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LETTRE VI

  On peut demander comment, au milieu de tant de secousses, de guer- res intestines, de conspirations, de crimes et de folies, il у a^ eu tant d'hommes qui aient cultive les arts utiles et les arts agr?ables en Italie, et ensuite dans les autres Etats Chretiens; c'est ce que nous ne voyons pas sous la domination des Turcs

VOLTAIRE.

Essai sur les Moeurs »

Madame,

Vous avez vu dans mes lettres precedentes combien il est important de bien concevoir le mouvement de la pensee dans la succession des ages. Mais vous avez du voir aussi que, lorsque Гоп est penetre de l'idee fondamentale qu'il n'est point d'autre verite dans l'esprit humain que celle que Dieu у a deposee de sa main alors qu'il a tire l'homme du neant, on ne saurait guere envisager le mouvement des sieclesde la meme maniere que l'envisage l'histoire vulgaire. On trouve alors que поп seulement une providence ou une raison parfaitement sage preside au eours des evenements, mais on decouvre encore une action directe et constante de cette providence, ou de cette raison, sur l'esprit de l'homme. Si l'on admet une fois qu'il a ete necessaire que la raison de l'etre cree, pour se mettre en mouvement, ait primitivement re$u une impulsion qui ne provenait pas de sa propre naturef que ses premieres idees, ses premieres connaissances, n'avai- ent pu etre que des communications miraculeuses de la raison supreme: il s'ensuit que, dans le cours du progres de la raison humaine, la puissance qui Га ainsi constituee a du continuer d'exercer sur elle la meme action dont elle a fait usage au moment ou elle lui imprimait son premier mouvement.

Cette maniere de concevoir l'etre intelligent dans le temps, et son progres, doit vous etre devenue familiere, si vous avez bien saisi, Madame, les choses dont nous sommes convenus precedemment. Vous avez vu que le pur raisonne- ment metaphysique demontre parfaitement la perpetuite d[††††††††††††]une action exterieure sur l'esprit de l'homme.

Mais il n'est pas besoin d'avoir recours a la metaphysique; la consequence est rigoureuse sans cela: on ne saurait la nier sans nier les premisses dont elle se tire. Si alors on reflechit sur le mode meme de cette action continue de la raison divine dans le monde moral, on trouve qu'outre qu'elle devait etre, comme nous venons de le voir, conforme h son action initiale, elle devait encore avoir lieu de maniere it ne pas detruire la liberte de la raison humaine, ni a rendre inutile la propre activite de cette raison. II n'y a done rien de singulier qu'il у ait eu un peuple au milieu duquel la tradition des premieres communications de Dieu s'etait preservee plus pure, plus certaine que parmi les autres, et que des hommes eussent apparu, de temps en temps, dans lesquels se renouvelait le fait primitif de l'ordre moral. Otez ce peuple, otez ces hommes privileges, il faudra supposer que chez tous les peuples, a toutes les epoques de la vie universelle de l'homme, dans chaque individu, la pensee divine se recelait egalement pleine, egalement vivante. Ce serait, vous le voyez, detruire toute personnalite et toute liberte dans le monde: ce serait aneantir la chose donnee. II est evident qu'il n'y a de personnalite ni de liberte qu'autant qu'il у a diversite d'intelligences, diversite de forces morales, diversite de connaissances. Au lieu qu'en supposant seule- ment dans une nation, ou dans quelques esprits isoles, comme specialement charges de la garde de ce depot, un degre extraordinaire de soumission aux traditions primitives, ou une capacite particuliere pour concevoir la verite originairement infuse dans l'esprit humain, on ne fait absolument rien que poser un fait moral parfaitement semblable a ce qui se passe incessament devant nos yeux, savoir, peuples etindividus en possession de certaines lumieres dont d'autres peuples et d'autres individus sont prives.

Dans le reste du genre humain, ces grandes traditions s'entretenaient aussi, plus ou moins pures, selon les dif- ferentes situations des peuples; et l'homme n'a marche dans la voie qui lui a ?te prescrite qu'au flambeau de ces verites puissantes qu'une autre raison que la sienne a en- gendrees dans son intelligence.

Mais il n'y avait qu'un seul foyer de lumiere sur la terre. Ce foyer ne brillait pas, a la verite, a la maniere des lumieres humaines; il ne repandait pas au loin un eclat trompeur; concentre sur un seul point, lumineux et invisible a la fois, comme tous les grands mysteres du monde; ardent, mais cache, comme le feu de la vie, tout s'eclairait de cette lumiere ineffable et tout tendait к ce centre commun, tandis que tout semb- lait reluire de son propre Sclat et se diriger vers les fins les plus opposees *. Mais quand arriva le moment de la grande catastrophe du monde intellectuel, toutes les vaines puissances que l'homme avait creees s'evanouirent aussi- tot, et il ne resta debout, au milieu de la conflagration generale, que le seul tabernacle de la verite eternelle. Voila comment se con^oit l'unite de l'histoire; et voila comment cette idee l'eleve a une veritable philosophie des temps, qui nous montre l'etre intelligent aussi subor- donne a loi generale et absolue que le reste des choses creees.

Je voudrais bien, Madame, que vous pussiez arriver к cette maniere abstraite et religieuse de ressentir l'histoire; car rien n'agrandit notre pensee et n'epure notre ame comme ces vues, quoique obscures, d'une providence qui domine les temps et conduit le genre humain a ses desti- nees finales. Mais, en attendant, cherchons a nous faire une philosophie de l'histoire qui repande du moins, sur la vaste region des souvenirs humains, une lumiere qui soit pour nous comme l'aurore de la vive clarte du jour. Nous tirerons d'autant plus de fruit de cette etude prepa- ratoire qu'elle fait un systeme complet a elle seule, et dont nous pourrions a la rigueur nouscontenter si, par aventure, quelque chose venait a nous arreter dans notre

* II n'est pas necessaire de chercher a determiner geographiquement le point de la terre ou se trouvait ce foyer; mais une chose est certaine, c'est que les traditions de tous les peuples du monde s'accordent a faire provenir les premieres connaissances des hommes des memes legions du globe.

progres ulterieur. Du reste, souvenez-vous, je vous prie, Madame, que je ne suis pas en chaire, et que ces lettres ne sont que la continuation de nos entretiens interrompus, entretiens ou j'ai recueilli tant et de si doux moments, et qui, j'aime a le redire, m'avaient ete de veritables consolations dans un temps ou j'en avais grand besoin. Ne vous attendez done pas a me trouver cette fois plus didac- tique qu'a l'ordinaire; et vous, comme a l'ordinaire, pre- parez-vous a mettre du votre dans cette meditation.

