus il a cherche a isoler et a renfer- mer ce grand dogme dans sa nation, plus il a employe de moyens extraordinaires pour arriver a cette fin, plus on de- couvre a travers tout ce travail d'une raison superieure la pensee tout universelle de conserver pour le monde entier, pour toutes les generations a venir, la notion du Dieu unique. Quels moyens plus surs у avait-il d'eriger au vrai Dieu un sanotuaire inviolable, au milieu du polytheisme qui envahissait alors toute la terre, que d'inspirer au peuple gardien du sacr6 monument une horreur de sang pour tout peuple idolatre, de rattacher tout l'etre social de ce peuple, toutes ses destinees, tous ses souvenirs, toutes ses esperan- ces a ce seul principe? Lisez le Deuteronome avec cette vue, vous serez etonnee de la lumiere qui reluira de la, non pas seulement sur le systeme mosa'fque, mais sur toute la philosophie revelee. Chaque mot de ce singulier livre fait voir l'idee surhumaine qui dominait l'esprit de son auteur. De la aussi ces effrayantes exterminations ordonnees par Mo'ise, qui contrastent si ?trangement avec la douceur de son naturel, et qui ont tant revolte une philosophie encore plus niaise qu'impie. Elle ne concevait pas, cette philosophie, que l'homme qui fut un instrument si prodigieux dans la main de la providence, le confident de tous ses secrets, n'a- vait pu agir que comme elle, que comme la nature; que les temps et les generations ne pouvaient avoir pour lui aucune sorte de valeur; que sa mission n'avait pas ete d'offrir un modele de justice et de perfection morale, mais de placer dans l'esprit humain une immense idee que l'esprit humain n'avait pu produire de lui-meme. Croit-on que, lorsqu'il etouffait le cri de son coeur affectueux, qu'il commandait le massacre des nations, qu'il abaissait sur les populations le glaive de la justice divine, il ne songeait qu'a coloniser la populace stupide et indocile qu'il conduisait? Excellen- te psychologie, en verite! Pour ne pas s'elever a la veritable cause du phenomene qu'elle considere, que fait-elle? Elle se debarrasse de la peine en combinant dans la meme ame les traits les plus contradictoires, des traits dont nulle experience ne lui a jamais fait voir la reunion dans un seul individu! Et qu'importe, apres tout, que Mo'ise ait puise quelques enseignements dans la sagesse egyptienne! Qu'importe qu'il n'ait pense d'abord qu'a soustraire sa nation au joug de la servitude! En serait-il moins vrai pour cela que, en reali- sant dans ce peuple la pensee qu'il a ou recueillie quelque part ou tiree du fond de son ame, et en l'entourant de tous les elements de conservation, de perpetuite, que contient la nature humaine, il ait ainsi donne aux hommes le vrai Dieu, par consequent que tout le developpement intellectuel du genre humain, qui decoule de ce principe, lui est du incon- testablement?

David est un des personnages historiques dont les traits nous ont ete le mieux transmis. Rien de plus vivant, de plus dramatique, de plus vrai que son histoire, rien de plus ca- ractorise que sa physionomie. Le recit de sa vie, ses chants sublimes, en lesquels le present se perd si admirablement dans l'avenir, nous peignent, si bien l'interieur de son ame qu'il n'y a absolument rien de son etre qui nous soit cache. Malgre cela, il n'y a que les esprits profondement religieux sur lesquels il fasse l'effet des heros de la Grece et de Rome. C'est qu'encore une fois tous ces grands hommes de la Bible, ils sont d'un monde a part: l'aureole qui brille sur leur front, malheureusement, les relegue tous dans une region ou l'esprit n'aime guere a se transporter, region des importunes puissances qui commandent inflexiblement soumissi- on, ou l'on se trouve perpetuellement en face de 1'implacab- le loi, ou il n'y a plus rien a faire qu'a se prosterner et adorer. Et cependant, comment concevoir le mouvement des ages si on ne 1'etudie la ou le principe qui le cree se mani- feste le mieux?

