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LETTRE V   Much of the soul they talk, but all awry milton[††††††††††]

Vous voyez que tout nous ramene a ce principe absolu que la raison de l'homme ne saurait se donner une loi h elle-meme, pas plus qu'elle n'en saurait donner une a toute autre chose creee.
Comme la loi de la nature physique, la loi de la nature morale nous est done donnee une fois pour toutes: si nous trouvons Г une toute faite, il n'y a nulle raison que nous ne trouvions Г autre toute faite aussi. Mais telle [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡] la lumiere de ces soleils qui roulent en d'autres cieux, mais dont le rayon nous parvient pourtant quoique affaibli, telle la lumiere de la loi morale nous luit aussi d'une region lointaine et ignoree: a nous d'avoir l'oeil ouvert pour la recevoir alors qu'elle vient a briller devant nous. Vous avez vu que nous sommes arrives a ces resultats par des inductions logiques qui nous ont fait decouvrir certaines identites entre l'ordre mat6riel et l'ordre intellectuel. La psychologie de l-'ecole part h peu pres du meme point, mais elle n'arrive pas aux memes consequences. Elle ne prend a la science de la nature que l'observation, c'est-a-dire ce qu'il у a de moins applicable a l'objet de son etude. Au lieu done de s'elever a la veritable unite des choses, elle ne fait que confondre ce qui doit demeurer eternellement separe; au lieu de trouver la loi, elle trouve le chaos. Sans doute il existe une unitS absolue dans Tensemble des etres; et c'est precisement ce que nous-memes nous cherchons a demontrer de notre mieux; il у a plus: c'est la le credo de toute saine philosophie. Mais cette unite, c'est l'unite objective, completement en dehors de la realite sensible; fait immense sans doute, qui repand une lumiere ineffable sur le grand Tout, qui donne la logique des causes et des fins, mais qui n'a rien de coramun avec cette espece de pantheisme que professent la plupart des philoso- phes de nos jours, doctrine funeste qui colore aujourd'hui de sa teinte fausse tous les systemes philosophiques, qui fait qu'il n'y a plus aujourd'hui de systeme quelconque qui, malgre ses belles promesses de spiritualisme, ne finisse par traiter le fait spirituel exactement comme s'il avait affaire au fait materiel.

L'esprit par sa nature tend a l'unite: mais malheureuse- ment on n'a pas encore bien compris en quoi consiste l'unite reelle des choses. Pour vous en convaincre, voyez comment la g?neralite des esprits congoit la duree de 1'ame. Un Dieu eternel et une ame eternelle comme lui, un infini absolu et un autre infini absolu en presence de celui-la, est-ce chose possible? L'infini absolu n'est-ce point la perfection absolue? Comment done у aurait-il deux Stres eter- nels, deux etres parfaits l'un en face de l'autre? Mais voici le fait. Comme il n'y a nul motif legitime d'admettre, dans l'etre forme d'intelligence et de matiere, l'aneantissement simultane des deux natures qui le composent, il etait na- turel que l'esprit humain en vint a l'idee de la survivance de l'une de ces natures a l'autre. Mais c'est a quoi il fallait s'en tenir. Que je vive cent mille ans apres ce moment que j'appelle la mort, et qui n'est rien qu'un phenomene physique n'ayant rien a faire a mon etre intellectuel, il у a loin encore dela a l'eternite. Et, comme toutes les idees instinc- tives de l'homme, l'idee de l'immortalite de 1'ame fut simple et raisonnable d'abord; mais, une fois tombee sur le sol trop fecond de l'Orient, elle у grandit demesurement et, toujours grandissant, elle arriva un jour a ce dogme impie qui confond la creature avec le Createur, qui rompt la ligne qui les separe a tout jamais, qui accable l'esprit du poids immense d'un avenir sans terme, et qui mele et brouille tout. Apres cela, en s'introduisant dans le christianisme a la suite de maintes choses qu'il herita des pa'iens, elle se donna tout 1'appui de cette puissance nouvelle, et c'est ainsi qu'elle parvint a subjuguer completement le cceur humain. Personne n'ignore cependant que la religion chretienne considere la vie eternelle comme la recompense d'une vie parfaitement sainte; si done il faut meriter la vie eternelle, il est clair qu'il ne faut pas l'avoir possed6e auparavant; si la vie eternelle n'est que le prix d'une vie parfaite, comment se trouverait-elle au bout d'une existence passee dans le peche? Chose etonnante! Eclaire par la plus haute des lumieres, l'esprit humain ne peut, malgre cela, se saisir de la verite complete: toujours il oscille entre le vrai et le faux.

