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LETTRE III   A bsorpta est mors ad vlctoriam[††††††††]

La meditation religieuse nous a conduit au raisonnement philosophique, et le raisonnement philosophique nous a ramene a l'idee religieuse. Revenons maintenant au point de vue philosophique: nous ne 1'avons pas epuise.
Lorsque Гоп veut traiter la question religieuse par le pur raisonnement, elle ne fait que completer la question philosophique. D'ailleurs, quelque vive que soit la croyance,, il est bon que l'esprit sache s'appuyer des forces qu'il trouve en lui-meme. II est des ames dans lesquelles il faut absolument que la foi puisse au besoin evoquer les convictions de la raison. Je crois que vous etes precisement dans ce cas. Vous avez ete trop familiarisee avec la philosophie de l'ecole, votre religion date de trop peu de temps, vos habitudes sont trop loin de cette vie interieure ou la simple piete se nourrit et se contente d'elle-meme, pour que vous puissiez vous guider par le sentiment seul. Votre coeur ne saurait se passe® de reflechir. Le sentiment recele de grandes clartes,; sans doute, le coeur a de grandes puissances; mais les choses du sentiment ne nous sont presentes que tant qu'elles nous emeuvent, et l'emotion ne peut durer continuellement, Au contrairet ce que nous avons acquis par le raisonnement est a nous a toutes les heures du jour. Dans quelque disposition de 1'ame que nous nous trouvions, l'idee reflechie ne nous quitte jamais, tandis que l'idee sentie nous echappe sans cesse, et se modifie a chaque instant selon que notre coeur bat plus ou moins rapidement. Et puis, on ne prend pas tel coeur que l'on veut; celui que l'on s'est trouve une fois,: on le garde: au lieu que notre raison, nous sommes toujours a la faire.

Vous dites que vous etes naturellement disposee a la vie religieuse, J'y ai souvent reflechi. Je ne le crois pas.

Un sentiment vague provoque par la circonstance, une velleite reveuse de l'imagination, voila ce que vous prenez pour le besoin de votre nature.

Ce n'est pas ainsi, ce n'est point avec cette ardeur inquiete que l'on se livre a sa vocation, alors qu'on la decouvre dans la vie; on accepte alors sa destinee avec une securite parfaite, avec une conviction toute tranquille. Certainement, on peut,; on doit se refaire: l'assurance de cette possibilite, le sentiment de ce devoir sont artices de foi pour de Chretien, la plus importante de ses croyances. Le christianisme ne roulo tout entier que sur le principe de la regeneration possible et necessaire de notre etre, et c'est h cela que doivent tendre tous nos efforts, Mais, en attendant que nous soyons arrives a ressentir notre vieille nature se dissoudre en nous, et l'homme nouveau,- l'homme fait par le Christ,; poindre en nous,, il ne faut rien negliger pour hater le moment de cette heureuse revolution, qui ne peut d'ailleurs nous arriver qu'autant que nous aurons fait tout ce qui est en nous pour la produire. Du reste,: vous le savez, il ne s'agit pas ici d'explorer le domaine entier de la philosophie: notre tache est plus humble que cela; nous avons plutofc a rechercher ce qui no se trouve pas que ce qui se trouve dans la philosophie. J'espere que cela ne surpassera pas nos forces. Pour un esprit religieux c'est la seule maniere de concevoir et d'utiliser la science humaine; mais encore faut-il savoir ce qui en est de cetto science, et ne rien laisser, autant sue faire se peut, en arriere de ses croyances.

C'est Montaigne qui l'a dit: Vobeir est le propre office *i'une ame raisonnable, recognoissant un celeste superieur et bienfacteur [‡‡‡‡‡‡‡‡]. Vous savez qu'il ne passe pas pour un esprit credule; prenons done aujourd'hui cette pensee du sceptique pour notre texte: il est bon parfois de tirer ses auxiliaires du camp de l'ennemi; cela diminue d'autant ses forces.