Vous vous serez aper^ue, sans doute, que la tendance actuelle de l'esprit humain se porte evidemment a revetir toute connaissance de la forme historique. En meditant sur les bases philosophiques de la pensee de l'histoire, on ne peut s'empecher de reconnattre qu'elle est appelee aujourd'hui amp; s'elever a une portee infiniment plus haute que celle ou elle s'est tenue jusqu'ici. On peut dire que l'esprit ne se plait aujourd'hui que dans l'histoire; qu'il ne fait plus que se replier incessamment sur le temps passe, et ne cherche plus a se donner des forces nouvelles qu'en les resumant de ses souvenirs, de la contemplation de la carriere parcourue, de l'etude des puissances qui ont regie et determine sa marche a travers les siecles. C'est la as- surement une tournure fort heureuse que la science moderne a prise. 11 est temps de concevoir que la force que la raison humaine trouve dans l'etroit present ne la constitue pas tout entiere, et qu'il existe en elle une autre force qui, en ramassant dans une seule pensee et les temps ecoules et les temps promis, fait son etre veritable et la place dans sa veritable sphere d'activite.

Mais ne trouvez-vous pas, Madame, qu'en general l'histoire traditive, ou racontee, est necessairement incomplete? De cette histoire il n'y aura jamais, n'est-il pas vrai, que ce qui en reste dans la memoire des hommes? Or, tout, ce qui se passe dans le monde n'y reste pas. Ainsi le point de vue historique actuel ne saurait satisfaire la raison- Malgre l'esprit philosophique dont l'histoire s'est penetree de nos jours, malgre les utiles travaux de la critique, malgre les secours que les sciences naturelles se sont plu a lui preter en dernier lieu, l'astronomie, la geologie et memo la physique proprement dite, vous le voyez, elle n'a pu arriver encore ni a Vunite ni a cette haute moralite qui deriverait de la vue distincte de la loi generale dans le mouvement moral des ages.

De tout temps l'esprit humain, dans la contemplation des temps passes, a aspire a ce grand resultat; mais la facile instruction qui se tire autrement de l'histoire, ces lemons de philosophie banale, cesexemples de je ne sais quelles vertus, comme si la vertu s'etalaifr sur le grand Iheatre du monde et que son caractere essen- tiel ne fut prs de rester cachee, cette vaine morale psycho- logique de l'histoire, qui n'a jamais fait un seul honnete, homme mais foule de scelerats et de fous de tout genre, et qui ne pert qu'a perpetuer la mauvaise comedie du monde, tout cela a detourne la raison des veritables instructions que les traditions humaines sont destinees a lui offrir. Tant que l'esprit de la religion cliretienne dominait la science, une pens e profonde, quoique mal articulee, re- pandait sur ces e*udr s quelque chose dela sainte inspiration dont elle provonait elle-mome. Mais pour lors la critique historique el ait encore si peu avancee, tant de faits, ceux surtout des temps primitifs, gisaient encore si de- figures dans les souvenirs du genre humain, que toutes les lunieres de la religion ne pouvaient dissiper ces te- nebres profondes; et l'histoire, quoique eclairee par une lumiere superieure, n'en marchait pas moins terre a terre. Aujourd'hui, une maniere tout a fait rationnelle d'envi- sager l'histoire produirait sans nul doute un resultat par- faitement positif. C'ept une philosophie de l'histoire toute nouvelle que requiert la raison du siocle; une philosophie qui ne ressemblerait pas plus a l'ancienne philosophie de l'histoire que les analyses savantes de l'astronomie de nos jours ne ressemblent aux series d'observations gnomoni- ques d'Hipparqre et du reste des astronomes anciens. Sen- lement, il I'aut savoir qu'il n'y aura jamais assez de faits pour tout demonlrer, et qu'il у en a eu suffisamment, pour faire pressentir beaucoup de choses des le temps de Моїяе et d'H^rodote. Quelque accumulation que Гоп en fasse, les faits ne feront jamais certitude; elle ne peut deriver que de la maniere dont ils seront con^us.
C'est ainsi que l'experience des siecles, qui avait enseigne a Kepler les lois du mouvement planetaire, n'avait pas suffi a lui de- voiler la Joi generale de la nature: cette decouverte etait r?servee a une sorte de revelation extraordinaire, d'une pieuse meditation 2. Voila, Madame, l'histoire qu'il nous faut chercher a comprendre.

2 Cf. la longue note de Tchaadaev sur Newton, dans la LettreTV, p. 104—105.

Et (Tabord, que signifient tous ces rapprochements de siecles et de peuples, qu'entasse une vaine erudition? Toutes ces origines de langues, de peuples et d'idees? Une philosophie aveugle ou entetee ne saura t-elle pas toujours s'en debarrasser par son vieil argument de Tuniformite generale de la nature humaine? De tout ce merveilleux entre- lacement des temps, par sa theorie du developpement na- turel de l'esprit humain, sans traces aucunes de providence, sans autre cause que la force mecanique de sa nature? L'esprit humain n'est tout au plus, pour elle, que la boule de neige qui grandit en roulant, rien que cela. Du reste, ou elle voit partout un progres et un perfectionnement naturels qui, selon elle, sont inherents amp; l'etre humain, ou elle ne trouve qu'un mouvement sans motif et sans raison. Selon les differentes trempes d'esprit, sombre et desesperee ou toute en esperances et en compensations, tantot elle ne voit l'homme que se tremousser, imbecile, comme le moucheron au soleil, tantot s'elever et monter toujours, par l'effet de sa sublime nature; mais toujours, pour elle, c'est Thomme, et rien que Thomme. Volontairement igno- rante, le monde physique qu'elle croit connaitre ne lui apprend rien, sinon ce qu'il donne a la vaine curiosite de l'esprit et aux sens; les grandes lumieres que ce monde epanche sans cesse de son sein n'arrivent pas jusqu'a elle; et si, enfin, elle se decide a reconnaitre un plan, un des- sein, une raison dans 1'ensemble des choses, а у soumettre l'intelligence humaine et a accepter[‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡] toutes les consequences qui resultent de la par rapport au phenomene moral universel, cela lui est impossible aussi longtemps qu'elle est ce qu'elle est. II ne sert done de rien ni de lier les temps ni de travailler perpetuellement sur le materiel des faits: il faut chercher a caracteriser profondement les grandes epoques de l'histoire, il faut determiner severement et avec une parfaite impartialite les traits de chaque age, selon la loi d'une haute raison pratique. D'ailleurs, que l'on у regarde bien, l'on trouvera que la matiere historique est achevee; que les peuples ont recite toutes leurs traditions; que, si des epoques reculees sont mieux eclaircies un jour [et encore ne sera-ce pas par cette critique qui ne sait que remuer les vieilles cendres des peuples, mais par des procedes purement rationnels], pour des faits propre- ment dits il n'y en a plus a retrouver. Vhistoire nya done plus autre chose a faire aujourd'hui qu'a mediter.