II faut le dire, toute philosophie se renferme necessairement dans un certain cercle fatal, d'ou il lui est impossible de sortir. En morale, c'est toujours une loi qu'elle se present elle-meme d'abord, et a laquelle ensuite elle se met a obeir on ne sait ni comment ni pourquoi; en metaphysique, c'est toujours un principe qu'elle pose pre- mierement, et dont elle fait decouler ensuite tout un monde de choses de sa creation. C'est done toujours une petition de principe; mais elle est inevitable: autrement, qu'aurait la raison a faire dans tout cela? Rien du tout, cela est evident.

Voici, par exemple, comment procede la philosophie la plus positive, la plus rigoureuse de notre temps 3. Elle commence par poser en fait que, notre raison etant l'instru- ment donne de la connaissance, c'est notre raison qu'il faut avant tout apprendre a connaitre: sans cela, dit-elle, pas moyen d'en faire un usage convenable. Apres cela elle se mit a dissequer, amp; depecer cette raison de son mieux. Or, ce travail preliminaire, ce travail indispensable, cette anatomie de l'intelligence, avec quoi le fait-elle? N'est- ce pas avec cette meme raison? Ainsi, reduite dans sa toute premiere et sa plus importante operation a un outil dont elle ne sait pas encore se servir, d'apres son propre aveu, comment fera-t-elle pour arriver a la connaissance qu'elle recherche? On ne le congoit pas. Mais ce n'est pas tout. Plus sure de son fait que toutes les philosophies qui l'ont

3 Allusion a l'Ecole ecossaise, deja mcntionnee dans la Lettre IV, p. 1C8.

precedee, elle declare qu'il faut traiter l'esprit absolument comme les objets exterieurs. Le meme оетй done avec lequel vous voyez le monde, vous fera voir aussi votre propre etre; comme vous posez le monde devant vous, de meme vous pouvez vous poser vous-memes devant vous; comme vous meditez sur le monde, comme vous experimentez sur le monde, meditez, experimentez sur votre propre etre. La loi d'identite etant commune a la nature et a Intelligence, vous pouvez operer de meme maniere sur l'une et sur l'autre: si vous concluez d'une serie de phenomenes identiques, dans l'ordre materiel, a un phenomene general, qui vous empeche de conclure de meme fagon, dans l'ordre intellectuel, d'une suite de faits semblables a un fait universel? Comme le fait physique vous est connu d'avance, vous pouvez prevoir le fait moral avec la meme certitude: il n'y qu'a agir en psychologie comme on agit en physique.

Telle est la philosophie empirique. Heureusement cette philosophie n'est plus aujourd'hui que la pensee indivi- duelle de quelques esprits paresseux qui s'obstinent encore a demeurer dans leurs vieilles ornieres.

Une lumiere nouvelle pointe deja a travers nos obscu- rites, et tout ce qui se passe aujourd'hui dans la region philosophique, jusqu'a cet Eclectisme si benevole, si of- ficieux qu'il semble n'aspirer qu'a s'effacer lui-meme[§§§§§§§§§§], tout concourt a nous ramener dans de meilleures voies. Parmi les sagesses du jour, il en est une surtout qu'il faut distinguer des autres. C'est une espece de Platonisme subtil, creation recente de la profonde et reveuse Germanie; c'est un Idealisme transcendant [***********], tout plein d'une haute poesie rationnelle, et qui a fait deja branler sur sa base l'antique edifice des superstitions philosophiques. Mais il ne vit en^ core que dans les spheres etherees ou l'on a de la peine a respirer. A le voir planer dans son atmosphere diaphane, tantot eclair^ par je ne sais quelle lumi5re douce et suave, tantot s'eclipser dans un crepuscule douteux ou sombre, on dirait un de ces mirages fantastiques qui flottent par- fois au ciel du midi et disparaissent l'instant d'apres sans laisser de trace ni dans les airrs ni dans le souvenir. Es- perons que cette belle et grandiose pensee descendra bien- tot dans la region habitable: alors nous la saluerons de nos plus vives sympathies. En attendant, laissons-la pour- suivre sa course vagabonde, et nous, continuons la route plus sure que nous nous sommes tracee.