Et d'abord, il n'y a de raison que la raison soumise, cela est parfaitement vrai; mais cela n'est pas tout. Voyez, l'homme fait-il autre chose, sa vie durant,: que de chercher a se soumettre a quelque chose? Premierement il trouve en lui- meme une puissance qu'il reconnait etre differente de celle qui determine le mouvement qui se passe bors de lui: il

122 lettres philosophiques adress?es a une dame

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se sent vivre; en meme temps il eprouve que cette puissance n'est point illimitee: il sent son propre neant; apres cela il s'apercoit que la puissance exterieure le domine, et qu'il faut s'y soumettre: c'est Ik toute sa vie.

Du moment ou il a l'usage de sa raison, ces deux notions, l'une d'un pouvoir interieur et imparfait, l'autre d'un pouvoir exterieur et parfait, viennent se placer d'elles-memes dans son intelligence. Et, quoique ces deux notions ne nous arrivent point claires et precises, comme celles qui nous sont suggerees par nos sens ou transmises par la communication avec nos sem- blables, toutes nos idees de bien, de devoir, de vertu, de loi, ainsi que toutes les idees opposees, ne nous viennent que de ce besoin que nous ressentons de nous subordenner a ce qui ne provient pas de notre nature ephemere, de agitations de notre volonte mobile, des entrainements de nos de- sirs inquiets. Toute notre activite n'est que Teffet d'une force qui nous pousse a nous placer dans l'ordre general, dans celui de la dependence. Que nous consentions, que nous re- sistions a cette force, n'importe, nous sommes toujours sous son empire. Nous n'avons done autre chose a faire que de chercher a nous rendre le meilleur compte possible de son action sur nous et, une fois que nous en avons decouvert quelque chose, de nous у livrer avec foi et confiance; car cette force qui agit sur nous a notre insu, c'est celle qui ne se trom- pe jamais, c'est celle qui fait marcher Tunivers a sa destinee. Ainsi la grande question de la vie, quelle est-elle? La voici: que faut-il faire pour decouvrir Taction de la puissance souveraine sur notre etre?

Tel nous concevons le principe du monde intellectuei, et tel, vous le voyez, il correspond parfaitement a celui du monde physique. Mais Tun de ces principes nous apparait comme une force irresistible, a laquelle tout se soumet ine- vitablement, tandis que l'autre ne nous semble qu'un pouvoir en combinaison avec notre propre pouvoir, et, en quelque sorte, modifiable par lui. C'est la l'aspect logique impose au monde par notre raison artificielle. Mais cette raison artificielle que nous avons substituee volontairement a la portion de raison universelle qui nous fut departie dans Torigine, oette mauvaise raison qui ren verse si sou vent les objets a notre vue et nous les montre tout autres qu'ils ne le sont en effet, ne nous cache par cependant l'ordre absolu des choses au point que nous ne puissions у voir le fait de la passivite precedant celui de [la] liberty et la loi que nous

nous faisons nous-memes derivant de la loi generale du monde.

Elle ne r.o. s empeche done nullement, en acceptant la liberte ccmn.e tealite donnee, de reconnaitre dans la pas- sivite la realite r^elle de l'ordre moral tout comme de Tordre physique, Toutes les forces de Tesprit, tous ses moyens de connaissai ce ne lui sauraient done venir, en effet, que de sa docilite. II n'est puissant qu'a force d'etre sou- mis. II ne s'agit pour la raison humaine que de savoir к quoi elle doit se soumettre. Sitot que Ton se soustrait a cettG regie supreme do toute activite intellectuelle et morale, on se precipite a Tinstant dans le vice du raisonnement 011 dans celui de la volonte. Demontrer done cette regie d'abord, puis faire voir d'ou nous luit la lumiere qui doit nous guider dans la vie, voila toute la mission de la bonne philosophic.

