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LETTRE PREMIERE

 

Adveniat regnam tuum [‡‡‡‡‡]

Madame,

C'est votre candeur, c'est votre franchise que j*aime,; que j'estime le plus en vous. Jugez si votre- lettre a du me surprendre 2.

Ce sont ces qualites aimables qui me charmerent en vous lorsque je fis votre connaissance,. et qui m'induisirent a vous parler de religion. Tout,, autour de vous, etait fait pour m'imposer silence. Jugez doncfl .encore une foist quel a du etre mon etonnement en rece- vant votre lettre. Voila tout ce que Гаі a vous dire,, ma- dame,; au sujet de Горіпіоп que vous presumez que j'ai de votre caractere. N'en parlons plus,, et arrivons de suite a la partie serieuse de votre lettre.

Et d'abord,. d'ou vient ce trouble dans vos idees?] qui vous agite tant, qui vous fatigue, dites-vous, au point d'alterer votre sante? Ce serait done la le triste resultat de nos entretiens. Au lieu du calme et de la paix que le sentiment nouveau reveille en votre coeur avait du vous procurer, ce sont des angoisses, des scrupules, presque dea remords qu'il a causes. Cependant,. dois-je m'en etonner? C'est l'effet naturel de ce funeste etat de choses qui enva- hit chez nous tous les coeurs et tous les esprits. Vous n'avez fait que ceder a Taction des forces qui remuent tout ici„ depuis les sommites les plus elevees de la societe jusquT5 l'esclave qui n'existe que pour le plaisir de son maitre. Comment, d'ailleurs, у auriez-vous resiste? Les qualites qui vous distingu?nt de la foule doivent vous rendre encore plus accessible aux mauvaises influences de l'air que vous respirez. Le peu de choses qu'il m'a ete permis de vous dire, pouvait-il fixer vos idees, au milieu de tout ce qui vous environne? Pouvais-je purifier Tatmosphere que nous habitons? J'ai du prevoir la consequence, je la prevoyais en effet. De la ces frequentes reticences, si peu faites pour porter la conviction dans votre ame, et qui devaient naturellement vous egarer.

Aussi, si je n'etais persuade que, quelques peines que le sentiment religieux imparfaitement. reveille dans un coeur puisse lui causer, cela vaut encore mieux qu'un complet assoupissement, je n'aurais cu qu'a me repentir de mon zele. Mais ces nuages qui obscurcissent aujourd'liui votreciel se dissiperont un jour, je Tespere, en rosee salutaire qui fecondera le germe jete dans votre coeur, et Гeffet que quelques paroles sans valeur ont produit sur vous m'est un sur garant de plus grands effets que le travail de votre propre intelligence produira certainement par la suite. Abandonnez-vous sans crainte, Madame, aux emotions que les idees religi- euses vous susciteront; de cette source pure, il ne saurait provenir que des sentiments purs.

Pour ce qui regarde les lt;hgt;ses exterieures, qu'il vous suffise de savoir aujourd'hui que la doctrine qui se fonde sur le principe supreme de Tunite, ct de la transmission directe de la verite dans une succession non interrompue de ses ministres, ne peut etre que la plus conforme au veritable esprit de la religion, car il est tout entier dans l'idee de la fusion de tout ce qu'il у a au monde de forces morales en une seule pensee, en un seul sentiment, et dans Tetablissement progressif d'un systeme social, ou Eglise, qui doit faire regner la verite parmi les hommes. Toute autre doctrine, par le seul fait de sa separation de la doctrine primitive, repousse au loin d'elle Г effet de cette sublime invocation du Sauveur: Mon Pere, je te prie quHls soient un comme nous sommes un 2a, et ne veut pas du regne de Dieu sur la terre. Mais il ne suit pas de la que vous soyez tenue a manifester cette veril6 a la face de la terre: ce n'est point certainement la votre vocation. Le principe

2a Cf. J Pan 17, 11; 17, 20—21.

meme d'ou derive cette verite vous fait au contraire un devoir, vu votre position dans le monde, a n'y voir qu'uii flambeau interieur de votre croyance, et rien de plus. Je me crois heureux d'avoir contribue a tourner vos idees vers la religion; mais je me croirais bien malheureuxj Madame, si, en meme temps, j'avais cause a votre conscience des embarras qui ne pourraient a la longue que refroidir votre foi.

Je crois vous avoir dit un jour que le meilleur moyen de conserver le sentiment religieux, c'est de se conformer a tous les usages prescrits par TEglise. Cet exercice de soumis- sion qui renferme plus de choses que Гоп ne s'imagine, et que les plus grands esprits se sont impose avec reflexion et connaissance, est un veritable culte que Гоп rend a Dieu. Rien ne fortifie autant Tesprit dans ses croyances que la pratique rigoureuse de toutes les obligations qui s'y rappor- tent. D'ailleurs, la plupart des rites de la religion chretienne, emanes de la plus haute raison, sont d'une efficacite reelle pour quiconque sait se penetrer des verites qu'ils expriment. И n'y a qu'une seule exception a cette regie, parfaitement generale d'ailleurs, c'est lorsque Гоп trouve en soi des croyances d'un ordre superieur, qui elevent Гате a la source тёте d'ou decoulent toutes nos certitudes, et qui pourtant necontredisent pas les croyances populaires, qui les appuient au contraire; alors, et seulement alors, il est permis de negliger les observances exterieures, afin de pouvoir d'autant mieux se livrer a des travaux plus importants [§§§§§]Mais malheur a celui qui prendrait les illusions de sa vanite, les deceptions de sa raison, pour des lumieres extra- ordinaires qui Taffranchissent de la loi generale! Pour vous, Madame, que pouvez-vous faire de mieux que de vous revetir de cette robe d'humilite qui sied si bien a votre sexe? C*est, croyez-moi, ce qui peut le mieux calmer vos esprits agites et verser de la douceur dans votre existence.