Que si done nous avons congu le mouvement du monde moral comme etant l'effet d'une impulsion primitive tout comme celui du monde physique [†††††††††††], «ne suit-il pas de la que ces deux mouvements, dans leur continuity sont soumis aussi aux memes lois, et que par consequent tous les phe- nomenes de Intelligence ne sont que le resultat de cette analogie? De meme done que le choc des corps continue dans la nature cette premiere impulsion communiquee a la matiere, c'est le choc des intelligences qui continue le mouvement de l'esprit; de meme que chaque chose dans la nature est liee a tout ce qui la precede et a tout ce qui la suit, chaque individu humain et chaque pensee humaine sont Нёз a tous les etres humains et a toutes les pensees humai- nes qui les ont precedes et qui les suivront; comme la nature est une, toute la suite des hommes, selon l'expression pitto- resque de Pascal, est un seul homme qui exisie toujours[‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡], et chacun de nous participe directement a l'oeuvre intel- lectuelle qui se consomme a travers les siecles.

Enfin, de meme qu'un certain travail plastique et perpetuel des elements materiels ou des atomes, c'est-a-dire la generation des etres physiques, constitue la nature materielle, de meme un travail semblable des elements intellectuels ou des idees, c'est-a-dire la generation des esprits, constitue [§§§§§§§§§§§] la nature intelligente; et de meme que je con^ois toute la matiere tangible comme un seul tout, je dois concevoir aussi l'en- semble des intelligences comme une seule et unique intelligence.

Le principal vehicule de la procreation des esprits est, comme de raison, la parole: sans elle on ne saurait s'ima- giner ni l'origine de Intelligence dans l'individu ni son developpement dans le genre humain. Mais la parole seule ne suffit pas pour produire le grand phenomene de Intelligence universelle; il s'en faut qu'elle fasse toute la communication entre les hommes, et par consequent qu'elle comprenne toute Taction intellectuelle s'exergant dans le monde. Mille liens invisibles unissent les pens6es d'un etre raisonnable к celles d'un autre; nos pensees les plus intimes trouvent toutes sortes de moyens de se reproduire au-dehors; en se repandant, en se croisant, elles se confon- dent, se combinent, passent d'un esprit а Г autre, germent, fructifient, et finalement engendrent la raison g6n6rale. Une idee quelquefois en se manifestant ne semble causer aucune impression sur les objets environnants; cepen- dant le mouvement a ete communique, le choc a eu lieu; en son temps elle trouvera une pensee affine qu'elle ebranlera par son attouchement, et alors vous la verrez reparaitre au jour et produire quelque surprenant effet dans le monde intellectuel. Vous connaissez cette experience de physique: on suspend plusieurs boules sur un fil horizontal; on ecarte la premiere; c'est la derniere qui part, les intermedials reslant en repos. Voila comment l'idee se trans- met a travers les cerveaux des hommes *. Que de pensees grandes et belles, parties de je ne sais ou, ont envahi des multitudes et des generations sans nombre! Que de hautes verites vivent, agissent, regnent ou brillent parmi nous, puissances formidables ou lumteres eclatantesf sans que Ton sache ni d'ou elles sont venues ni comment elles on! parcouru les temps et les espaces.

«La nature, dit quelque part Сісбгоп, a dispose la face humaine pour representer les sentiments caches de notre coeur: quelque affection que nous eprouvions, nos yeux la rendent toujours l0.» Cela est parfaitement vrai; tout dans I'etre intelligent traduit sa pensee intime: l'homme tout entier se communique a son semblable, et ainsi s'engendrent les intelligences. Car Г intelligence ne se produit pas plus miraculeusement qu'autre

* On sait quo la fameuse demonstration de Г existence do Dieu attribuSe a Descartes fut inventee par saint Anselme au XIе siecle. Elle etait restee enfouie dans un coin de Tesprit humain depuis tantot cinq cents ans quand Descartes vint et la livra a la philosophie 9.

  1. Affirmation bien rapide: Targument «ontologique» est un des lieux communs de la scolastique.
  2. CICERON, De legibus, I, chap. IX, 26—27.

chose: c'est une generation comme une autre. Une seule et meme loi preside a toute production de quelque nature qu'elle soit; rien ne s'engendre que par le contact ou la fusion des etres; nulle force, nul pouvoir n'agit d'une maniere isolee. II faut seulement remarquer que le fait meme de la generation se passe dans une certaine region soustraite a notre perception directe. Ainsi, comme dans le monde physique ou vous voyez les effets des differentes puissances de la nature telles que l'attraction, l'assimilation, l'affinite, etc., mais ou vous arrivez en dernier resultat a un fait in- saisissable, a l'acte qui confere la vie physique, de meme dans le monde intelligent on voit bien les effets des differentes puissances humaines, mais en definitive on arrive a une chose qui sort du domaine de notre perception immediate, a l'acte qui confere la vie intellectuelle.