Cela congu, elle se placerait tout naturellement dans le systeme general de la philosophie, et en ferait un element integrant. Nombre de choses s'en detacheraient alors, comme de raison, qu'on abandonnerait aux romanciers et aux poetes fabuleux. Mais il у en aurait bien plus encore qui surgiraient de l'atmosphere nebuleuse ou elles gisent pour se placer aux sommites les plus apparentes du nou- veau systeme. Ces choses ne recevraient plus leur carac- tere de verite uniquement de la chronique, mais, de meme que ces axiomes de la philosophie naturelle que Г experience et l'observation ont fait trouver mais que la raison geo- metrique a reduits en formules, ce serait desormais la raison morale qui leur imprimerait le cachet de la certitude. Tclb est, par exemple, cette epoque encore si peu comprise, non faute de donnees et de monuments, mais faute de pen- see, ou aboutissent tous les temps, ou tout se termine, ой tout commence, dont on peut dire sans exagerer que tout le passe du genre humain s'y reunit a tout son avenir, je veux dire les premiers siecles de notre ere. Un jour, la meditation historique ne pourra se detacher de ce spectacle imposant de toutes les grandeurs premieres des hommes reduites en poussiere, de toutes leurs grandeurs futures venant a eclore. Telle est aussi la longue periode qui a suivi et continue cet age du renouvellement de l'etre humain; periode dont le prejuge et le fanatisme philosophi- que se faisaient naguere une si trompeuse image, ou de si vives lumieres se cachaient au fond des plus epaisses tenebres, ou de si prodigieuses forces morales se conser- vaient et s alimentaie it au milieu de l'immobilite appa- rente des esprits, et qu'on n'a commence a concevoir que depuis le nouveau tour que l'esprit humain a pris. Mais alors elle se ferait voir dans toute son admirable realite, et avec toute sa grande instruction. Puis, des figures gi- gantesques, perdues a cette heure dans la foule des person- nages historiques, sortiraient de l'ombre qui les envelop- pe, tandis que mainte renommee, a laquelle les hommee ont prodigue longtemps une coupable ou imbecile v?n6- ration, s'abimerait pour jamais dans le neant. Telles seraient, entre autres, les nouvelles destinees de quelques-uns des personnages de la Bible, meconnus ou negliges par la

6 П. Я. Чаадаев, т. і

raison humaine, et de quelques sages pa'iens, qu'elle a en- toures de plus de gloire qu'ils ne l'ont meritel

Par exemple, de Mo'ise et de Socrate; on saurait, une fois pour toutes, que l'un a donne le Dieu veritable aux hommes, que l'autre ne leur a legue que le doute pusillanime et in- quiet. De David et de Marc-Aurele; on verrait que l'un est le modele parfait du plus saint heroi'sme, que l'autre n'est qu'un exemplaire curieux d'une artificielle grandeur et d'une vertu de faste et d'apparat, On ne se rappellerait plus aussi Caton, dechirant en fureur ses entrailles, que pour apprecier a leur juste valeur et la philosophie qui inspirait une vertu si forcenee et la miserable grandeur que l'homme s'etait faite. Parmi les gloires du paganisme, je crois que le nom d'Epicure serait degage du prejuge qui le fletrit, et qu'un interet nouveau s'attacherait a son souvenir. D'aut- res grandes renommees subiraient de meme un sort nouveau. Le nom du Stagirite [§§§§§§§§§§§§], par exemple, ne serait plus ргопопсё qu'avoc une sorte d'horreur, celui de Mahomet qu'avec un respect profond: le premier serait consid?r6 comme un ange de tenebres, qui a comprime pendant nombre de siecles toute - les puissances du bien parmi les hommes; le second, com- mgt; un etre bienfaisant, l'un de ceux qui ont le plus conlri- tgt;ue a raccomplissement du plan forme par la sagesse divine pour le salut du genre humain. Enfin, le dirai-je? une es- pece d'infamie s'attacherait au grand nom d'Homere. Le jugement que l'instinct religieux de Platon lui a fait porter sur ce corrupteur des hommes ne serait plus regarde comme une de ses fameuses saillies utopiques, mais comme une des anticipations les plus admirables des pensees de l'avenir. II faut que les hommes apprennent une fois a rougir au souvenir de cet enchanteur coupable, qui a contribue d'une maniere effrayante a degrader la nature humaine; il faut qu'ils se repentent de l'encens qu'ils ont prodigue a cet aduJnteur de leurs passions, qui, pour leur plaire, a souille la tradition sacree de la verite, et a rempli leur coeur d'ordure. Toutes ces idees, qui n'ont fait jusqu'ici qu'effleurer legerement la pensee humaine ou qui, tout au plus, gisent *ans quelques cerveaux independants, se placeraient desormais irrevocablement dans le sentiment moral du genre humain et deviendraient autant d'axiomes du sens commun.

Mais un des enseignements les plus importants de l'histoire con^ue dans cette pensee consisterait a fixer clans les reminiscences de l'esprit. humain les'rangs respectifs des peuples qui ont disparu de la scene du monde, et a remplir la (ODfc'e ce des pe iples vivants du sentiment des destinees qu'ils hont applies amp; accomplir. Chaque peuple, en eonce- v \nt claiiement les diffprentes epoques de sn vie passee, ver- rait e present de son existence tel qu'il est, et saurait pres- sentir la carriere qu'il a a parcourir dans le futur. II se fe- rait une veritable conscience nationale chez tous les peup les, qui se composerait. d'un certain nombre d'idees positives, de verites evidentes, deduites de leurs souvenirs; de convictions fortes, qui, plus ou moins, domineraient tous les esprits et les pousseraient vers une meme fin. Pour lors, les nationality, qui n'ont fait jusqu'a cette heure que divi- ser les hommes, depouillees de leurs aveuglements el de leurs interets passionnes, se combineraient les unes avec les autres pour produire un resultat harmonique et univer- sel; pour lors, tous les peuples se donneraient la main et marcheraient ensemble vers un meme but. Je sais que cette fusion des intelligences est promise, par nos sages, a la philosophie et au progres des lumieres en general; mais si l'on reflechit que les peuples, quoique des etres composes, sont en effet des etres moraux, comme les individus, que, par consequent, une meme loi preside a la vie intellectuelle des uns et des autres, on verra que Vactivitf des grandes families humaines depend necessairement de ce sentiment personnel qui fait qu elles se congowent comme separees du reste du genre humain, comme ayant une existence propre et un interet individueL Ce sentiment est un element necessaire de Г intelligence universelle et constitue, pour ainsi dire, le moi de Vetre humain collectif. Des lors, dans nos esperances de futures felicites et de perfections indefinies, on ne saurait d'abord abstraire les grandes personnalites humaines, pas plus que les autres moindres dont elles se composent. II faut les accepter comme principes et moyens donnes pour arriver a un etat plus parfait. L'avenir cosmopolitique de la philosophie n'est done qu'une chimere. II faut qu'il se fasse preincrement une certaine morale domestique des peuples, differente de leur morale politique; il faut qu'ils appren- nent d'abord a se connaitre et a s'apprecier, tout comme les individus; qu'ils sachent leurs vices et leurs vertus; qu'ib apprennent a se repentir des fautes, des crimes, qu'ils ont commis, a reparer le mal qu'ils ont fait, a persister dans le bien dont ils suivent la voie. Voila les conditions inevitables d'une veritable perfectibilite, pour les peuples comme pour les individus; les uns et les autres, pour remplir leur destination dans le monde, doivent se replier sur leurs vies ecoulees et trouver leur avenir dans leur passe.