Et у a-t-il, je vous prie, тёте en parlant selon les idees du monde, une maniere d^tre plus naturelle, pour une femme dont Tesprit cultive sait trouver du charme dans Tetude et dans les emotions graves de la meditation, que celle d'une vie un peu serieuse, livree en grande partie a la pensee et a la pratique de la religion? Dans vos lectures, dites-vous,, rien ne parle autant a votre imagination que les peintures de ces existences tranquilles et sereines dont la vue, comme celle d'une belle campagne au declin du jour, repose Гате et nous tire pour un instant d'une realite douloureuse ou insipide.

Eh bien, ce ne sont point la des peintures fantastiques; il ne tient qu'a vous de realiser une de ces fictions charmantes; rien ne vous manque pour cela. Vous voyez que ce n'est point une morale tres austere que je preche; c'est dans vos gouts, dans les reves les plus agreables de votre imagination^, que je vais chercher ce qui peut donner la paix a votre ame.

II у a dans la vie un certain detail qui ne se rapporte pas a Tetre physique,; mais qui regarde l'etre intelligent: il ne faut pas le negliger; il у a un regime pour Гате, comme il у a un regime pour le corps: il faut savoir s'y soumettre. C'est la un vieil adage, je le sais; mais je crois quet dans notre pays, bien souvent encore il a tout le merite delanouveaute. C'est une des choses les plus deplorables de notre singuliere civilisation, que les verites les plus triviales ailleursf et тёте chez les peuples bien moins avances que nous sous certains rapports, nous sommes encore a les decouvrir. C'est que nous n'avons jamais marcheavec les autrec peuples; nous n'appartenons a aucune des grandes families du genre humain; nous ne sommes ni de l'Occident ni de TOrient,, et nous n'avons les traditions ni de Tun ni de Г autre. Places comme en dehors des temps, l'education universelle du genre humain ne nous a pas atteints. Cette admirable liaison des idees humaines dans la succession des ages, cette histoi- re de l'esprit humain, qui l'ont conduit a l'etat ou il est au- jourd'hui dans le reste du monde, n'ont eu aucun effet suf nous. Ce qui ailleurs constitue depuis longtemps Telement тёте de la societe et de la vie n'est encore pour nous que theorie et speculation. Et par exemple, il faut bien vous le dire,. Madame, vous qui etes si heureusement organisee pour recueillir tout ce qu'il у a au monde de bon et de vraifi vous qui etes faite pour ne rien ignorer de ce qui procure les plusdouces et les plus pures jouissances de Гате, ou enetes- vous, je vous prie, avec tous ces avantages? A chercher encore,; non ce qui doit remplir la vie, mais la journee.

Les choses memes qui font ailleurs ce cadre necessaire de la viet ou tous les evenements de la journee se rangent si naturelle- mente condition aussi indispensable d'une saine existence morale que le bon air Test сГипе saine existence physique,; vous manquent completement. Vous comprenez qu'il ne s'agit encore la ni de principes moraux ni de maximes philosophiques, mais tout simplement d'une vie bien ordonnee, de ces habitudes, de ces routines de Intelligence, qui don- nent de Taisance а Г esprit, qui impriment un mouvement regulier а Гате.

Regardez autour de vous. Tout le monde n'a-t-il pas un pied en Гаіг? On dirait tout le monde en voyage. Point de sphere d'existence determinee pour personne, point de bonnes habitudes pour rien, point de regie pour aucune chose. Point тёте de foyer domestique; rien qui attache, rien qui reveille vos sympathies, vos affections; rien qui dure, rien qui reste: tout s'en va, touts'ecoule sans laisser de trace ni au- dehors ni en vous. Dans nos maisons, nous avons Pair de camper; dans nos families, nous avons Гаіг d'etrangers; dans nos villes, nous, avons Гаіг de nomades, plus nomades que ceux qui paissent dans nos steppes, car ils sont plus attaches a leurs deserts que nous a nos cites. Et n'allez pas vous imaginer qu'il ne s'agit la que d'une chose sans importance. Pauvres ames que nous sommes! N'ajoutons pas a nos autres miseres celle de nous meconnaitre; n'aspirons pas a la vie des pures intelligences; apprenons a vivre rai- sonnablement dans notre realite donnee. Mais d'abord, par- Ions encore un peu de notre pays; nous ne sortirons pas de notre sujet. Sans ce preambule, vous ne pourriez pas entendre ce que j'ai a vous dire.

II est un temps, pour tous les peuples, d'agitation vio- lente, d'inquietudepassionnee, d'activite sans motif reflechi. Les tiommes pour lors sont errants dans le monde, de corps et d'esprit. C'est Page des grandes passions, des grandes emotions, des grandes entreprises des peuples. Les peuples alors se remuent avec vehemence, sans sujet apparent, mais non sans fruit pour les posterites a venir.

Toutes les societes ont passe par ces periodes. Elles leur fournissent leurs reminiscences les plus vives, leur merveilleux, leur poesie, toutes leurs idees les plus fortes et les plus fecondes. Ce sont les bases necessaires des societes. Autrement, elles n'auraient rien dans leur memoire a quoi s'attacher, a quoi s'affectionner; elles ne tiendraient qu'a la poussiere de leur sol. Cette epo- que interessante dans Thistoire des peuples, c'est l'adoles- cence des peuples; c'est le moment ой leurs facultes se de- veloppent le plus puissammentA dont la memoire fait la jouissance et la le$on de leur age mur. Nous autres, nous n'avons rien de tel. Une brutale barbarie d'abord, ensuite une superstition grossiere, puis une domination etrangere, feroce, avilissante, dont le pouvoir national a plus tard herite l'esprit, voila la triste histoire de notre jeunesse. Cet age d'activite exuberante, du jeu exalte des forces morales des peuples, rien de semblable chez nous. L'epoque de notre vie sociale qui repond a ce moment a ete remplie par une existence t(rne et sombre, sans vigueur, sans ener- gie, que rien n'animait que le forfait, que rien n'adoucis- sait que la seniti.de. Point de souvenirs charmants, point d'images gracieuses dans la memoire, point de puissantes instructions dans la tradition nationale. Parcourez de Гоеіі tous les siecles que nous avons traverses, tout le sol que nous couvrons, vous ne trouverez pas un souvenir attachant, pas un monument venerable, qui vous parle des temps passes avec puissance, qui vous les retrace d'une maniere vivante et pittoresque. Nous ne vivons que dans le present le plus etroit, sans passe et sans avenir, au milieu d'un calme plat. Et si nous nous agitons parfois, ce n'est ni dans Tesperance ni dans le desir de quelque bien commun, mais dans la frivolite puerile de l'enfant qui se dresse et tend les mains au liochet que lui montre sa nourrice.