Quant a cette intelligence universelle qui repond a la ma- tiere universelle, au sein de laquelle s'operent les phenomenes moraux comme les phenomenes physiques s'operent au sein de la materialite, c'est tout simplement la somme du toutes les idees qui vivent dans le souvenir humain. II faut que 1'idee traverse un certain nombre de generations pour devenir le patrimoine de l'humanite: en d'autres termes, l'idee ne tombe dans le domaine de la raison generale qu'a l'etat de tradition n. Mais il ne s'agit point ici des traditions seules que l'histoire et la science fournissent a l'esprit humain, et qui ne font qu'une partie du souvenir universel. II en est qui ne furent jamais ni recitees devant les peuples assembles, ni chantees par des rhapsodes; qui ne furent jamais tracees ni sur la colonne ni sur leparchemin; dont les dates ne furent jamais verifiees par le calcul et par le cours des astres; que la critique ne pesa jamais dans sa balance partiale; mais qu'une main inconnue depose dans l'interieur des ames, que le premier sourire de la mere, la premiere caresse du pere apportent au coeur nouveau-ne. Voila les souvenirs puissants dans lesquels se resume l'experience des ages: chaque individu les recueille avec l'air qu'il respire. C'est le milieu dans lequel s'accomplissent toutes les merveilles de l'intelligence. Sans doute cette experience cacheedes temps n'arrive point complete a chaque fraction humaine; mais elle forme la substance intellectuelle del'uni- vers, elle coule dans le sang des races humaines, elle s'in- corpore avec leur fibre, enfin elle continue ces autres traditions plus mysterieuses encore, sans origine sur la terre, qui ont servi de point de depart a toutes les societes. C'est un fait connu que, dans la tribu la plus isolee du grand mouvement du monde, on trouve toujours un certain nombre de notions plus ou moins nettes sur Г Etre supreme, sur le bien et le mal, sur le juste et l'injuste: sans ces notions, elle n'aurait pas pu subsister, pas plus que sans les aliments grossiers que lui fournissent le sol qu'elle foule, les arbres qui l'abritent. D'ou lui viennent-elles? Personne ne le sait: des traditions, voila tout; il n'y a pas moyen de remonter a leur origine: les enfants les ont apprises de leurs peres et meres, cVst la toute leur genealogie. Ensuite les siecles viennent descendre sur ces idees primitives, l'experience s'accurr.ule sur elles, la science s'edifie sur elles, l'esprit humain grandit sur cette base invisible, et voila comment on arrive par la voie du fait au meme point ou nous a on- duit le raisonnement, a cette impulsion initiale sans la- quelle, nous l'avons vu, rien ne bougerait dans la nature, et qui est tout aussi necessaire ici que la.