En opposant Socrate et Marc-Aurele a ces deux ge- ants de l'Ecriture, j'ai voulu vous faire apprecier par ce contraste de grandeurs si differentes les deux mondes dont elles sont tirees. Lisez d'abord dans Xenophon les anecdotes de Socrate, si vous pouvez, sans le prejuge attache a son souvenir; reflechissez a ce que sa mort a ajoute a sa renom- тёе; songez a son fameux demon; songez a cette complaisance pour le vice, qu'il poussait quelquefois, il faut l'avou- er, jusqu'a un etrange point [***************]; songez aux differentes accusations dont ses contemporains l'ont charge; songez a ce mot qu'il a prononce l'instant d'avant sa mort, et qui leguait a la posterite toute l'incertitude de sa pensee; en- fin, songez a toutes les opinions divergentes, absurdes, con- tradictoires, sorties de son ecole. Quant a Marc-Aurele, point de superstition non plus; meditez bien son livre; rappelez-vous le massacre de Lyon, l'homme epouvantable auquel il a livre l'univers, le temps ou il a vecu, la haute sphere ou il a ete place, tous les moyens de grandeur que lui offrait sa position dans le monde. Puis, comparez, je vous prie, le resultat de la philosophie de Socrate avec celui de la religion de Moi'se, la personne de l'empereur ro- main avec celle de l'homme qui, de patre, devenu roi, poe- te, sage, a personnifie en soi la vaste et mysterieuse conception du prophete legislateur, qui s'est fait le centre de ce monde de merveilles dans lequel les destinees du genre humain devaient s'accomplir; qui, en determinant defini- tivement en son peuple la tendance specialement et profon- dement religieuse qui devait absorber toute l'existence de ce peuple, a produit ainsi sur la terre l'ordre de choses qui seul pouvait rend re possible la generation de la verile ici-bas. Je ne doute pas que vous ne conveniez alors que, si la pensee poet.ique nous represente des hommes tels que Moi'se et David comme des etres surhumains, et les environ- ne d'un eclat singulier, la commune raison, toute froide, ne soit aussi tenue a voir en eux quelque chose de plus que simplement des grands hommes, des hommes extraordinai- res; et il vous paraitra evident, je crois, que, dans le cours du monde moral, ces hommes furent certainement des manifestations tout a fait directes de la loi supreme qui governe ce monde, que leurs apparitions respondent a ces grandes Spoques de l'ordre physique qui, de temps en temps, refont ou renouvellent la nature *. Vient ensuite Epicure. Vous pensez bien que je n'attache pas une importance particulie- re a la reputation de ce personnage. Mais il faut que vous sachiez premierement que, quant a son materialisme, il n'etait nullement different des idees des autres philosophes anciens; seulement, ayant le jugement plus franc, plus consequent que la plupart d'entre eux, Epicure ne s'em- brouillait pas comme eux dans des contradictions sans fin. Le deisme раїеп lui paraissait ce qu'il ?tait en effet, une absurdite; le spiritualisme, une deception* Sa physique, qui au reste n'etait que celle de D^mocrite^, dont Bacon a dit quelque part que c'etait le seul physicien raisonnable parmi les anciens, n'etait pas inferieure a celle des autres naturalistes de son temps; et pour ses atomes,; si l'on en e arte la metaphysique, aujourd'hui que la philosophie

* Rim de plus pimple, du reste, que Гёпогте gloire de Socrate, le seul homme que Г ancien monde ait vu mourir pour une conviction. Cet exemple unique de Theroi'sme de Г opinion a du en effet 6trange- ment ptonrdir ces peuples. Mais pour nous, qui avons vu des populations QUieres donner leur vie pour la cause de la v6rite, n1 est-ce point iolie que de nous mepreudre comme eux sur son compte?