Le veritable developpement de Petre humain dans la societe n'a pas commence [******] pour un peuple tant que la vie n'est pas devenue plus reglee, plus facile, plus douce qu'au milieu des incertitudes du premier age. Tant que les societes se balancent encore sans convictions et sans regies, meme pour les choses journalieres, et que la vie n'est point constitute, comment voulez-vous que les germes du bien у murissent? C'est la encore la fermentation chaotique des choses du monde moral, semblable anx revolutions du globe qui out precede l'etat actuel de la planete. Nous en sommes encore la.

Nos premieres annees, passees dans un abrutissement immobile, n'ont laisse aucune trace dans nos esprits, et nous n'avons rien d'individuel sur quoi asseoir notre pensee; mais, isoles par une destinee etrange du mouvement uni- versel de Thumanite, nous n'avons rien recueilli non plus des idees traditives du genre humain. C'est sur ces idees pourtant que se fonde la vie des peuples; c'est de ces idees que se deroule leur avenir, et que provient leur develop- pement moral. Si nous voulons nous donner une attitude semblable a celle des autres peuples civilises, il faut, en quelque sorte, revenir chez nous sur toute l'education du genre humain. Nous avons pour cela Thistoire des peuples, et devant nous le resultat du mouvement des siecles. Sans doute cette tache est difficile, et il n'est point peut-etre donne к un homme d'epuiser ce vaste sujet; mais, avant tout, il faut savoir de quoi il s'agit, quelle est cette education du genre humain, quelle est la place que nous oc- cupons dans l'ordre general.

Les peuples ne vivent que par les fortes impressions que les ages ecoules laissent dans leurs esprits et par le contact avec les autres peuples. De cette maniere chaque indi- vidu se ressent de son rapport avec Thumanite entiere. «Qu'est-ce que la vie de l'homme, dit Ciceron, si la me- moire des faits anterieurs ne vient renouer le present au passe [††††††]? «Nous autres, venus au monde comme des enfants illegitimes, sans heritage, sans lien avec les hommes qui nous ont precedes sur la terre, nous n'avons rien dans nos coeurs des enseignements anterieurs a notre propre existence. II faut que chacun de nous cherche a renouer lui-meme le fil rompu dans la famille. Ce qui est habitude, instinct, chez les autres peuples, il faut que nous le fassions entrer dans nos tetes a coups de marteau. Nos souvenirs ne da- tent pas au-dela de la journee d'hier; nous sommes, pour ainsi dire, etrangers a nous-memes. Nous marchons si sin- gulierement dans le temps qu'a mesure que nous avangons la veille nous echappe sans retour. C'est une consequence naturelle d'une culture toute d'importation et d'imitation. II n'y a point chez nous de developpement intime, de prog- res naturel; les nouvelles idees balaient les anciennes, parce qu'elles ne viennent pas de celles-la et qu'elles nous tom- bent de je ne sais ou. Ne prenant que des idees toutes faites, la trace ineffable qu'un mouvement d'idees progressif grave dans les esprits, et qui fait leur force, ne sillonne pas nos intelligences. Nous grandissons, mais nous ne murissons pas; nous avangons, mais dans la ligne oblique, c'est-a- dire dans celle qui ne conduit pas au but, Nous sommes comme des enfants que Гоп n'a pas fait reflechir eux-me- mes; devenus hommes, ils n'ont rien de propre; tout leur savoir est sur la surface de leur etre, toute leur ame est hors d'eux. Voila precisement notre cas.

Les peuples sont tout autant des etres moraux que les individus. Les siecles font leur education, comme les annees font celle des personnes. En quelque sorte, on peut dire que nous sommes un peuple d'exception. Nous sommes du nombre de ces nations qui ne semblent pas faire partie integrante du genre humain mais qui n'existent que pour donner quelque grande legon au monde. L'enseignement que nous sommes destines a donner ne sera pas perdu as- surement, mais qui sait le jour ou nous nous retrouverons au milieu de Thumanite, et que de miseres nous eprouve- rons avant que nos destinees s'accomplissent?

Les peuples de ГЕигоре ont une physionomie commune, un air de famille. Malgre la division generale de ces peuples en branches latine et teutonique, en meridionaux et sep- tentrionaux, il у a un lien commun qui les unit tous dans un meme faisceau, bien visible pour quiconque a ap- profondi leur histoire generale. Vous savez qu'il n'y a pas bien longtemps encore que toute TEurope s'appelait la Chretiente, et que ce mot avait sa place dans le droit public. Outre ce caractere general, chacun de ces peuples a un caractere particulier; mais tout cela n'est.que de Thistoire et de la tradition. Cela fait le patrimoine hereditaire d'idees de ces peuples. Chaque individu у jouit de son usufruit, ramasse dans la vie, sans fatigue, sans travail, ces notions eparses dans la societe, et en fait son profit. Faites vous- meme le parallele et voyez ce que nous pouvons ainsi, dans le simple commerce, recueillir d'idees elementaires pour nous en servir, tant bien que mal, a nous diriger dans la vie? Et remarquez qu'il ne s'agit ici ni d'etude ni de lecture, de rien de litteraire ou de scientifique, mais simp- lement du contact des intelligences; de ces idees qui s'em- parent de Tenfant au berceau, qui l'environnent au milieu de ses jeux, que la mere lui souffle dans ses caresses; enfin, qui, sous la forme de sentiments divers, penetrent dans la moelle de ses os avec l'air qu'il respire, et qui ont deja fait son etre moral avant qu'il soit livr? au monde et a la societe. Voulez-vous savoir quelles sont ces idees? Ce sont les idees de devoir, de justice, de droit, d'ordre. Elles derivent des evenements memes qui у ont constitue la societe, elles sont des ?lements integrants du monde social de ces pays. C'est cela, Tatmosphere de TOccident; c'est plus que de l'histoire, c'est plus que de la psychologie, c'est la physiologie de Thomme de l'Europe. Qu'avez- vous a mettre a la place de cela chez nous?