Vous voyez que la critique historique ne serait plus alors une vaine curiosite, mais bien la plus auguste des magistra- tures. Elle exercerait une justice implacable sur les illustrations et les grandeurs de tous les ages; elle scruterait scrupuleusement toutes les renommees, toutes les gloires; elle ferait raison de tout fantome, de tout prestige historique; elle ne s'occuperait plus qu'a detruire les fausses images dont la memoire des hommes est encombree, afin que, le passe s'offrant a la raison dans son jour veritable, elle puisse 6 en deduire des consequences certaines par rapport au present et porter ses regards avec une sorte d'assurance dans les espaces infinis de l'avenir.

Je crois qu'une immense gloire, la gloire de la Grece, s'evanouirait alors tout entiere; je crois qu'un jour viendra ou la pensee morale ne s'arretera plus que penetree d'une sainte tristesse sur cette terre de deception et d'illusion, d'ou le g6nie de l'imposture a verse si longtemps sur le reste de la terre la seduction et le mensonge. Et alors on ne verrait plus l'ame pure d'un Fenelon se repaitre mollement des imaginations voluptueuses enfantees par la plus effrayante depravation ou l'esprit humain soit tombe, ni de puissantes intelligences se laisser envahir par les sensuelles inspirations de Platon *; mais, au contraire, les vieilles pensees, presque oubliees, des esprits religieux (nommement de quel- ques-uns des forts penseurs, de ces veritables heros de la pensee, qui a l'aurore de la societe nouvelle tra$aient d'une main la voie qu'elle devait parcourir, tandis qu'ils se de- battaient de 1'autre contre le monstre agonisant du poly- theisme) 6 et les prodigieuses conceptions de ces sages que Dieu avait commis a la conservation des premieres paroles proferees par lui en presence de la creature, trouveraient sans doute d'aussi admirables que d'inattendues applications. Et comme, vraisemblablement, dans les visions sin-

6 Le manuscrit dit: «put».

* Schleiermacher, Scnelling, Cousin, etc.

6 Ces parentheses, qui ne figurent pas dans le manuscrit, ont ete ajoutees pour faciliter la lecture.

gulieres de l'avenir dont quelques hommes avaient ete fa- vorises autrefois, oil verrait surtout l'expression de l'intime connaissance de la liaison absolue des temps, on trouverait que ces predictions, dans le fait, ne se rapportent a aucune epoque determinee, mais que ce sont des instructions qui regardent indifferemment tous les temps et, bien plus, qu'on n'a en quelque sorte qu'a regarder autour de soi pour voir leur perpetuel accomplissement s'operer dans les phases successives de la societe, comme manifestation journaliere et lumineuse de la loi eternelle du monde moral, de sorte que le fait de la prophetie serait alors aussi sensible que le fait meme des evenements qui nous emportent *.

Enfin, voici la plus import-ante de toutes les lemons que nous doni.erait cette histoire; et, dans notre systeme, cette le^on, en nous faisant concevoir cette vie universelle de l'etre intelligent qui seule donne lemot de l'enigme humaine, resume toute la philosophie des temps: au lieu de se com- plaire dans le systeme insense de la perfectibilite machinale de notre nature, si manifestement dementie par l'experien- ce de tous les siecles, on saurait qu'abandonne a lui-meme Thomme n'a jamais marche, au contraire, que vers une de- gradalion indefinie; que, s'il у a eu des epoques de progres chez tous les peuples, et des moments de haute lucidite dans la vie universelle de l'liomme, des elans sublimes de sa raison, des efforts prodigieux de sa nature, ce qui est vrai, rien ne demontre un avancement permanent et continu de la societe en general; et que ce n'est reellement que dans la societe dont nous sommes les membres, dans la societe chre- tienne et qui n'a pas ete faite de mains d'hommes, qu'on aper^oit un mouvement ascendant veritable, et un principe de progression reelle ainsi que de duree infinie. Nous avons, sans doute, recueilli ce que l'esprit des anciens avait imagine ou decouvert; nous en avons fait notre profit, et nous avons ainsi referme le chainon brise de la chaine des temps; mais il ne suit pas de la que les peuples seraient arrives a l'etat ou ils sont aujourd'hui sans le phenomene his- torique tout a fait spontane, tout a fait isole de tout ante-

* Entre autres, on ne cherchera plus, comme on faisait naguere, la grande Babylone dans telle ou telle domination de la terre, mais on so sentira vivre au milieu du fracas de son ecroulement: c'est-a-dire que l'on saura que le sublime historien des ages futurs qui nous a racont? cette epouvantable chute ne songeait a celle d'aucun empire quel- C(-nque, mais a celle de toutes les sociabilites materielles existantes сч a exister, cedent, tout a fait en dehors de la generation habituelle des idees humaines et de tout enchainement naturel des choses, qui separe le monde ancien du monde nouveau.

Pour lors, Madame, quand le sage se retournerait vers le passe, le monde, au moment ой une puissance surnaturelle imprima amp; l'esprit humain une direction nouvelle, se ret- racerait a son imagination dans sa couleur veritable, cor- rompu, sanglant, menteur. II reconnattrait que le progres des peuples et des generations, qu'il a tant admires, ne les avait conduits, en effet, qu'a un abrutissement infiniment au- dessous de celui des peuples que nous appelons sauvages; et, ce qui fait bien voir combien les civilisations de ]'ancien monde etaient imparfaites, il verrait qu'il n'y avait nul principe de duree et de permanence en elles. Sagesse pro- fonde de l'Egypte, graces charmantes de l'lonie, vertus de Rome, eclat d'Alexandrie, qu'etes-vous devenus, se dirait- il? Comment, brillantes civilisations, vieilles de tout l'age du monde, nourries par toutes les puissances, associees a toutes les gloires, a toutes les grandeurs, a toutes les dominations et, enfin, au pouvoir le plus enorme qui ait jamais ecrase la terre, comment avez-vous pu etre aneanties *? A quoi done tendait tout ce travail des siecles, tous ces efforts superbes de la nature intelligente, si des peuples nou- veaux, qui n'y avaient pas participe, devaient un jour det- ruire tout cela, mettre en pieces ce magnifique edifice et faire passer la charrue sur ses decombres\ L'homme n'avait-il done edifie que pour voir tout l'ouvrage de ses mains reduit en poussiere? N'avait-il tant accumule que pour tout perdre en un jour? Ne s'etait-il eleve si haut que pour descendre plus bas?