moleculaire est devenue si positive, il s'en faut qu'ils soient aussi ridicules qu'on Га dit. Mais c'est a sa morale, comme vous savez, que son nom est principalement attache, et c'est elle qui Г a fletri. Or, cette morale, nous n'en jugeons que sur les dercglements de sa secte et sur les interpretations plus ou moins arbitrages que l'on en a faites apres lui; pour ses propres ecrits, vous savez qu'on ne les a plus. Permis a Ciceron, sans doute, de fremir au seul nom de volupte 8: mais comparez, je vous prie, cette morale tant decriee, telle qu'il faut la concevoir principalement d'ap- rcs ce que nous savons de la personne meme de son auteur et en faisant abstraction du resultat qu'elle a eu dans le monde раїеп, attendu que ce resultat appartient bien plus a l'a titude generale de l'esprit humain dans ces temps qu'a cette doctrine meme; comparez-la, dis-je, aux autres sy- stemes moraux des anciens, vous trouverez que, ni si arro- gante, ni si dure, ni si impraticable que celle des Sto'iciens, ni si vague, ni si vaporeuse, ni si impuissante que celle des Platoniciens, elle etait affectueuse, benevole, humaine, en quelque sorte qu'elle contenait quelque chose du principe de la morale chretienne. II n'y a pas moyen de meconnaitre qu'il у avait dans cette philosophie un element essentiel qui manquait totalement a la pensee pratique des anciens, element d'union, de lien, de bienveillance entre les hommes. II у avait surtout en elle un bon sens et une absence de fierte que l'on ne trouve dans aucune des philosophies contemporaines. Du reste, elle faisait consister le souverain bien dans la paix de l'ame et dans une joie douce, qui imi- taient sur la terre le bonheur celeste des Dieux. Epicure lui-meme avait donne l'exemple de cette existence pai- sible; il vecut presque obscur au sein des plus douces affections et de l'etude. Si sa morale avait pu se fixer dans l'esprit des peuples sans se laisser denaturer par le principe vicieux qui alors dominait le monde, nul doute qu'elle n'eut repandu dans les coeurs une douceur et une humanite que ni la vantarde morale du Portique ni la speculation reveuse des Academiciens n'etaient faites pour repandre. Faites, je vous prie, attention encore qu'Epicure est le seul d'entre les sages de l'antiquite dont les moeurs aient ete parfaitement irreprochables, et le seul dont le souvenir se confondait, chez ses disciples, en un атоигА en une ve-

Allusion possible au De legibus, lt ch. XIX,

neration, qui tenaient du culte *. Vous comprenez a present pourquoi nous avons du chercher a rectifier un peu notre souvenir au sujet de cet homme.

Nous ne reviendrons pas sur Aristote. II fait pourtant un des chapitres les plus importants de l'histoire moderne; mais c'est un trop grand sujet pour n'etre traite qu'incidem- ment. Vous remarquerez seulement, s'il vous plait, qu'Aris- tote est en quelque sorte une creation de l'esprit nouveau. II est naturel que dans sa jeunesse la nouvelle raison, tour- mentee par son enorme besoin de connaitre, s'attachat de toutes ses forces a ce mecanicien de l'intelligence qui, amp; l'aide de ses manivelles, de ses leviers, de ses poulies, fai- sait marcher l'entendement avec une prodigieuse velocite. Et il etait fort simple aussi que les Arabes, qui l'ont de- terre les premiers, l'eussent si fort trouve de leur gout. Ce peuple improvise n'avait rien a lui a quoi se rattacher: une sagesse toute faite devait done naturellement lui convenir. Enfin, tout cela a passe: Arabes, Scolastiques et leur maitre commun; tout cela a rempli ses differentes missions. II en est revenu a l'esprit plus de consistance, plus d'aplomb; sa marche en est devenue plus assuree; il s'est fait une allure qui facilite ses mouvements, qui accelere ses procedes. Tout s'est fait au mieux, comme vous voyez; le mal a tourne en bien, grace aux forces et aux lumieres cachees de la raison nouvelle. Aujourd'hui il faut revenir sur nos pas, il faut reprendre les voies larges des temps ou l'intelligence n'avait d'autres machines a son usage que les ailes d'or et d'azur de sa nature angelique.

Venons a Mahomet. Si l'on reflechit sur le bien qui a resulte de sa religion pour l'humanite, premierement parce qu'elle a concouru avec d'autres causes plus puissantes a la destruction du polytheisme, ensuite parce qu'elle a repandu sur une etendue immense du globe, et jusqu'en des climats qu'on dirait inaccessibles au mouvement general de l'intelligence, l'idee d'un seul Dieu et d'une croyance universelle; qu'elle a ainsi prepare d'innimbrables populations aux destinees definitives du genre humain: on ne saurait ne pas reconnaitre que,, malgre le tribut que sans doute ce grand homme a paye a son temps, aux lieux qui l'ont vu naitre, il ne merite plus incomparablement les hommages

* Pythagore ne fait pas exception. G1 etait un personnage fa- buleux a qui Гоп attribuait tout ce que l'on voulait.