Je ne sais si Гоп peut deduire de ce que nous venons de dire quelque chose de parfaitement absolu, et en venir de la a quelque principe rigoureux; mais on voit bien comment cette etrange situation d'un peuple qui ne peut rallier sa pensee a aucune suite d'idees progressivement develop- pees dans la societe, et se deroulant lentement les unes des autres, qui n'a pris part au mouvement general de l'esprit humain que par une imitation aveugle, superfi- cielle, tres souvent maladroite, des autres nations, doit puissamment influer sur l'esprit de chaque individu de ce peuple. Vous trouverez, en consequence, qu'im certain aplomb, une certaine methode dans l'esprit, une certaine logique nous manquent a tous. Le syllogisme de ГОссі- dent nous est inconnu. II у a quelque chose de plus que de la frivolite, dans nos meilleures tetes. Les meilleures idees, faute de liaison et de suite, steriles eblouissements, se paralysent dans nos cerveaux. II est dans la nature de Thomme de se perdre quand il ne trouve pas moyen de se lier a ce qui le precede et a ce qui le suit; toute consis- tance alors, toute certitude lui echappe; le sentiment de la duree permanente ne le guidant pas, il se trouve egare dans le monde. II у a de ces etres perdus dans tous les pays; chez nous, c'est le trait general. Ce n'est point cette le- gerete que Гоп reprochait jadis aux Frangais, et qui du reste n'etait qu'une maniere facile de concevoir les choses, qui n'excluait ni la profondeur ni l'etendue dans Tesprit, et qui mettait infiniment de la grace et du charme dans le commerce; c'est Tetourderie d'une vie sans experience et sans prevision, qui ne se rapporte a rien de plus qu'a l'existence ephemere de l'individu detache de l'espece; qui ne tient ni a Thonneur ni a l'avancement d'une com- munaute quelconque d'idees et d'interets, ni meme a ces heredites de famille et a cette foule de prescriptions et de perspectives qui composent, dans un ordre de choses fonde sur la memoire du passe et Tapprehension de l'avenir, et la vie publique et la vie privee. II n'y a absolument rien dans nos tetes de general; tout у est individuel, et tout у est flot- tant et incomplet. II у a meme, je trouve, dans notre regard je ne sais quoi d'etrangement vague, de froid, d'incertain, qui ressemble un peu a la physionomie des peuples places au plus bas de l'echelle sociale. En pays etranger, dans le Midi surtout, ou les physionomies sont si animees et si par- lantes, mainles fois, quand je comparais les visages de mes compatriotes avec ceux des indigenes, j'ai ete frappe de cet air muet de nos figures.

Des etrangers nous ont fait un merite d'une sorte de te- merite insouciante, que Гоп remarque surtout dans les classes inferieures de la nation. Mais, ne pouvant observer que certains effets isoles du caractere national, ils n'ont pu juger de l'ensemble. Ils n'ont pas vu que le meme principe qui nous rend quelquefois si audacieux fait aussi que nous som- mes toujours incapables de profondeur et de perseverance; ils n'ont pas vu que ce qui nous rend si indifferents aux ha- sards de la vie nous rend aussi tels a tout bien, a tout mal, a toute verite, a tout mensonge, et que c'est la justement ce qui nous prive de tous les puissants mobiles qui poussent les hommes dans les voies du perfectionnement; ils n'ont pas vu que c'est precisement cette audace paresseuse qui fait que, chez nous, les classes superieures memes, chose bien douloureuse a dire, ne sont pas exemptes des vices qui n'ap- partiennent ailleurs qu'aux toutes dernieres; ils n'ont pas vu enfin que, si nous avons quelques unes des vertus des peuples jeunos et peu avances dans la civilisation, nous n'en avons a u с une de celles des peuples murs et jouissant d'une haute culture. Je ne pretends pas dire certainement qu'il n'y a que vices parmi nous, et que vertus parmi les peuples de l'Euro- pe, a Dieu ne plaise! Mais je dis que, pour juger des peuples, c'est l'esprit general qui fait leur existence qu'il faut etudier; car c'est cet esprit seulement qui peut les porter vers un etat moral plus parfait et vers un developpement indefini, et поп tel ou tel trait de leur caractere.

Les masses sont soumises a certaines forces placees aux sommites de la societe. Elles ne pensent pas elles-memes; il у a parmi elles un certain nombre de penseurs qui pensent pour elles, qui donnent l'impulsion a l'intelligence collective de la nation et la font marcher. Tandis que le petit nombre medite, le reste sent, et le mouvement general a lieu. Excepte pour quelques races abruties, qui n'ont conserve de la nature humaine que la figure, cela est vrai pour tous les peuples de la terre. Les peuples primitifs de l'Europe, les Celtes, les Scandinaves, les Germains, avaient leurs druides, leurs scaldes, leurs bardes, qui etaient de puissants penseurs a leur fa$on. Voyez ces peuples du Nord de l'Ame- rique, que la civilisation materielle des Etats-Unis est si occupee a detruire: il у a parmi eux des hommes admirab- les de profondeur. Or, je vous le demande, ou sont nos sages, ou sont nos penseurs? Qui est-ce qui a jamais pense pour nous, qui est-ce qui pense aujourd'hui pour nous?