D'ou vient, par exemple, qu'en aucun de ses procedes Tesprit ne s'eleve si haut que dans le calcul? Qu'est-ce que le calcul? Manipulation intellectuelle, travail me- canique de la raison, ou la volonte raisonnante n'entre pour rien. D'ou vient la puissance prodigieuse de l'analyse en math6matiques? C'est que c'est un emploi de la raison parfaitement subordonno a une regie donnee. Pourquoi la grande efficacite de Tobscrvation en physique? C'est qu'elle fait violence au penchant naturel de Tesprit humain; c'est qu'elle le soumet a une marche diametralement oppo- sce a son allure habituelle; c'est qu'elle le place en face de la nature dans l'humble posture qui lui appartient [§§§§§§§§]. Comment la philosophie naturelle est-elle parvenue a sa grande certitude? En reduisant la raison a une activite toute passive, toute negative. Et que fait enfin la belle logi- que, qui a donne a cette philosophie une si enorme puissance? Elle enchaine la raison, elle la courbe au joug univer- sel d'obedience, et la rend aussi aveugle et soumiso que la nature elle-meme, objet de son lt;§tude. La seule routey dit Bacon, ouverte a Vhomme pour regner sur la nature est la тёте qui conduit au royaume des cieux: on nJy entre que sous Г humble personnage d'un enfant [*********].

Ensuite l'analyse logique, qu'est-ce autre chose encore sinon une violence que Tesprit se fait a lui-тёте? Laissez faire votre raison, elle n'operera que par synthdse* Nous ne pouvons proceder par voie analytique qu'en travaillant sur nous-memes avec un effort extraordinaire: nous retombons toujours dans la voie naturelle, dans la synthese. Aussi, c'est par la synthese que l'esprit humain a commence, c'est la synthese qui caracterise la science des anciens. Mais toute naturelle, toute legitime qu'est la synthese, et plus legitime bien souvent que l'analyse, il est certain pourtant que ce n'est qu'au procede de la soumission, a l'analyse, qu'ap- partiennent les energies les plus efficaces de la pensee. De Г autre cote, si l'on у regarde bien, l'on trouve que nos plus grandes decouvertes dans les sciences naturelles ne sont jamais que pures intuitions parfaitement spontanees: c'est-a-dire qu'elles ne viennent que d'un principe syn- thetique. Or, remarquez que l'intuition, bien qu'elle appar- tienne essentiellement a la raison humaine et qu'elle en soit un des instruments les plus actifs, il nous est impossible de nous en rendre compte comme de nos autres facultes. C'est que nous ne la possedons pas purement et simplement comme les autres, c'est qu'il у a en elle quelque chose d'une intelligence superieure, c'est qu'elle n'est destinee qu'a refleter cette autre intelligence dans la notre. Et voila pre- cisement ce qui fait que nous lui devons nos lumieres les plus belles.

II est done clair que la raison humaine n'est point con- duite a ses connaissances les plus positives par un pouvoir proprement interne, mais qu'il faut que son mouvement lui soit toujours imprime du dehors. Le veritable principe de notre puissance intellectuelle n'est done au fond qu'une sorte d'abnegation logique, identique avec l'abnegation morale et procedant de la meme loi.

Du reste, la nature ne s'offre pas a nous uniquement comme matiere d'experience et de connaissance, mais encore comme regie de raisonnement.