Et dites-moi, je vous prie, concevez-vous un etre intelligent sans nulle idee quelconque? Concevez-vous dans l'homme une raison avant qu'il en ait fait usage? Pouvez-vous vous imaginer quelque chose, dans la tete d'un enfant, d'anterieur a ce qui lui a ete enseigne par ceux qui assisterent a son entree dans la vie? On a vu des enfants ramasses parmi les betes de la foret, dont ils partageaient les moeurs, recouvrer ensuite leurs facultes mentales; mais ces enfants n'avaient pas 6te abandonnes des les premiers jours de leur existence. Le petit de l'animal le plus robuste perirait infailliblement s'il etait delaisse par la femelle aussitot que mis bas; l'homme, de tous les animaux le plus faible, ne pouvant se passer d'allaitement pendant six ou sept mois, dont le crane n'est pas meme ossifie plusieurs jours apres sa naissance, a plus forte raison ne saurait traverser la premiere epoque de la vie s'il ne trouve les bras d'une mere pour le recueillir. Ces enfants ont done regu le germe intel- lectuel avant qu'ils fussent enleves a leurs parents. Qu'un homme se fut trouve, du moment ou ses yeux s'ouvrirent a la lumiere, separe des auteurs de ses jours et de tout etre humain; qu'il n'eut pas apergu une seule fois le regard de son semblable ni entendu un seul son de sa voix, et qu'il eflt ainsi vecu jusqu'amp; l'age de raison, je vous garantis qu'entre ce mammifere-la et les autres que le naturaliste place dans le meme genre, il n'y aurait difference aucune* Y a-t-il rien de plus absurde que de considerer chaque indivi- du humain comme recommengant son espece ainsi que la brutel Voilk pourtant l'hypothese qui sert de base a tout l^difice ideologique. On suppose que cette petite creature informe, que le cordon ombilical tient encore nouee aux entrailles de la mere, est un etre intelligent. Mais d'ou le sait-on? Est-ce a ce trepignement galvanique qui l'agite que vous avez reconnu le don celeste qui lui fut departi? Est-ce dans ce regard stupide, dans ces larmes, dans ces cris pergants que vous avez decouvert l'etre fait a l'image de Dieu? Aura-t-il jamais, je vous le demande, une idee qui ne lui sera venue du petit nombre de notions que sa mere, sa nourrice ou toute autre creature humaine aura fait entrer dans son cerveau aux premiers jours de son existence? Le premier homme ne fut pas un enfant criard, mais un homme tout fait; il pouvait done fort bien ressembler a Dieu, et lui ressemblait en effet; mais certes ce n'est pas l'embryon humain qui est fait a l'image de Dieu. Ce qui constitue la veritable nature de l'homme, c'est que de tous les etres c'est le seul qui peut recevoir une instruction infinie: la est sa grandeur, la est sa superiorite sur toute chose сгёёе. Mais, pour qu'il s'eleve amp; la condition d'etre intelligent, il faut qu'un rayon de la raison supreme illumine son front. Le jour ou l'homme fut cree, Dieu lui parla, et l'homme l'ecoutait et l'entendait: telle est la vraie genese de la raison humaine; jamais la psy- chologie n'en trouvera de plus profonde. Ensuite il perdit en partie la faculte d'ouir la voix de Dieu, et ce fut l'effet naturel du don de liberte illimitee qu'il avait obtenu: mais il ne perdit pas la memoire des premieres paroles divines qui retentirent a son oreille. C'est done cette meme parole de Dieu, adressee au premier homme et qui, transmise d'age en age, frappe l'enfant au berceau, qui l'introduit dans le monde des intelligences et en fait un etre pensant. Le meme procede dont Dieu se servit pour tirer l'homme du neant est done encore celui dont il fait usage aujourd'hui pour creer chaque nouvelle intelligence. C'est toujours Dieu qui parle a l'homme, par l'intermediaire de ses semblables.

L'id?e de l'etre humain venant au monde avec une intelligence toute faite n'a done, vous le voyez, aucune base ni dans l'experience ni dans l'abstraction. La grande loi de Г action constante et directe d'un principe supreme ne fait done que se reproduire dans la vie generale de l'homme comme elle se reproduit dans toute la creation. La c'est une force contenue dans une quantite, ici c'est un principe con- tenu dans une tradition; mais toujours le meme fait d'une action exterieure s'exer^ant sur l'etre quel qu'il soit, in- stantanement d'abord, puis d'une mani?re continue et permanente.