Mais ne vous у trompez pas, Madame. Ce ne sont point les barbares qui ont detruit le monde ancien; e'etait un cadavre pourri; ils n'ont fait que jeter sa poussiere au vent. Ces me- mes barbares avaient attaque avant cela les societes an- ciennes sans pouvoir les entamer: a peine l'histoire se sou- vient-elle de leurs premieres invasions. Le fait est que le principe de vie qui avait fait subsister la societe humaine jusque-la etait epuise; que l'interet materiel ou, si l'on veut, l'int6rSt гёе1, qui avait seul jusque-la determine le mouvement social, avait pour ainsi dire rempli sa tache et consom- m6 T6ducation preliminaire du genre humain: car la pen-

¦ Alexandre, Seleueides, Marc-Aurele, Julien, Lagides, etc.

see humaine, lout ardente qu'elle est de sortir de sa sphere terrestre, ne peut s'elever que de moments en moments aux regions ou reside le veritable principe de toutes choses; elle ne saurait done jamais donner a la societe toute sa permanence. Dans cette verite est renfermee toute l'histoire dont je vous parle.

Malheureusement, on a trop longtemps ete habitue a ne voir en Europe que des Etats separes. La permanence de la societe nouvelle et son immense superiorite sur l'ancienne ne pouvaient done etre comprises. On ne songeait pas que, pendant une suite de siecles, elle avait forme un veritable systeme federal, ou plutot un seul peuple, et que ce systeme n'a ete dissous que par la reformation. Mais, quand la reformation arriva, la societe etait deja tout edifiee pour Геїепіііе. Anterieurement a ce funeste evenement, les peuples de l'Europe ne se consideraient que comme faisant un seul corps social, divise geographiquement en different» Elats, mais n'en faisant qu'on seul moralement. Longtemps il n'y eut parmi eux d'autre droit public que celui de l'Eg- li.ce; les guerres qui se faisaient alors etaient regardees comme des guerres intestines; un seul et unique interet animait tout ce monde; une seule pensee l'inspirait. Voila ce qui rend Tliistoire du Moyen Age si profondement philosophique; c'est litteralement l'histoire de l'esprit humain; le mouvement moral, le mouvement de la pensee у font tout; les evlt;§- nements purement politiques n'y occupent jamais que le second plan du tableau; et ce qui le demontre, ce sont preci- sement ces guerres d'opinions que la philosophie du siecle passe a eues tant en horreur. Voltaire remarque fort bien que Горіпіоп n'a cause de guerres que chez les Chretiens 7; puis, il se met a divaguer a sa fagon. Mais, quand on trouve dans l'histoire un fait unique, il merite bien, je crois, que l'on cherche avant tout a bien comprendre ce qui l'a produit et ce qui en est resulte. Je vous le demande, le regne de la pensee pouvait-il s'etablir autrement dans le monde qu'en donnant au principe de la pensee toute sa rea-

7 «L'opinion n'a guere cause de guerres civiles que chez les Chretiens; car le schisme des Osmanlis et des Persans n'a jamais ete qu'une affaire de politique. Ces guerres intestines de religions, qui ont desole une grande partie de l'Europe, sont plus execrables que les autres, parce qu'elles sont nees du principe meme qui devait prevenir toute guerre». VOLTAIRE, Remarques pour servir de supplement h VEssai sur lesmoeurset Vesprit des nations, Remarque VII (Ed. Delangle, 1828, p. 316), lite, toute son intensite? L'apparence des choses a change, si Гоп veut, et c'est le resultat du schisme: en brisant l'uni- te de l'idee, il a brise aussi celle de la societe; mais le fond des choses est bien certainement le meme: Г Europe est encore la Chretiente, quoi qu'elle fasse. Sans doute elle ne re- viendraplus a l'etat ou elle se trouvait a son age de jeunesse et de croissance; mais nul d.oute aussi qu'un jour les lignes qui separent les peuples Chretiens ne s'effacent derechef et que, sous une forme nouvelle, le principe primitif de la societe moderne ne se manifeste plus puissamment que jamais. Pour le chretien, c'est chose de foi: il ne lui est pas plus per- mis de douter de cet avenir que du passe sur lequel se fon- dent ses croyances 8; mais pour tout esprit un peu profond c'est, je crois, une chose demontree. Qui sait meme si ce jour n'est pas moins eloigne qu'on ne le croirait? II у a certainement aujourd'hui un travail religieux au fond des esprits; des retours dans la marche de la science, puissance supren e du siecle; de temps en temps, je ne sais quoi de so- lennel et de recueilli dans les ames; qui sait si ce ne sont pas la les precurseurs de quelques grands phenomenes moraux et sociaux qui determineront une revolution generale dans toute la nature intelligente, telle que, de croyances de la foi que sont maintenant les destinees promises a l'homme, elles deviendraient alors probability, certitudes de la raison generale?

C'est, Madame, dans la grande famille des peuples Chretiens qu'il faut mediter le caractere special de la societe nouvelle; c'est la que se trouve l'element de stabilite et de veritable progres qui la distingue de tout autre systeme social qui fut au monde; et c'est 1amp; que se cachent toutes les grandes lumieres de l'histoire. Ainsi voyons-nous que, malgre toutes les Evolutions que la nouvelle societe a ?prouvees, поп seulement elle n'a rien perdu de sa vitalite, mais que tous les jours elle croit en force et que tous les jours de nouvelles puissances, plus 6nergiques encore que celles qui se developperent en elle premi?rement, se manifestent en elle. Ainsi encore, les Arabes, les Tatares, les Turcs, non seulement n'ont pu l'aneantir, mais n'ont fait au contraire que l'affermlr. Vous savez que les deux premiers de ces peuples l'avaient attaquee anterieurement a la decouverte de la poudre a canon, ce qui prouve que ce n'est point les armes a feu qui l'ont preservee de la destruction; et l'un de ces peuples envahissait en meme temps les deux societes restan- tes de Гапсіеп monde, l'lnde et la Chine. Ces deux societes n'ont point peri non plus, il est vrai, grace a leurs im- menses populations, masses quoique inertes mais reactives; mais l'indigenite у a ete perdue, Гапсіеп principe vital a ete rejete aux extremites du corps social; de sorte que l'arret de mort n'en a pas ete moins prononce pour elles. Ces deux pays, d'ailleurs, etaient destines a donner un grand enseignement dont nous devons profiler. En les regardant aujourd'hui, nous devenons en quelque sorte contemporains de ce monde dont nous ne retrouvons plus autour de nous que la poussiere; c'est done la que nous pouvons apprendre ce que serait devenu le genre humain sans l'impulsion nouvelle qui lui a ete imprimee par une main toute-puissante. Et remarquez que la Chine parait etre en possession, depuis un temps immemorial, des trois grands instruments qui ont, dit-on, le plus accelere le progres de l'esprit humain parmi nous: de la boussole, de l'imprimerie, de la poudre a canon. Eh bien, a quoi lui ont-ils servi? Les Chinois ont-ils fait le tour du globe? Ont-ils decouvert un hemisphere nouveau? Possedent-ils une litterature plus vaste que celle que nous avions avant l'invention de l'im- primerie? Dans Г art funeste de la guerre, ont-ils eu des Frederic, des Bonaparte, comme nous? Quant a l'lndoustan, у a-t-il rien au monde qui fasse mieux voir l'impuissance et la triste condition de toute societe non fondee sur la verite emanee immediatement de la raison supreme, que cet etat abject ou la conquete des Tatares et celle des Anglais l'ont reduit! Je ne puis douter que cette immobilite stupide de la Chine et cet avilissement extraordinaire du peuple indien, depositaire des plus antiques lumieres natu- relles et des germes de toutes les connaissances humaines, ne renferment une immense le^on, et que c'est pour cela que Dieu les a conserves sur la terre [*************].