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des humains que cette foule de sages inutiles qui n'ont) jamais su donner ni corps ni vie a aucune de leurs imaginations, remplir un seul coeur d'une conviction fortef qui n'onfl fait que diviser l'etre humain, au lieu de chercher a uniu les elements epars de sa nature. L'islamisme est une des manifestations les plus remarquables d'une loi g?nerale; c'est meconnaitre l'universelle influence du christianisme, dont il derive, que de le juger autrement. La plus essentiel- le capacite de notre religionlt; c'est de pouvoir se revetiir des formes les plus diversifies de la raison religieuse, de savoir se combiner meme* quand il le faut, avec l'erreur pour arriver a son resultat total. Dans le grand developpement historique de la religion revelee, celle de Mahomet) doit etre necessairement consideree comme une de ses branches. Le dogmatisme le plus exclusif ne doit pas faire dif- ficulte d'admettrece fait important; et il le ferait certainement s'il se rendait une fois bien raison de ce qui nous fait) regarder les maliometans comme les ennemis naturels de notre religion, car ce n'est que de la que vient le prejuge

Vous savez, du reste, qu'il n'y a point presque de cha- pitre dans le Coran ou il ne soit question de Jesus-Christ. Ors nous sommes convenus que l'on n'a point une idee nette du grand oeuvre de la redemption, que l'on ne comprend rien au mystere du regne du Christ, tant que l'on ne voit pas Taction du christianisme partout ou le seul nom du Sauveur est prononce, tant que Ton ne con^oit pas son influence s'exer^ant sur tous les esprits qui, de quelque maniere que ce soit, se trouvent en contact avec ses doctrines; autrement) il faudrait exclure du nombre de ceux qui profitent du bien- fait de la redemption des multitudes entieres qui portent) le nom de chretiens: ne serait-ce pas la reduire le royaume de Jesus-Christ a fort peu de chose, l'universalite du christianisme a une fiction derisoire? Resultat, done, de la fermentation religieuse amenee en Orient par l'apparition de la nouvelle religion, le mahometisme se trouve en premiere ligne parmi ces choses qui ne semblent sortir a la premiere vue du christianisme, mais qui en viennent certainc* ment. De sorte que, outre l'effet negatif qu'il a eu sur la

¦ Dans Г origine, les mahometans n'avaient nulle antipathie contre les chretiens; ce n'est qu'a la suite des longues guerros qu'ils eurent avec eux que la liaine et le m?pris pour le christianisme s'in- troduisirent parmi eux. Pour les chretiens, il est naturel qu'ils du- rent les considerer d'abord comme idolatres, ensuite comme ennemis de leur religion, ce qu'ils devinrent effect і vement.

formation de la societe chretienne, en confondant les inte- rets particuliers des peuples dans celui du salut communA outre les nombreux materiaux que la civilisation des Arabes a fournis к la notre, choses qu'il faut regarder comme des voies indirectes dont la providence s'est servie pour consommer la regeneration du genre humain, dans son action propre sur l'esprit des peuples qu'il s'est soumis on doit reconnaitre un effet direct et positif de la doctrine dont il derive, qui n'a fait ici que s'arranger avec certains besoins locaux et contemporains pour se donner le moyen de repandre sur un plus vaste terroir la semence de la verite[†††††††††††††††] Heureux ceux, sans doute, qui servent le Seigneur en connaissance et en conviction! Mais, ne l'oublions pas, il est dans le monde nombre infini de puissances obeissant a la voix du Christ, qui n'ont nulle notion de la puissance supreme qui les met en mouvement!