Et pourtant, situes entre les deux grandes divisions du monde, entre l'Orient et l'Occident, nous appuyant d'un coude sur la Chine et de l'autre sur l'Allemagne, nous devrions гё- unir en nous les deux grands principes de la nature intelli- gente, l'imagination et la raison, et joindre dans notre civilisation les histoires du globe entier. Ce n'est point la le role que la providence nous a departi. Loin de la, elle semb- le ne s'etre nullement occupee de notre destinee. Suspendant a notre egard son action bienfaisante sur l'esprit des hommes, elle nous a livres tout a fait a nous-memes; elle n'a voulu en rien se meler de nous, elle n'a voulu rien nous app- rendre. L'experience des temps est nulle pour nous. On di- rait, a nous voir, que la loi generale de l'humanile a ete revoquee pour nous. Solitaires dans le monde, nous n'avons rien donne au monde, nous n'avons rien pris au monde; nous n'avons pas verse une seule idee dans la masse des idees humaines; nous n'avons en rien contribue aux progres de l'esprit humain, et tout ce qui nous est revenu de ce progres, nous l'avons defigure. Rien, depuis le premier instant de notre existence sociale, n'a emane de nous pour le bien commun des hommes; pas une pensee utile n'a germe sur le sol sterile de notre patrie, pas une verite grande ne s'est Slancee du milieu de nous; nous ne nous sommes donne la peine de rien imaginer nous-memes, et de tout ce que les autres ont imagine nous n'avons emprunte que des apparen- ces trompeuses et le luxe inutile.

Chose singuliere! Meme dans le monde de la science, qui embrasse tout, notre histoire ne se rattache a rien, n'exp- lique rien, ne demontre rien. Si les hordes barbares qui bou- leverserent le monde n'avaient traverse le pays que nous habitons avant de se precipiter sur l'Occident, a peine aurions-nous fourni un chapitre a l'histoire universelle. Pour nous faire remarquer, il nous a fallu nous etendre du detroit de Behring jusqu'a l'Oder. Une fois, un grand hom- me voulut nous civiliser et, pour nous donner l'avant-gofit des lumieres, il nous jeta le manteau de la civilisation: nous ramassames le manteau, mais nous ne touchames point amp; la civilisation. Une autre fois, un autre grand Prince, nous associant a sa mission glorieuse, nous mena victorieux d'un bout de l'Europe a l'autre: revenus chez nous de cette marche triomphale a travers les pays les plus civilises du monde, nous ne rapportames que de mauvaises idees et de funestes erreurs, dont une immense calamite, qui nous recula d'un demi-siecle, fut le resultat Nous avons je ne sais quoi dans le sang qui repousse tout veritable progres. Enfin, nous n'avons vecu, nous ne vivons que pour servir de quelque grande legon aux lointaines posterites qui en auront l'intel- ligence; aujourd'hui, quoi que Гоп dise, nous faisons lacune dans l'ordre intellectuel. Je ne puis me lasser d'admirer ce vide et cette solitude etonnante de notre existence sociale. II у a la certainement la part d'une destin?e inconcevable. Mais il у a la aussi, sans doute, la part de Пютте, comme en tout ce qui arrive dans le monde moral. Interrogeons encore riiistoire: c'est elle qui explique les peuples.

Tandis que du sein de la lutte entre la barbarie 6nergi- que des peuples du Nord et la haute pensee de la religion s'elevait l'edifice de la civilisation moderne, que faisions- nous? Pousses par une destinee fatale, nous allions chercher dans la miserable Byzance, objet du profond mepris do ces peuples, le code moral qui devait faire notre Education. Un moment auparavant, un esprit ambitieux * avait enle- ve cette famille a la fraternite universelle: c'est l'idee ainsi defiguree par la passion humaine que nous recueillimes. Le principe vivifiant de l'unite animait tout alors en Europe. Tout у emanait de la, et tout у convergeait. Tout lemou- vement intellectuel de ces temps ne tendait qu'a constituer l'unit6 de la pensee humaine, et toute impulsion provenait de ce besoin puissant d'arriver a une id?e universelle, qui est le genie des temps modernes. Etrangers a ce principe merveilleux, nous devenions la proie de la conquete 7. Et quand, affranchis du joug etranger, nous aurions pu, si nous n'eussions ete separes de la famille commune, profiter des idees ecloses pendant ce temps parmi nos freres d'Occi- dent, c'est dans une servitude plus dure encore, sanctifiee

6 Аргёз avoir fait clairement allusion amp; Pierre le Grand et Alexandre Ier, Tchaadaev utilise, pour evoquer le mouvement de- cembriste, une formule h double sens.

* Photius.

1 Allusion h. la conquete tatare, au XIIIе siecle» 4 П. Я. Чаадаев, т. 1

qu'elle etait par le fait de notre delivrance, que nous tom- bames [‡‡‡‡‡‡].

Que de vives lumieres avaient deja jailli alors ш Europe des tenebres apparentes dont elle avait ete couverte! La plu- part des connaissances dont l'esprit humain s'enorgueillit aujourd'hui avaient ete dejik pressenties dans les esprits; le caractere de la societe moderne avait ete deja fixe; et, en se repliant sur Tantiquite paienne, le monde chretien avait retrouve les formes du beau qui lui manquaient encore. Relegues dans notre schisme, rien de ce qui se passait en Europe n'arrivait jusqu'a nous. Nous n'avions rien a demeler avec La grande affaire du monde. Les qualites emi- nentes dont la religion avait dote les peuples modernes, et qui, aux yeux d'une saine raison, les elevent autant au-des- sus des peuples anciens que ceux-la etaient eleves au-dessus des Hottentots et des Lapons; ces forces nouvelles dont elle avait enrichi l'intelligence humaine; ces moeurs que la soumission a une autorite desarmee avait rendues aussi donees qu'elles avaient 6te d'abord brutales: rien de tout cela ne s'etait fait chez nous. Malgre le nom de Chretiens que nous portions, quand le christianisme s'avangait majestueu- sement dans la voie qui lui etait tracee par son divin fonda- teur et entrainait les generations apres lui, nous ne bougions pas. Tandis que le monde se reconstruisait tout entier, rien ne s'edifiait chez nous: nous restions biottis dans nos masures de soliveaux et de chaume. En un mot, les nouvelles desti- nees du genre humain ne s'accomplissaient pas pour nous. Chretiens, le fruit du christianisme ne murissait pas pour nous.