Vous avez entendu souvent attribuer la chute de l'empi- re romain a la perte des moeurs et au despotisme qui en a 6uivi. Mais, dans cette revolution universelle, ce n'est point de Rome qu'il s'agit, ce n'est point Rome qui a peri, c'est la civilisation ancienne tout entiere. L'Egypte pharao- nique, la Grece de Pericles, la seconde Egypte des Lagi- des, et toute la Grece d'Alexandre, qui s'etendait par- dela l'lndus; enfin, le juda'isme meme, depuis qu'il s'etait hellenise, tout cela s'etait fondu dans la masse romaine et ne faisait plus qu'une piece, qu'une societe unique, qui representait toutes les generations anterieures, depuis l'ori- gine des choses, qui contenait tout ce qu'il у a eu de forces morales et intellectuelles de developpees jusque-la dans la nature humaine. Ce n'est done point un empire, c'est la societ? humaine qui a ete aneantie, et qui a recommence. Depuis que le globe a ete comme entoure par l'Europe, qu'un monde nouveau, sorti de l'ocean, a et6 refait par elle, que le reste des populations humaines lui sont deve- nues tellement assujetties que l'on peut dire qu'elles n'exi- stent plus, en quelque sorte, que sous son bon plaisir, il est facile de comprendre ce qui se passait sur la terre alors que s'abattait le vieil edifice et que le nouveau surgissait miraculeusement en sa place: e'etait l'element moral de 1'univers qui obtenait une nouvelle loi, une nouvelle constitution.

Les materiaux de l'ancien monde ont servi certainement a l'edification du monde nouveau; il fallait que la base materielle de l'ordre moral restat la meme; et d'autres materiaux encore, tout nouveaux, tires d'une carriere que la civilisation ancienne n'avait pas exploree, ont ete encore fournis par la providence; les capacites energiques et con- centrees du Nord se sont combinees avec les puissances expansives du Midi et de l'Orient; la pensee froide et se- rieuse des climats severes s'est confondue avec la pensee chaude et riante des climats temperes; on dirait [que] tout ce qu'il у a eu de forces intellectuelles disseminees sur la terre est venu se fondre en ce jour, pour enfanter des gene-

la proie, non d'un autre peuple, mais de quelques trafiquants, sujets eux-memes dans leur propre pays, potentate absolus au milieu d'elle? Au surplus, outre cette degradation inouie des Indous, resultat de la conquete, le dep6rissement de la societe indienne date de bien plus loin. Cette litterature, cette philosophie, et jusqu'a la langue dans laquelle tout cela a ete d?bite, appartiennent a un ordre de choses qui n'existe plus depuis longtemps.

rations d'idees dont les elements avaient ete jusque-la ensevelis dans les profondeurs les plus mysterieuses du coeur humain. Mais ni le plan de l'edifice ni le ciment qui a lie ces divers materiaux n'etaient oeuvre humaine: la pensee venue du ciel a tout fait. Voila ce qu'il nous importe de comprendre, et voila le fait immense dont le raisonnement simplement historique, en appelant a lui tous les ressorts humains qu'il trouve dans cette epoque, ne saurait jamais rendre compte. Voila le pivot sur lequel tourne la sphere entiere de l'histoire, voila ce qui explique et demontre le phenomene de l'education du genre humain.

Rien que la grandeur de cet evenement, sa liaison in- time, necessaire, toute providentielle, avec ce qui Га precede et suivi, suffiraient, je crois, pour le placer hors du cours ordinaire du fait humain; mais son action decisive sur l'intelligence, les forces toutes nouvelles qu'il a jetees en elle, les besoins nouveaux qu'il lui a donnes et, au-des- sus de tout cela, ce nivellement des esprits qu'il a opere, et qui fait que l'homme est devenu, dans toutes les situations, a toutes les portees, dans toutes conditions, desireux de la verit? et apte a la connaitre, voila ce qui rend cette epoque tout empreinte d'un caractere etonnant de providence et de raison supreme. Aussi, voyez, la raison humaine, malgr? ses frequents retouis vers les choses qui ne sont plus, qui ne doivent et ne peuvent plus etre, quoi qu'elle fasse, ne s'est-elle pas toujours, depuis, ralliee tout entiere a ce moment? Cette portion de l'intelligence universelle qui domine et entraine aujourd'hui tout le reste de sa masse, ne date- t-elle pas du jour premier de notre ere? L'esprit du monde n'est-il pas aujourd'hui l'esprit Chretien? Je ne sais, peut- etre la ligne qui nous separe du monde ancien n'est-elle pas visible a tous les yeux. Quant amp; moi, toute ma philosophie, toute ma morale, toute ma religion est la. Un temps viendra, je l'espere, ou tous les retours vers le paganisme, et celui-la surtout qui a et? effectue au quinzi^me siecle, qu'on appelle, je crois, la renaissance des lettres, avec toutes leurs suites et consequences, ne seront plus regardes que comme de coupables enivrements dont il faut tacher d'effacer le souvenir par tous les moyens possibles dans la memoire du monde.

II faut remarquer que, par une espece d'illusion visuelle, on se figure l'antiquit? comme une succession d'ages sans fin, tandis que la periode moderne semble n'avoir commence que d'hier.