II ne nous reste plus qu'Homere. C'est une question toute decidee, aujourd'hui, quo celle de l'influence qu'Homere a exercee sur l'esprit humain. On sait fort bien aujourd'hui ce que c'est que la poesie homerique; on sait de quelle fagon elle a contribue к determiner le caractere grec, qui к son tour a determine celui de tout le monde ancien; on sait que cette poesie a remplace une autre poesie plus haute, plus pure, dont on ne trouve plus que des lambeaux; on sait aussi qu'elle a substitue un nouvei ordre d'idees a un autre ordre d'idees qui n'etait pas ne du sol de la Grece, et que ces id?es primitives, repoussees par la nouvelle pensee refugiees soit dans les mysteres de Samotlirace soit a l'ombre, des autres sanctuaires des verites perdues, n'existerent damp;s lors que pour un petit nombre d'elus ou d'adeptes [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡] Mais ce que Гоп ne sait guere, je trouve, c'est ce qu'Homere peut avoir de commun avec le temps ou nous vivons, ce qui en reste encore dans Intelligence universelle. Et voila justement ou est l'interet de la veritable philosophie de l'histoire, son etude principale n'etant, comme vous l'avez vu, que de chercher les resultats permanents et les effets eternels des phenomenes historiques. Pour nous done, Homere n'est encore que le Typhon ou l'Ahrimane du monde actuel comme il Га 6te de celui qu'il avait cree. A nos yeux, funeste hero'isme des passions ideal, fangeux de beaute, gout effren? de la terre, tout cela nous vient encore de lui [§§§§§§§§§§§§§§§]. Remarquez qu'il n'y a jamais eu rien de tel dans les autres societes civilisees du monde. II n'y a que les Grecs qui se soient avises d'ideali- ser et de diviniser le vice et le crime; la poesie du mal ne s'est done jamais trouvee que parmi eux et parmi les peuples qui ont herite de leur civilisation. On peut voir clairement dans le Moyen Age quelle direction la pensee des nations chretiennes aurait prise si elle s'etait entierement abandonnee к la main qui la guidait. Cette poesie n'a done pu nous venir de nos ancetres septentrionaux; l'esprit des hommes du Nord 6tait fait tout autrement et ne tendait a rien moins qu'a s'attacher a la terre; combine tout seul avec le christianisme, au lieu de ce qui est arriv^, il se serait plutot perdu dans le vague nuageux de ses imaginations reveuses. D'ailleurs, nous n'avons plus rien dusang qui a coule dans leurs veines, et ce n'est point parmi les peuples dforits par Cesar ou Tacite que nous allons chercher les lemons de la vie, mais parmi ceux du monde d'Homere; c'est depuis quelques jours seule- ment qu'un retour vers notre propre passe commence a nous ramener dans le sein de la famille et nous fait peu a peu retrouver le partimoine paternel. Des peuples du Nord nous n'avons herite que des habitudes, des traditions; l'esprit ne se nourrit que de connaissances; les habitudes les plus in- vlt;5ter6es se perdent, les traditions les plus enracinees s'effa- cent, lorsqu'elles ne se lient pas a la connaissance. Or, toutes nos idees, excepte nos idees religieuses, nous viennent cer- tainoment des Crecs ot des Romains. Ainsi la poesie homeri- que, a pros avoir detourne dans le vieil Occident le cours des pensees qui rattacliaient les hommes aux grands jours de la сгбаїіоп, a fait la meme chose dans le nouveau; en se trim f 'rant amp; nous avec la science, la philosophie, la litterature des anciens, elle nous a si bien identifies avec eux que, tels que nous sommes aujourd'hui, nous sommes encore suspendus entre le monde du mensonge et celui de la verite. Bien que Ton s'occupe fort peu aujourd'hui d'Homere, et qu'assu- rement on ne le lise guere, ses dieux et ses heros n'en dis- putent pas moins encore le terrain a l'idee chretienne. C'est qu'en effet il у a une etonnante seduction dans cette poesie toute terrestre, toute materielle, prodigieusement douce au vice de notre nature, qui relache la fibre de la raison, qui la tient stupidement enchainee a ses fantomes et a ses prestiges, et la berce et l'endort de ses illusions puissantes. Mais tant qu'un profond sentiment moral, derive d'une vue claire de l'antiquite et d'une entiere absorption de l'esprit dans la verite chretienne, n'aura pas rempli nos coeurs de degout et de mepris pour ces'ages de deception et de folie dont encore nous sommes si engoues, veritables saturnales dans la vie du genre humain; tant qu'une sorte de repentance reflechie ne nous fera pas rougir du culte insense que nous avons trop longtemps prodigue a ces detestables grandeurs, a ses atroces vert us, a ces impures beautes, les vieilles mauvaises impressions ne cesseront jamais de faire l'element le plus vital, le plus actif de notre raison. Quant amoi, je crois que, pour nous regenerer completement selon la raison revelee, il nous manque encore quelque immense penitence, quelque expiation formidable, parfaitement ressentie par l'universalite des Chretiens, generalement eprouvee, comme une grande catastrophe physique sur toute la surface de notre monde: je ne congois pas comment, sans cela, nous pourrions nous debarrasser de la boue qui souille encore notre memoire [****************]. Voila de quelle maniere la philosophie de l'histoire doit concevoir l'homerisme. Jugez d'apres cela de quel oeil elle doit regarder la figure d'Homere. Voyez si, d'apres cela, elle n'est point tenue en conscience d'apposer sur son front le sceau d'une fletrissure ineffagable?