Tout phenomene naturel est un syllogisme qui a sa majeure, sa mineure, sa consequence. C'est done la nature elle-meme qui impose a l'esprit la methode qu'il doit suivre pour apprendre a la connaitre; notre raison ne fait done la que se soumettre a une loi qui s'offre amp; elle dans le mouvement meme des choses. Ainsi, quand les anciens, les Sto'iciens, par exemple, qui eurent de si mag- nifiques pressentiments, parlaient d'imiter la nature, de lui obeir, de se conformer a elle, plus rapproches que nous de l'origine des choses et n'ayant pas encore, comme nous, brise le monde, ils ue faisaient que proclamer ce principe primitif de la nature intelligente, a savoir que nul pouvoir, nulle regie ne nous vient de nous-m6mest

Quant au principe qui nous fait agir, et qui n'est autre chose que le desir de notre bien, le genre humain ou en se- rait-il si 1'idee de ce bien n'etait qu'une invention de notre raison? Chaque siecle, chaque peuple, n'en aurait-il pas une idee a lui? Comment l'humanite en masse avancerait-elle dans son progres indefini s'il n'y avait dans le coeur de l'hom- me une notion universelle du bien, commune a tous les temps, a tous les lieux, et par consequent non point de la creation de l'homme? Qu'cst-ce qui produit la moralite de nos actions? N'est-ce pas le sentiment imperatif qui nous or- donne de t:ous soumettre a la loi, de respecter la v?rit?? Mais la loi n'est loi que parce qu'elle ne vient pas de nous; la verite n'est la verite que parce que nous ne l'avons pas imaginee. Que s'il arrive que nous prenons pour regie de conduite ce que nous n'aurions pas dfl prendre pour telle, c'est que nous ne sommes pas assez forts pour soustraire notre jugement a l'influence de nos penchants; ce sont nos penchants qui nous dictent alors la loi que nous suivons, mais c'est que dans cette loi nous croyons reconnaitre la loi generale du monde. И у a des hommes sans doute qui semblent se conformer tout naturellement a tous les pre- ceptes de la morale; tels sont plusieurs de caracteres emi- nents que nous admirons dans l'histoire. Mais c'est que le sentiment du devoir ne s'est point developpe, en ces ames pri- vilegiees, par la pensee, mais par ces moyens caches qui diri- gent les hommes a leur insu, par ces grands enseigneinents que l'on trouve dans la vie sans les chercher, plus puis- sants que notre pensee personnelle et qui font la pensee generale des hommes: tantot un exemple qui frappe fortement l'esprit, tantot un concours heureux de choses qui s'empare de vous et vous elance au-dessus de vous-memes, tantot un arrangement favorable de toute la vie qui vous fait ce que vous n'auriez pas ete sans cela: lemons vivantes des temps, singulierement dispensees a certains individus se- lon une loi a nous inconnue; et si une psychologic vulgaire ne tient guere compte de tous ces ressorts mysterieux du mouvement intellectuel, une psychologie plus profonde, qui considere l'heredite de l'humaine pensee comme le premier element de la nature intelligente, у trouve une solution a la plupart de ses problemes. Toujours done est-il que, lorsque rhero'isme de la vertu ou 1'inspiration du genie ne sont point la pensee de l'individu, ils sont la pensee des ages ecoules. Que nous ayons done reflechi ou non, quelqu'un a reflechi pour nous avant que nous fussions au monde; au fond de chaque acte moral, si spontane qu'il soit, si iso- le qu'il soit, il у a done necessairement sentiment de devoir, partant, soumission.