Je vous le demande, n'est-il pas absurde de supposer, comme on le fait generalement chez nous, que ce progres des peuples de ГЕигоре, si lentement орёгё, et par Taction di- recte et evidente d'une force morale unique, nous pouvons nous Гарргоргіег tout d'un trait, et sans nous donner seu- lement la peine de nous informer comment il s'est fait?

On ne comprend rien au christianisme, si Гоп no congoit pas qu'il у a en lui une face purement historique, qui fait si essentiellement partie du dogme qu'elle renferme, en quelque sorte, toute la philosophie du christianisme, puisqu'elle fait voir ce qu'il a fait pour les hommes et ce qu'il doit faire pour eux a l'avenir. C'est ainsi que la religion chretienne apparail 11011 seulement corame un systeme moral, congu dans les formes perissables de l'esprit humain, mais comme une puissance divine, eternelle, agissant universellement dans le monde intellectuel, et dont Taction visible doit nous etre ші enseignement perpetuel. C'est la le propre sens du dogme exprime dans le symbole par la foi en une Eglise universelle.

Dans le monde chretien, tout doit necessairement con- (ourir a l'etablissement d'un ordre parfait sur la terre, et у concotut en effet. Autrement la parole du Seigneur serait dementie par le fait. II ne serait pas au milieu de son Eglise jusqu'a la fin des siecles. L'ordro nouveau, le regne de Dieu, que la redemption devait effectuer, ne differerait pas de Tordre ancien, du regne du mal, qu'elle devait aneantir; et il n'y aurait encore que cette perfectibilite imaginaire que rove la philosophie et que dement chaque page de l'histoire: vaine agitation de l'esprit, qui ne satisfait qu'aux besoins de l'etre materiel et qui n'a jamais eleve l'homme a quelques hauteurs que pour le precipiter dans des abimes plus profonds.

Mais enfin, me direz-vous, no sommes-nous done pas Chretiens, et ne saurait-on etre civilise qu'a la maniere de Г Europe? Sans doute, nous sommes Chretiens: mais les Abyssins ne le sont-ils pas aussi? Certainement on pent etre civilise autrement qu'en Europe: ne l'est-on pas au Japon, et plus meme qu'en Russie, s'il faut en croire un de nos compatriotes 9? Croyez-vous que ce soit le christianisme des Abyssins et la civilisation des Japonais qui ameneront cet ordre de choses dont je viens de parler tout a l'heure, et qui est la destinee derniere de l'espece humaine? Croyez-vous que ce sont ces aberrations absurdes des verites divines et humaines qui feront descendre le ciel sur la terre?

II у a deux choses tres distinctes dans le christianisme: l'une, c'est son action sur l'individu; l'autre, c'est son action sur Г intelligence universelle. Elles se confondent na- turellement dans la raison supreme et aboutissent necessairement a la meme fin. Mais la duree dans laquelle les eter- nels desseins de la sagesse divine se realisent ne saurait etre embrassee par notre vue Ьогпёе. II faut que nous distingui- ons Taction divine se manifestant dans un temps donne, dans la vie de l'homme, de celle qui n'a lieu que dans Tin- fini. Au jour de raccomplissement final de l'oeuvre de la redemption, tous les coeurs et tous les esprits ne feront qu'un seul sentiment et une seule pensee, et tous les murs qui se- parent les peuples et les communions s'abattront. Mais aujourd'hui il importe a chacun de savoir comment il est place dans l'ordre de la vocation generale des Chretiens, c'est-a-dire quels sont les moyens qu'il trouve en lui pour cooperer a la fin proposee a la societe humaine enti?re.

II у a done necessairement un certain cercle d'idees dans lequel se meuvent les esprits dans la societe ou cette fin doit s'accomplir, c'est-a-dire 1amp; ou la pensee revelee doit murir et arriver a toute sa plenitude. Ce cercle d'idees, cette sphere morale у produisent naturellement un certain mode d'exis- tence et un point de vue qui, sans у etre precisement les me- mes pour chacun, par rapport a nous comme par rapport a tous les peuples non europeens, font une meme maniere d'etre, resultat de cet immense travail intellectuel de dix- huit siecles, ou toutes les passions, tous les int^rets, toutes les souffrances, toutes les imaginations, tons les efforts de la raison ont participe.

Toutes les nations de l'Europe se tenaient par la main en avan^ant dans les siecles. Quelque chose qu'elles fassent aujourd'hui pour diverger chacune dans leur sens, elles se retrouvent toujours sur la meme route. Pour concevoir le d6veloppement de famille de ces peuples, il n'est pas besom d'?tudier l'histoire: lisez seulement le Tasse, et voyez- les tous prosternes au pied de Jerusalem [§§§§§§]; rappelez-vous que, pendant quinze siecles, ils n'ont eu qu'un seul idiome pour parler a Dieu, qu'une seule autorite morale, qu'une seule conviction; songez que, pendant quinze siecles, cha- que annee, le meme jour, a la meme heure, dans les memes paroles, tous a la fois, ils elevaient leurs voix vers l'Etre supreme, pour celebrer sa gloire dans le plus grand de ses bienfaits: admirable concert, plus sublime mille fois que toutes les harmonies du monde physique! Or, puisque cette sphere ou vivent les hommes de l'Europe, et qui est la seule ou I'espece humaine puisse arriver a sa destinee finale, est le resultat de Г influence que la religion a exercee parmi euxt il est clair que, si jusqu'ici la faiblesse de nos croyances ou I'insuffisance de notre dogme nous a tenus en dehors de ce mouvement universel dans lequel l'idee sociale du chris- iianisme s'est developpee et s'est formulee, et nous a rejetes dans la categorie des peuples qui ne doivent profiter qu'in- diroctement et fort tard de l'effet complet du christianisme, il faut chercher a ranimer nos croyances par tous les moyens possibles, et a nous donner une impulsion vraiment chreti- enne, car c'esi le christianisme qui a fait tout la-bas. Voila со que j'ai voulu dire lorsque je vous disais qu'il fallait re- commencer chez nous l'education du genre humain.