On a beau se replier sur soi-meme, on a beau creuser dans les plus secretes profondeurs de son coeur, jamais on n'y trouvera autre chose que la pensee que nous avons h^ritee de ceux qui nous precederent sur la terre. Cet entendement que l'on decomposera, que l'on mettra en pieces, ce ne sera jamais que celui de toutes les generations qui se sont succede depuis le premier homme jusqu'a nqus; et lorsque nous meditons sur les facult?s de notre esprit, nous ne faisons que nous servir, tant bien que mal, de cette meme raison uni- verselle pour observer la portion que nous en avons recueillie dans le cours de notre existence personnelle. Qu'est-ce qu'une faculte de l'ame? Une idee, une idee que nous trouvons toute faite dans notre esprit, sans savoir comment elle у est venue, et qui en provoque une autre. Mais l'idee premiere, d'ou voulez-vous qu'elle nous arrive si ce n'est de cet ocean d'idees dans lequel nous nageons? Prives du contact des autres intelligences, nous brouterions l'herbe au lieu de speculer sur notre nature. Si l'on ne veut pas que la pensee de rhomme soit la pensee du genre humain, il n'y a pas moyen de concevoir ce qu'elle est. Tout autant que le reste du monde cree, rien ne se peut concevoir dans le monde intellectuel de parfaitement isole, de subsistant par soi-meme. Enfin, s'il est vrai que, dans la realite supreme ou objective, la raison de l'homme n'est que la reproduction perpetuelle de la pensee de Dieu, il est certain aussi que sa raison actuelle ou sa raison subjective n'est que la raison qu'il s'est faite lui-meme en vertu de son libre arbitre. II est vrai que l'ecole ne fait nul cas de tout cela: pour elle il n'est qu'une seule et unique raison; pour elle l'homme donne, c'est l'homme tel qu'il est sorti des mains du Cr?ateur; cree libre, il n'a pas mesuse de sa liberte; etre volontaire, il est rest? le meme, comme la chose inerte obeissant a une force irresistible; les erreurs innombrables, les grossieres superstitions qu'il a enfantees, les crimes dont il s'est souille, rien de tout cela n'a laisse de trace dans son esprit: le voici tel qu'il fut au jour ou le souffle divin anima son moule terrestre, aussi pur, aussi chaste qu'avant[************] que nulle chose encore n'eut entache sa jeune nature; pour l'ecole l'homme est toujours le meme; il a ete le meme en tout temps, il est le meme en tous lieux; tels nous sommes, tels nous devons etre; et cet amas d'idees incompletes, fantasques, incoherentes, que nous appelons l'esprit humain, selon elle c'est la la pure intelligence: la celeste emanation ecoulee de Dieu meme; rien ne Г a alteree, rien n'y a touche. Voila la sagesse humaine.

L'esprit de l'homme a pourtant toujours eprouve le besoin de se reconstruire d'apres un type ideal. II n'a fait autre chose, jusqu'au moment ou parut le christianisme, que travailler a ce type qui lui echappait toujours et qu'il recommen^ait toujours: c'etait la grande affaire de l'anti- quite. Et l'homme etait naturellement reduit alors a le chercher en soi-meme. Mais ce qu'il у a de singulier, c'est que de nos jours encore le philosophe s'obstine parfois, en presence des hautes instructions offertes par le christianisme, a demeurer dans le cercle ou l'antiquite etait confinee; qu'il ne songe pas a s'enquerir ailleurs que dans la nature humaine d'un exemplaire de l'intelligence parfaite; a le demander, par exemple, a la doctrine sublime destinee a conserver parmi les hommes les plus antiques traditions du monde, a ce livre admirable qui porte si bien le cachet de la raison absolue, c'est-a-dire de cette raison meme qu'il cherche et qu'il ne trouve pas. Pour peu que vous meditiez de bonne foi le systeme revele, vous serez frappe de la grande formule de perfection intellectuelle qui le domine tout entier; vous verrez que toutes les intelligences eminentes que vous у ren- contrez ne sont que des fractions d'une seule et vaste intelligence qui remplit etpenetre ce monde ou le passe, le present et l'avenir ne font qu'un seul tout indivisible; vous sentirez que chaque chose у tend a vous faire comprendre la nature d'une raison qui n'est point soumise aux conditions du temps et de l'espace, et que l'homme posseda naguere, qu'il perdit, qu'il retrouvera un jour, et qui nous fut montree dans la per- sonne du Christ. Remarquez que sur ce point le spiritualisme philosophique ne differe en rien du systeme oppose; car, que l'onprenne l'entendement humain pour table rase et que l'on s'en tienne au vieil adage de l'ecole sensualiste: rien dans la raison quine soitcTabord dans les sens, ou qu'on le suppose agissant par sa propre puissance, et que Гоп repete avec Descartes: je bouche tous mes sens et je vis 13, ce sera toujours la raison que nous nous trouvons aujourcTliui, non la raison qui nous fut octroyee dans l'origine; ce ne sera done jamais le veritable principe spirituel que l'on analysera, mais ce principe denature, mutile, vicie par la volonte de l'homme.