Or, voyons, qu'arriverait-il si l'homme pouvait se rend- re tellement soumis qu'il se depouillat entierement de sa liberte? II est clair 3, d'apres ce que nous venons de dire, que ce serait la le dernier degre de la perfection humaine. Chaque mouvement de son ame ne serait-il pas produit alors par le meme principe qui produit tous les autres mou- vements du monde? Au ILu done d'etre separe de la nature, comme il l'est maintenant, ne se confondrait-il pas avec elle? A la place du sentiment de sa volonte propre, qui le soustrait a l'ordre general, qui fait de lui un etre a part, ne se trouverait-il pas celui de la volonte universelle, ou, ce qui est la meme chose, le sentiment intime, la conscience profonde de son rapport reel avec la creation entiere? Au lieu done de cette idee individuelle et solitaire, dont il est rempli a cette heure, de cette personnalite qui l'isole de tout ce qui l'environne et voile toutes choses devant ses yeux, et qui n'est rien moins que la condition necessaire de sa nature particuliere, mais uniquement l'effet de sa separation violente de la nature generale, en abdiquant le funeste moi actuel, ne recouvrerait-il pas Tidee, la vaste personnalite et toute la puissance de la pure intelligence dans sa liaison native avec le reste des choses? Et alors, serait-ce encore de cette vie etroite, de cette vie mesquine qui le force a tout attirer vers lui, a ne rien voir qu'a travers le prisme de sa raison factice, qu'il se sentirait vivie? Non, sans doute; mais de la vie que Dieu meme lui avait faite, le jour ou il le tira du neant. C'est cette vie primitive que 1'exercice tout entier de nos facultes est destine a retrouver. Un beau genie a dit autrefois que l'homme avait souvenance d'une vie meilleure: grande idee qui ne fut point jetee en vain sur la terre 4; mais ce qu'il n'a pas dit, ce qu'il fallait dire, et voila la portee a laquelle ni ce beau genie ni nul autre a cet age de la pensee humaine n'a pu atteindre, c'est que cette existence perdue, cette existence plus belle, il

8 Le manuscrit dit: «ot il est clair». 4 Allusion a Platou.

ne tient qu'a nous de la retrouver, et cela sans sortir de ce monde.

Le temps et l'espace, voila les limites de la vie humaine telle qu'elle est faite maintenant. Mais, premierement, qui m'empeche de me derober aux etreintes etouffantes du temps? D'ou me vient l'idee du temps? De la memoire des choses ecoulees. Mais qu'est-ce que le souvenir? Rien qu'un acte de la volonte: la preuve, c'est que Гоп n'a jamais plus de souvenirs que l'on en veut avoir; autrement toute la suite des evenements qui se sont succede dans le corns de ma vie serait toujours presente a ma memoire, se presserait toujours dans ma tete; loin de la, je n'accueille, dans les moments memes ou je laisse flotter le plus librement ma peusee, que les reminiscences qui coincident avec 1'etat actuel de mon ame, avec le sentiment qui m'emeut, avec l'idee qui m'occu- pe. Nous nous faisons des images du passe precisement comme nous nous en faisons de l'avenir. Pourquoi done ne pour- rais-je pas repousser le fantome du passe qui se tient immobile derriere moi, tout comme je puis aneantir, si je le veux, la vision mouvante de l'avenir qui plane devant moi, et m'enlever а ее шошзпЬ intermediaire, appele le present, si court qu'il n'est plus a l'instant meine ou je prononce le mot qui l'exprime? Tous les temps, nous les faisons nous- memes, voila ce qu'il у a de certain: Dieu n'a point fait le temp.c, il a permis a 1'homme de le faire. Mais alors, ou serait le temps? Cette funeste pensee, le temps, qui m'obsede et me lesserre de toutes parts, ne s'evanouirait-elle pas en- tiere de mon esprit? Cette imaginaire realite du temps, qui me domine et m'ecrase si cruellement, ne se dissiperait-elle pas completement? Plus de terme a mon existence, plus d'obstacle a la vue de 1'infini; mon regard plonge dans l'eternite; l'horizori terrestre a disparu; la voute des cieux ne vient plus se joindre a la terre au bout de l'immense cam- pagne qui se deroule devant mes yeux; je ma per^ois en cette duree illimitee, поп divisee en joui'S, en heures, en instants fugitifs, mais une a jamais, ou il n'y a plus de mouvement, plus de changement, ou toutes les individuality se sont perdues les unes dans les autres, ou durent enfin les choses eternelles. Toutes les fois que notre esprit sait se degager des entraves qu'il s'est forgees lui-meme, il congoit cette espece de temps tout aussi bien que celui ou il demeure a present. Pourquoi s'elance-t-il sans cesse hors de la succession immediate des choses que mesurent les battements mono- tones du balancier? Pourquoi se jette-t-il sans cesse dans cet autre monde ou la voix fatale de l'horloge ne se fait plus entendre? CBest que l'infini est l'atmosphere naturelle de la pensee; c'est que c'est la le seul temps vrai, et que Г autre n'est que celui que nous nous creons nous-memes, je ne sais pourquoi.