Toute Thistoire de la society moderne se passe sur le terrain de Горіпіоп. C'est done la une veritable education. Instituee primitivement sur cette base, elle n'a marche que par la pensee. Les interets у ont toujours suivi les idees et ne les ont jamais precedees. Toujours les opinions у ont pro- duit les interets et jamais les interets n'y ont provoque les opinions. Toutes les revolutions politiques n'y furent, dans le principe, que des revolutions morales. On a cherche la verite, et Гоп a trouv? la liberte et le bien-etre. De cette maniere s'expliquent[*******] le phenomene de la societe moderne et sa civilisation: autrement, on n'y comprendrait rien.

Persecutions religieuses, martyres[†††††††], propagation du christianisme, heresies, conciles: voila les evenements qui remplisent les premiers siecles. Le mouvement de cette epoque tout entier, sans en excepter Г invasion des barba- res, se rattache a ces efforts de Tenfance de Г esprit moderne, Formation de la hierarchie, centralisation du pouvoir spirituel, propagation continuee de la religion dans les pays du Nord, c'est ce qui remplit la seconde epoque.Vient apres 1'exaltation du sentiment religieux au supreme degr6, et l'affermissement de l'autorite religieuse. Le developpement philosophique et litteraire de 1'intelligence et la culture des moeurs sous l'empire de la religion achevent cette histoire, que Гоп peut appeler sacree tout autant que celle de 1'ancien peuple elu. Enfin, c'est encore une reaction religieuse, un nouvel essor donne a 1'esprit Іш- main par la religion, qui determine la face actuelle de la socl^te. Ainsi le grand interet, on peut dire le seul, ne fut jamais chez les peuples modernes que celui de Горіпіоп. Tous les interets materiels, positifs, personnels, s'absor- baient dans celui-li,

Je sais qu'au lieu d'admirer ce prodigieux elan de la nature humaine vers sa perfection possible, on a appele cela fanatisme et superstition. Mais, quelque chose que Гоп dise, jugez quelle empreinte profonde un developpement social tout entier produit par un seul sentiment, dans le bien comme dans le mal, a du laisser dans le caractere de ces peuples! Qu'une philosophie superficielle fasse tout le bruit qu'elle voudra a propos de guerres de religion, des buchers allumes par l'intolerance; pour nous, nous ne pou- vons qu'envier le sort des peuples qui, dans ce choc des opinions, dans ces conflits sanglants pour la cause de la verite, se sont fait un monde d'idees dont il nous est impossible de nous faire seulement une image, encore moins de nous у transporter de corps et d'ame, comme nous en avons la pretention.

Encore une fois, tout n'est pas assurement raison, ver- tu, religion, clans les pays de ГЕигоре, il s'en faut. Mais tout у est mysterieusement domine par la puissance qui у a regne souverainement pendant une suite de siecles; tout у est le resultat de ce long enchainement de faits et d'idees qui a produit l'etat present de la societe. En voici, entre autres, une preuve. La nation dont la physionomie est le plus fortement caracterisee, dont les institutions sont les plus empreintes de l'esprit moclerne, les Anglais, nront a proprement parler qu'une histoire religieuse. Leur der- niere revolution 13, a laquelle ils doivent leur liberte et leur prosperite, ainsi que toute la suite des evenements qui ont amene cette revolution, en remontant jusqu'a Henri VIII, ne sont qu'on developpement religieux. Dans toute cette periode, l'interet proprement politique n'ap- parait que comme un mobile secondaire; quelquefois il disparait tout entier, ou il est sacrifie a celui de l'opinion. Et au moment ou j'ecris ces lignes *, c'est encore l'interet de la religion qui agite cette terre privilegiee 14. Mais, en general, quel est le peuple de l'Europe qui ne trouverait dans sa conscience nationale, s'il se donnait la peine de Гу chercher, cet element particulier qui, sous la forme d'une sainte pensee, fut constamnient le principe vivifiant,

Гате de son etre social, dans toute la duree de son existence?

L'action du christianisme n'est nullement bornee a son influence immediate et directe sur l'esprit des homines. L'immense resultat qu'il est destine a produire ne doit 6tre que l'effet d'une multitude de combinaisons morales, intellectuelles et sociales, ou la liberte parfaite de l'esprit humain doit trouver necessairement toute latitude possible. On conQoit done que tout ce qui s'est fait des le premier jour de notre ere, ou plutot des le moment oil le Sauveur du monde a dit a ses disciples: «Allez, prechez VEvangile a toute creature [‡‡‡‡‡‡‡]gt;gt;, toutes les attaques dirigees contre le christianisme у comprises, rentre parfaitement dans cette idee generale de son influenco. 11 suffit de voir l'empire du Christ s'exer^ant universellement dans les coeurs, que ce soit avec connaissance ou dans Tignorance, de gre ou de force, pour reconnaitre l'accomplissement de ses oracles. Ainsi, malgre tout ce qu'il у a d'incomplet, de vicieux, de coupable clans la societe europeenne telle qu'elle est faite aujourd'hui, il n'en est pas moins vrai que le regne de Dieu s'y trouve en quelque sorte realise, parce qu'elle contient le principe d'un progrcs indefini, et qu'elle pos- sede en germe et en elements tout ce qu'il faut pour qu'il s'etablisse un jour definitivement sur la terre.

Avant de terminer, Madame, ces reflexions sur Tinfluen- ce que la religion a exercee sur la societe, je vuis transcrire ici ce que j'en ai dit autrefois dans un ecrit que vous ne con- naissez pas.