Nous voila, Madame, au bout de notre galerie. Je ne vous ai pas dit tout ce que j'avais a vous dire, mais il faut finir. Or, eavez-vous une chose? C'est qu'au fond, Homere, Grecs, Ro- mains, Germains, pour nous autres Russes, nous n'avons rien de commun avec tout cela. Tout cela nous est parfaitement Stranger. Mais que voulez-vous? II faut bien parler le langa- ge de l'Europe. Notre civilisation exotique nous a accules de telle sorte a l'Europe que, bien que nous n'ayons pas ses idees, nous n'avons pas d'autre langage que le sien: force done nous est de parler celui-la. Si le petit nombre d'habitu- des de l'esprit que nous possedons, de traditions, de souvenirs, si nul de nos antecedents ne nous lie a aucun peuple de la terre, si nous n'appartenons en effet a aucun des syste- mes de l'univers moral, par nos superficies sociales nous tenons pourtant au monde de l'Occident. Ce lien, bien faible a la verite, sans nous unir aussi intimement a l'Europe qu'on se l'imagine, ni nous faire ressentir sur tous les points de notre etre le grand mouvement qui s'y opere, fait cependant de- pendre nos destinees futures de celles de la societe europeenne. Ainsi, plus nous chercherons a nous identifier avec elle, mieux nous nous en trouverons. Nous avons vecu jusqu'ici tout seuls; ce que nous avons appris des autres est reste a l'exterieur de nous, simple decoration, sans penetrer dans l'interieur de nos ames; aujourd'hui, les forces de la societe souveraine ont tellement grandi, son action sur le reste de l'espece humaine a tellement gagne en etendue, que bientot nous serons emportes dans le tourbillon universel, corps et ames, cela est certain: assurement nous ne saurions rester longtemps encore dans notre desert. Faisons done ce que nous pouvons pour preparer les voies a nos neveux. Ne pouvant leur laisser ce que nous n'avons pas eu: des croyances, une raison faite par le temps, une personnalite fortement dessinee, des opinions developpees dans le cours d'une longue vie intellectuelle, animee, active, feconde en resultats, laissons- leur du moins quelques idees qui, bien que nous ne les ayons[††††††††††††††††]pas trouvees nous-memes, transmises ainsi d'une generation a une autre, auront toutefois quelque chose de l'element traditif et, par cela meme, certaine puissance, certaine fecondite de plus que nos propres pensees. Nous aurons ainsi bien m?rite de la posterite, nous n'aurons pas passe inutile- ment sur la terre»

Bonjour, Madame. II ne tiendra qu'a vous de me faire reprendre cette matiere, quand vous voudrez. Au demeurant, dans une causerie intime ou Гоп s'entend bien, a quoi bon elabcrer et epuiser chaque id^e? Si ce que je vous en ai dit suffit h vous faire trouver quelque instruction nouvelle dans Г etude de l'histoire, quelque interet plus profond que celui que Гоп у trouve ordin^irement, il n'en faut pas davantage 12.

Moscou. 1829, 16 fevrier.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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