Quant amp; l'espace, la pensee ne reside pas dans l'espace, tout le monde sait cela: elle accepte logiquement les conditions du monde tangible, mais elle n'habite pas ce monde. Quelque realite que l'on suppose done a l'espace, ce n'est qu'un fait en dehors de la pensee, et qui n'a rien a faire amp; l'etre meme de l'esprit: forme inevitable, si vous voulez, mais rien que forme, sous laquelle nous apparait le monde exterieur. Ainsi, encore moins que le temps, l'espace ne saurait enfermer l'existence nouvelle dont il s'agit ici.

Voila cette vie superieure vers laquelle l'homme doit tendi'e; vie de perfection, de certitude, de clarte, de connais- sance infinie, mais, avant tout, de soumission parfaite; vie qu'il posseda naguere, mais qui lui est promise encore. Et savez-vous ce qu'elle est, cette vie? C'est le Ciel: il n'y a point d'autre ciel que celui-la. II nous est permis d'yent- rer des a present, n'en doutons pas. Ce n'est rien que la complete renovation de notre nature, dans l'ordre donne, le dernier terme du labeur de l'etre intelligent, la destinee finale de l'esprit dans le monde. Chacun de nous est-il appele a remplir cette immense carriere, chacun de nous touchera-t-il au but glorieux qui la termine, je l'ignore; mais ce que je sais, c'est que le point definitif de notre progres* ne saurait etre autre qu'une fusion complete de notre nature avec la nature universelle, car ce n'est que de cette maniere que notre esprit peut s'elever a la perfection des choses qui sont l'enonce meme de 1'intelligence supreme *.

Mais en attendant que nous soyons arrives au terme de notre pelerinage, avant que cette grande combinaison de notre etre avec l'etre universel se soit accomplie, ne pou- vons-nous pas nous confondre du moins avec le monde intellectuel? N'avons-nous pas en nous le pouvoir de

* Il faut remarquer ici deux choses: premierement, que l'on n'a pas voulu dire que le Ciel est tout entier dans cette vie, mais seulement qu'il commence des cette vie, attendu que la mort n'existe plus du jour ou elle fut vaincue par le Sauveur; secondement, qu'il ne s'agit point ici, comme de raison, d'une fusion materielle dans le temps et dans l'espace, mais d'une fusion dans l'idee et dans le principe, nous identifier indefiniment avec les etres qui nous ressemb- lent? N'avons-nous pas la faculte de nous appliquer leurs besoins, leurs interets, de nous approprier leurs sentiments, et cela au point de ne plus vivre que pour eux, de ne plus sentir que par eux? Assurement. Sympathie, amour, cha- rite, de quelque nom que vous appeliez cette capacite sin- guliere que nous possedons de nous confondre avec ce qui se passe autour de nous, il est certain qu'elle est inherente a notre nature. Nous pouvons, si nous le voulons, si bien nous meler avec le monde moral qu'il n'y arrive rien, pour- vu que nous en ayons connaissance, que nous ne le ressen- tions comme une chose qui adviendrait a nous-memes; bien plus: il ne faut pas тёше que les evenements du monde nous preoccupent extraordinairement; la seule idee gene- rale, mais profonde, des affaires des hommes, la seule conscience intime de notre lien reel avec l'humanite, suffit pour faire battre notre coeur aux destinees de tout le genre humain, a faire accorder chacune de nos pensees, chacune de nos actions avec les pensees et les actions de tous les hommes, dans un concert harmonique. En cultivant cette emi- nente propriete de notre nature, en la developpant de plus en plus en notre ame, nous arriverons a des sommites d'ou le reste de la route que nous avons a parcourir se decouvrira a nous tout entier; et bienheureux les mortels qui, une fois arrives la, sauront se tenir a cette hauteur, sans retomber dans les basses regions d'ou ils sont partisl Jusque-la notre existence n'etait qu'une oscillation perpetuelle entre la vie et la mort, une agonie prolongee; des ce moment la vie veritable a commence, des ce moment il ne tient plus qu'a nous de cheminer dans les voies du vrai et du bien, car des ce moment la loi du monde motral n'est plus pour nous un mystere impenetrable.