Or, l'histoire du monde ancien, en remontant par exem- ple jusqu'a Tetablissement desPelasges en Grece, n'embrasse qu'un espace de temps ne surpassant que d'un siecle la duree de notre ere. Mais les temps historiques n'ont pas meme cette etendue-la. Dans cet espace de temps, que de societes ont peri dans Гапсіеп mondel Tandis que dans l'histoire des peuples modernes on ne voit que les limites geographiques des Etats se deplacer, la societe et les peuples restent intacts. Je n'ai pas besoin de vous dire que des faits tels que l'expulsion des Maures en Espagne, la destruction des populations americaines, 1'aneantissement des Tatares en Russie, ne font qu'appuyer le principe. C'est ainsi que la chute de l'empire Ottoman, qui deja retentit a nos oreilles, va encore offrir le spectacle d'une de ces grandes catastrophes que les peuples cliretiens ne sont pas destines a eprouver. Viendra ensuite le tour des autres peuples non Chretiens, qui touchent aux extremiles plus reculees de notre systeme. Voila le cercle de Taction tou- te-puissante de la verite sacree: tantot refoulant les populations, tantot les embrassant dans sa circonference, il s'elargit incessamment et nous approche des temps annon- ces. Ainsi s'accomplissent les destinees du genre humain.

C'est une chose merveilleuse que l'indifference avec laquelle on a longtemps envisage la civilisation moderne. Vous voyez pourtant que la bien concevoir, l'expliquer parfaitement, c'est en quelque sorte resoudre le probleme social. C'est pour cela que, dans les considerations les plus vastes et les plus generales de la philosophie de l'histoire, il faut toujours revenir bon gre sur cette civilisation. En effet, ne renferme-t-elle pas le produit de tous les ages 6coules? Les ages futurs seront-ils autre chose que la consequence de cette civilisation? Or, l'etre moral n'est rien que l'etre fait par les temps et que les temps doivent ache- ver. Jamais dans la societe humaine toute la masse des idees repandues sur la surface intellectuelle du monde s'est-elle trouvee concentree comme dans la societe actuelle? Jamais, dans aucun temps de la vie universelle de l'etre humain, une pensee seule a-t-elle embrasse l'activite entiere de sa nature comme au jour ou nous sommes? Nous sommes done positivement heritiers de tout ce qui a ete jamais dit ou fait par les hommes, et il n'y a pas un point sur la terre qui soit soustrait a l'influence de nos idees: il n'y a done plus, dans l'univers, qu'une seule puissance intellectuelle. Ainsi toutes les questions fondamentales de la philosophie de l'histoire sont necessairement contenues dans la question de la civilisation europeenne.

Mais, quand on a profere les mots de perfectibilite humaine, de progres de l'esprit humain, on croit avoir tout dit, tout explique. On dirait que l'homme n'a fait de tout temps que marcher en avant, sans jamais s'arreter, sans reculer; que, dans le mouvement de la nature intel- ligente, il n'y a jamais eu ni percussion ni retour, rien que developpsmcnt et progres. Mais pourquoi done ces peuples dont je vous ai parle tout a l'heure ne bougent-ils pas depuis que nous les connaissons? On vous dit que les nations de 1'Asie sont stationnaires. Mais pourquoi sont-elles station- naires? Pour arriver a la condition ou elles se trouvent aujourd'hui, elles ont du apparemment faire comme nous, chercher, inventer, decouvrir? D'ou vient done qu'arri- vees a un certain point elles se sont arretees tout court et n'ont su, depuis, rien imaginer, rien creer [†††††††††††††]? La reponse est toute simple: c'est que le progres de la nature humaine n'est nullement indefini, comme on se l'imagine; il у a une limite qu'il ne saurait depasser. C'est pour cela que les societes de l'ancien monde n'ont pas marche toujours; c'est pour cela que l'Egypte, depuis qu'Herodote l'avait visitee, n'a plus bouge jusqu'au temps de la domination grecque; c'est pour cela que le monde romain, si beau, si brillant, ou tout ce qu'il у avait de lumieres, depuis les colonnes d'Hercule jusqu'au Gange, etait venu se fondre, etait arrive, au moment ou une lumiere nouvelle vint eclairer l'esprit humain, a cet etat d'immobilite qui termine necessairement tout progres humain. Pour peu que l'on reflechisse sur ce moment si fecond en resultats sans les prejuges de l'ecole, fleaux de l'histoire, on verra qu'outre l'excessive depravation des moeurs, la perte de tout sentiment de vertu, de liberte, d'amour de la patrie, qu'outre la decadence de toutes les branches des connaissances humaines, il у avait encore alors immobility complete en toutes choses, et que les esprits etaient venus a ne plus se mouvoir qu'en un cercle etroit et mauvais, d'ou

* Quand on dit d'une nation civilisee qu'elle est stationnaire, il faut dire depuis quand; autrement il n'y a point de conclusion a tirer de ce fait.

ils ne sortaient que pour se precipiter dans un dereglement stupide. L'interet materiel satisfait, l'homme n'avance plus, heureux s'il ne recule pas! Voilamp; le fait. II ne faut pas s'y tromper: en Grece comme dans l'lndoustan, a Rome comme au Japon, au Mexique comme a la Chine, tout le travail de l'esprit, quelque prodigieux qu'il ait pu etre ou qu'il le soit encore, n'a jamais tendu et ne tend qu'i une meme chose. Et ce qu'il у a de plus exalte et de plus exuberant dans les doctrines et dans les habitudes de l'Orient, loin de contredire ce fait gen?ral, ne fait encore que le confirmer. Qui ne voit que tous ces debordements de la pensee ne proviennent que des illusions et des prestiges de l'homme materiel? II faut comprendre seulement que cet interet terrestre, mobile kernel de toute activite humaine, n'est point borne aux seuls appetits des sens, mais que c'est le besoin general de bien-etre qui se manifesto diversement, selon l'etat plus ou moins avance de la societ6, selon differentes causes locales, sous les formes les plus varices, mais qui ne s'eleve jamais en definitive jusqu'au besoin de l'etre purement moral.

II n'y a que la societe chretienne qui soit veritablement conduite par les interets de la pensee et de l'ame. Voila ce qui fait la perfectibilite des peuples modernes, voila ou se trouve le mystere de leur civilisation. De quelque maniere que 1'autre interet s'y produise, vous trouverez qu'il у est toujours subordonne a cette force puissante qui s'y empare de toutes les facultes de l'homme, qui у met a contribution toutes les capacites de sa raison, qui ne laisse aucune chose sans la faire servir a l'accomplissement de sa destination. Cet interet ne saurait etre jamais satisfait assurement: il est infini; il faut done que les peuples Chretiens avancent toujours. Et, bien que la fin vers laquelle ils tendent n'ait rien de commun avec l'autre bien-etre, le seul que les peuples non Chretiens peu vent se proposer, ce bien-etre-la, ils le trouvent aussi sur leur route et en font leur profit; et les jouissances de la vie, que les autres peuples recherchent uni- quement, ils les obtiennent aussi, mais par une autre voie, selon cette parole du Sauveur: Desirez leroyaume des cieux, et tout vous sera donne ensus 9. Desorte que Гёпогте deploie- ment de toutes les puissances intellectuelles que suscite l'esprit qui les domine, les comble de tous les biens. Mais, bien certainement, jamais il n'y aura chez nous ni immobi- lite chinoise, ni decadence grecque, et encore moins destruction totale de la civilisation. On n'a qu'a regarder autour de soi pour s'en convaincre. Pour que cela arrive, il faudrait que le globe entier fut bouleverse de fond en comble, qu'une seconde revolution semblable a celle qui lui a donne sa forme actuelle se reproduisit; et, a moins d'un autre cataclys- me universel, on ne saurait se figurer chose pareille. Que l'un des deux hemispheres s'engloutisse tout entier, ce qui restera de nos idees dans l'autre suffira pour renouveler l'esprit humain. Jamais, non jamais, la pensee qui doit subjuguer le monde ne s'arretera ni ne perira: il faudrait pour cela qu'un decret particulier de celui-la meme qui Га placee dans l'ame humaine vienne la frapper d'en haut. Enfin, j'espSre, Madame, que vous trouverez ce resultat philosophique de la meditation de l'histoire plus positif, plus evident, plus instructif surtout, que ceux que la vieille histoire tire, a sa maniere, du tableau des siecles, en mettant a contribution sol, climat, races d'hommes, et la fameuse perfectibilite humaine.