«II est certain, disais-je, que, tant que l'on ne voit pas Taction du christianisme partout ou la pensee liumaine у touclie de quelque maniere que ce soit, lors тёте que ce n'est que pour le combattre, on n'en a point une idee nette. Partout ou le nom du Christ est prononce, ce nom seul entrame les liommes, quoi qu'ils fassent. Rien ne fait mieux voir l'origine divine de cette religion que ce caractere d'universalite absolue qui fait qu'elle s'insinue dan3 les ames de toutes les manieres possibles; qu'elle s'empare des esprits a leur insu, les domine, les subjugue, lors тёте qu'ils semblent lui i^esister le plus, en introduisant dans l'intelligence des verites qui n'y etaient pas auparavant,; en faisant eprouver au coeur des emotions qu'il n'avait

« Marc 1G, 1-5.

jamais ressenties, en nous inspirant des sentiments qui nous placent, sans que nous le sachions,, dans l'ordre general. C'est ainsi que l'emploi de chaque individualite se trouve par elle determine,; et qu'elle fait tout concourir a une seule fin. En envisageant le christianisme de ce point de vuet chacun des oracles du Christ devient d'une verite palpable. On voit pour lors distinctement le jeu de tous les leviers que sa main toute-puissante met en mouvement pour conduire rhomme a sa destination, sans attenter a sa liberty sans paralyser aucune des forces de sa nature,; mais au contraire en ajoutant a leur intensite et en exaltant jusqu'a l'infini tout ce qu'il possede de puissance propre. On voit que nul element moral ne reste inactif dans l'eco- nomie nouvelle^ que les capacites les plus energiques de la pens?e, aussi bien que l'expansion chaleureuse du sentiment,^ que l'hero'isme d'une ame forte, aussi bien que l'abandon d'un esprit soumis, que tout у trouve place et application. Accessible a toute creature intelligente, s'associant a chaque pulsation de notre coeur, quelle qu'elle puisse ctre, la pen- see r?velee emporte tout avec elle,; et s'agrandit et se for- tifie des obstacles memes qu'elle rencontre. Avec le genie elle s'eleve a une hauteur inabordable au reste des humains; avec 1'esprit timide elle ne marche que terre a terre et ne s'avance qu'a pas comptes; dans une raison meditative^ elle est absolue et profonde; dans une ame dominee par l'imagination, elle est etheree et feconde en images; dans le coeur tendre et aimant, elle se dissout en charite et en amour; toujours elle va de front avec toute intelligence qui se livre a elle, la remplissant de chaleur, de force et de clarte. Voyez quelle diversite de natures,; quelle multipli- cite de forces elle fait agir; que de puissances differentesfl qui ne font qu'une chose; que de coeurs diversement con- struits, qui ne battent que pour une seule idee!

«Mais Taction du christianisme sur la societe,: en general, est encore plus admirable. Que l'on deroule le tableau entier du developpement de la societe nouvelle, on verra le christianisme transformant tous les interets des hommes en ses propres interets,; remplagant partout le besoin materiel par le besoin morale suscitant dans le domaine de la pensee ces grands debats dont l'histoire d'aucune autre epoque ni d'aucune autre societe n'offre d'exemple,, ces luttes terribles entre les opinions,, ou la vie tout entiere des peuples devenait une grande idee et un sentiment infini: on verra tout devenir lui, et rien que lui, la vie privee et la vie publique, la famille et la patrie, la science et la poesie, la raison et l'imagination, les souvenirs et les esperances, les jouissances et les douleurs. Heureux ceux qui, dans ce grand mouvement imprime au monde par Dieu meme, ont en leur coeur la conscience intime des effets qu'ils operent; mais tous n'y sont pas instruments actifs, tous n'agissent pas avec connaissance; des multitudes necessairement s'y meuvent aveuglement, atomes inanimes, masses inertes, sans connaitre les forces qui les mettent en mouvement, sans entrevoir le but vers lequel ils sont pousses».

II est temps de revenir a vous, Madame. J'avoue que j'ai peine a me detacher de ces vues generates. C'est du tableau qui s'offreames yeux de cette hauteur que je tire toutes mes consolations; c'est dans la douce croyance des feli- cites a venir des hommes que je me refugie, alors qu'obsede par la facheuse realite qui m'environne je me sens le besoin de respirer un air plus pur, de regarder un ciel plus serein. Je ne crois pas cependant avoir abuse de votre temps. II fallait vous faire connaitre le point de vue d'oii l'on doit envisager le monde chretien, et ce quo, nous autres, nous faisons dans ce monde. J'ai du vous paraitre amer en par- lant de notre pays: je n'ai pourtant dit que la verite, et pas meme toute la verite. Du reste, la raison chretienne ne souffre aucune sorte d'aveuglement, et celui du pre- juge national moins que tout autre, attendu que c'est celui qui divise le plus les hommes.

Voila une lettre bien longue, Madame. Je crois que nous avons tous les deux besoin de reprendre haleine. Je pensais, en commengant, que je pourrais vous dire en peu de mots ce que j'avais a vous dire. En у songeant mieux, je trouve qu'il у a la de quoi faire un volume. Cela vous arrange-t-il, Madame? Vous me le direz. Mais, en tout cas, vous ne pourrez eviter une seconde lettre, car nous n'avons fait qu'aborder le sujetie. En attendant, je vous serais tres oblige si vous vouliez bien regarder la prolixity do la premiere comme un dedommagement pour le temps que je vous ai fait attendre. J'avais pris la plume le jour meme ou je regus votre lettre: de tristes et fatigantes preoccupations m'absorbaient alors tout entier; il fallait

Ici se termine la version du Telescope*

m'en debarrasser d'abord, avant de me mettre a vous par- ler de choses si graves; apres cela, il fallait recopier mon griffonnago, qui etait absolument indechiffrable. Cette fois, vous n'attendrez pas longtemps; des demain je rep- rends la plume,

Necropolis 17. 182У. ler decembre.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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