Mais les choses se passent-elles ainsi par le monde. Bien s'en faut. Cette loi de la nature intelligente, qui ne saurait nous apparaitre dans la vie que si tard et si voilee, vous voyez qu'il ne s'agit point de l'imaginer, pas plus que la loi physique. Tout ce que nous pouvons faire, c'est d'avoir l'ame ouverte a cette connaissance alors qu'elle viendra s'offrir a notre idee. Dans le cours ordinaire des choses, dans la preoccupation journaliere de notre esprit, dans le sommeil habituel de notre ame, la loi morale se manifeste a nous bien moins clairement que la loi physique:

5 П. Я. Чаадаев, т. 1

elle regne sur nous souverainement, il est vrai, elle ordonne chacune de nos actions, chaque fait de notre raison et, en nous laissant par une combinaison merveilleuse, par un miracle perpetuel, la conscience de notre propre activite, elle nous impose une solidarite effrayante pour chaque chose que nous faisons, pour chaque pulsation de notre coeur, pour chacun meme de ces pensers fugitifs qui ne font qu'ef- fleurer en courant notre cerveau; mais, malgr6 cela, elle se derobe a notre intelligence dans des ombres profondes. Qu'arrive-t-il? A defaut de connaitre le vrai principe dont il est l'agent, sans le savoir, l'homme se fait sa propre lei; et cette loi qu'il se prescrit ainsi de son propre chef, c'est ce qu'il appelle la loi morale, autrement sagesse, souverain bien, loi tout court, que sais-je [†††††††††]? Et c'est a cette oeuvre fragile de ses mains, qu'il est le maitre de briser sitot que fantaisie lui en prendra, et qu'aussi brise-t-il a chaque instant du jour, qu'il attribue en son aveuglement tout le positif, tout l'absolu, tout l'immuable de la veritable loi de son etre, principe cache dont evidemment il ne saurait connaitre autre chose, au moyen de sa seule raison, que I'inevitable necessite, rien de plus.

Du reste, bien que la loi morale existe hors de nous, tout comme la loi physique, et independamment de notre connaissance, il у a une difference essentielle entre ces deux lois. Des multitudes innombrables ont vecu et vivent encore sans nulle idee des forces materielles qui meuvent le monde de la nature; Dieu voulut que la raison de l'homme decouvrit tout cela elle-meme, et peu a peu. Mais quelque degrade que soit l'etre intelligent, si bornees que soient ses facultes, il ne saurait etre totalement depourvu d'une certaine connaissance du principe qui le fait agir. La deliberation, le jugement supposent necessairement la notion du bien et du mal; otez a Thomme cette notion, il ne de- liberera pas, il ne jugera pas, ce ne sera plus un etre raison- nable: Dieu n'a done pu nous laisser vivre un seul instant sans elle; c'est ainsi qu'il nous fit. Et cette imparfaite idee, deposee en notre ame d'une maniere incomprehensible, c'est elle qui fait tout l'homme intellectuel. Vous venez de voir ce que 1'on pourrait tirer de cette idee si l'on parvenait a la retrouver dans sa purete native, telle qu'elle nous fut donnee primitivement; mais il faut voir ce que l'on peut faire en ne chercliant absolument que dans notre propre nature le principe de tous nos savoirs.

Sakolniky. ler juin 5.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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