Du reste, de tous les systemes connus, celui qui, pour se rendre compte du phenomene intellectuel, s'efforce de con- struiie de bonne foi une intelligence absolument abstraite, une nature simplement intelligente, sans remonter a la source meme du principe spirituel, est assurement le plus profond et le plus fecond en resultats 14. Mais comme c'est toujours Thomme donne qui lui fournit les materiaux dont il construit son modele, il se trouve que c'est encore la raison artificielle qu'il nous montre, et non la raison primitive. Le penseur profond, auteur de cette philosophie, n'a point vu qu'il ne s'agissait point de se representer une intelligence qui n'eut de volonte que pour rechercher et) evoquer l'intelligence supreme; mais qui, ainsi que tout ce qui existe, eut un mode de mouvement parfaitement legitime, et dont le pouvoir ne consistat qu'en une tendance infinie a se confondre avec cette autre intelligence. S'il etait parti de la, il serait certainement arrive a l'idee d'une raison veritablement pure parce qu'elle ne serait qu'un reflet) de la raison absolue; et l'analyse de cette raison l'aurait conduit indubitablement a des consequences d'une portee immense; de plus, il ne serait point tombe dans la mauvaise doctrine de Vautonomie de l'esprit humain, je ne sais quelle loi imperative gisante dans notre raison meme, qui lui donne le pouvoir de s'elever par son propre elan a toute sa perfection possible; enfin, une philosophie plus arrogante encore, la philosophie de Vomnipotence du moi humain, ne lui aurait point du le jour 1б. Toutefois, justice doit lui etre rendue; son oeuvre, telle qu'elle est, m?rite tous nos respects. C'est a la marche qu'il imprima a la science philosophique que nous devons tout ce qu'il у a aujourd'hui de saines idees par Je monde; et nous-memes, nous ne sommes qu'une consequence logique de son idee. II posa d'une main sure les limites de la raison humaine; il lui fit voir qu'elle etait

  1. Cf. Meditations metaphysiques, Troisieme Meditation.
  2. Allusion a Kant. 16Allusion a Fichte.

reduite a accepter ses deux plus profondes convictions, sans pouvoir se les demontrer, a savoir l'existence de Dieu et la duree indefinie de son propre etre; il nous apprit qu'il existait une logique supreme qui n'est point de notre fa$on, mais qui nous est imposee malgre nous, et qu'il est un monde, different et contemporain de celui dans lequel nous nous agitons, que notre raison est tenue de reconnaitre sous peine de tomber dans le neant, et que c'est de la que nous devons tirer toutes nos connaissances pour les appliquer ensuite au monde reel. Mais apres cela il faut aussi convenir qu'il n'avait de mission que pour frayer a la philosophie une route nouvelle et que, s'il a bien merite de l'esprit humain, c'est pour lui avoir fait rebrousser chemin.

Voici done en somme ce qui resulte de l'etude que nous venons de faire. Tout ce qui existe dans le monde des idees ne vient que d'un certain nombre de notions traditives qui B'appartiennent pas plus a l'individu intellectuel que les forces de la nature n'appartiennent a l'individu physique. Archetypes de Platon, Idees innees de Descartes, A priori de Kant, tous ces elements divers de la pensee, que force fut amp; tous les penseurs profonds de reconnaitre comme precedant toute espece d'operation de 1'ame, comme anterieurs a toute experience, a toute action propre de l'esprit, tous ces germes preexistants de l'intelligence sans lesquels l'homme ne serait qu'un mammifere bipede ou bimane, ni plus ni moins, malgre la grande ouverture de son angle facial, malgre le volume de son organe encephalique, malgre sa station verticale, etc., se resument dans les idees qui nous viennent des intelligences qui nous precederent dans la vie, et de celles qui furent chargees de nous faire entrer dans notre existence personnelle. Infuses miraculeusement dans l'esprit du premier etre humain au jour de sa creation, par la meme main qui projeta la planete sur son orbite elliptique, qui imprima le mouvement a la matiere inerte, qui donna la vie a l'etre organise, ce sont ces idees-la qui communiquerent a 1'intelligence le mouvement qui lui est propre, et pousserent riiomme dans le cercle immense qu'il est destine a parcourir. En se reproduisant par le contact mutuel des esprits, et d'apres un principe mysterieux qui perpetue dans l'intelligence creee Taction de l'intelligence supreme, elles font durer la nature intellectuelle de la meme maniere qu'un contact semblable et un principe analogue font durer la nature materielle. Ainsi se continue l'impulsion initiate en toutes choses; ainsi elle se resout definitivement en une providence constanteetdirecte, s'exer^ant sur toute 1'univer- salite des etres.

Cela pose, l'?tude qui nous reste a faire est simple: nous n'avons plus qu'a rechercher la marche de ces traditions і travers l'histoire du genre humain, afin de voir comment et ou l'idee primitivement depos?e dans le coeur de l'homme s'est conservee entiere et pure.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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