Et savez-vous, Madame, a qui la faute si l'influence du christianisme sur la soci?t6 et sur le developpement de l'esprit. humain n'est encore ni suffisamment comprise ni suf- fisamment appreciee? Aux hommes qui ont bris6 l'unit6 morale; a ces hommes qui ne datent le christianisme que de- puis leur avenement; к ceux qui s'appellent les reformateurs! II est clair qu'ils ne sont aucunement interesses a suivre la marche du christianisme a travers le Moyen Age. Toute cette immense periode n'est done pour eux qu'un vide dans le temps. Comment voulez-vous qu'ils confoivent l'?ducation des peuples modernes? Rien n'a tant servi, croyez-moi, adefigurerle tableau de l'histoire moderne que ce faux point de vue des protestants. De la vient que l'on a si fort exager6 1'importance de la renaissance des lettres, chose qui, a pro- prement parler, n'a jamais eu lieu, puisque jamais les lettres n'avaient ete totalement perdues; de la vient que l'on a imagin? une foule de causes diverses de progres, qui n'ont agi que d'une татёге secondaire ou qui ne procedent que de la cause unique qui a tout fait; de la vient que l'on a сЬегсЬё partout les causes du progres des peuples modernes, excepte ой elles se trouvent reellement et que l'on a ainsi renie le christianisme.

Mais, depuis que Tesprit d'une philosophie moins etroitet plus haute en ses vues, par un retour heureux sur le temps passe, s'est dirige sur 1'etude de cette periode interessante, tant de choses ignorees jusque-la se sont tout a coup reve- lees a la pensee que la malveillance meme la plus obstinee ne saurait dorenavant resister a ces lumieres nouvelles. S'il entre done dans le plan de la providence que les hommes soient eclaires par cette voie, le moment n'est surement pas eloigne ou une grande clarte va jaillir de l'obscurite qui couvre encore l'histoire de la societe moderne, et cette nouvelle philosophie de l'histoire dont je desire vous donner une idee ne tardera certainement pas a etre con^ue par les hommes de la science* 10.

II faut avouer que cet entetement des reformes est une chose bien change. Selon eux, des le second ou des le troi- sieme siecle il n'y a plus de christianisme que tout juste ce qu'il en fallait pour qu 'il ne fut pas entierement detruit. La superstition ou 1'ignorance de ces onze ou douze siecles leur s(m'lgt;nt telles qu'ils n'y voient plus qu'une idolatrie aussi с!ё lorable que celle des peuples pai'ens; a les en croi- re, s'il nfy avait pas eu de Vaudois, le fil de la tradition sacree aurait ete rompu entierement, et, si Luther n'etait venu, quelques jours encore et e'en etait fait de la religion du Christ. Mais comment, je vous prie, reconnaitre le cachet divin dans cette doctrine sans force, sans perpetuit?, sans vie, qu'ils font du christianisme? Comment voir l'oeuv- re de Dieu dans cette religion menteuse qui, au lieu de re- generer le genre humain et de le remplir d'une vie nouvelle, comme elle l'avait promis, n'a paru un moment sur la terre que pour s'eteindre, n'etait nee que pour mourir aussitot ou pour ne servir que d'instrument aux passions des hommesl Le sort de la religion n'avait done tenu qu'a l'envie qu'eut Leon X d'achever la basilique de Saint-Pierre? Qu'il n'eut pas fait vendre, a cet effet, des indulgences en Allemagne, au jour ou nous sommes, de christianisme il n'y aurait plus vestige. Je ne sais s'il у a quelque chose qui fasse mieux voir le vice radical de la reforme que cette maniere etroite et mesquine d'envisager la religion revelee. N'est-ce pas de- mentir toutes les promesses de Jesus-Christ, n'est-ce pas la

¦ Depuis que cette lettre a ete ecrite, M. Guizot a rempli en grande partie notre espoir.

10 Tout le passage «Mais, depuis que...» jusqu1 ici, la note у comprise, est raye dans le manuscrit, Cf. Introduction, p. 28, renier [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡] toute sa pensee? S'il est vrai que sa parole doit sur- vivre au ciel et a la terre, que lui-meme est incessamment present au milieu de nous, comment le temple edifie par ses mains avait-il pu etre au moment de crouler? Comment ce temple avait-il pu rester abandonne tel qu'une maison destinee a tomber en ruines?

II faut pourtant convenir d'une chose, c'est que les rc- formateurs ont ete consequents. S'ils ont mis d'abord toute 1'Europe en feu, s'ils ont ensuite rompu les liens qui unis- saient les peuples et en faisaient une seule famille, s'ils ont repandu tant de miseres et tant de sang sur la terre, c'est que le christianisme etait. sur le point de perir. Ne fallait-il pas tout immoler pour le sauver? Mais voici le fait. Rien, au contraire, ne deinontre mieux la divinite de notre religion que son action perpetuelle et incessante sur l'esprit humain: action qui, pour s'etre modifiee selon les temps, pour s'etre combinee avec les differents besoins des peuples et des siecles, ne s'est point ralentie un seul instant, bien loin de cesser totalement. C'est ce spectacle de sa souverai- ne puissance, toujours agissante au milieu des obstacles sans nombre que ne cessaient de lui susciter et le vice do notre nature et le funeste heritage du paganisme, qui satis- fait le mieux la raison a son egard.

Que signifie de dire que l'Eglise avait degen?r6 de la primitive Eglise? Les Peres, des le troisieme siecle, ne deploraient-ils pas la corruption des Chretiens? Et toujours, dans chaque siecle, a chaque concile, les memes plaintes n'avaient-elles pas ete repet?es? Toujours, la piete veritable n'a-t-elle pas eleve sa voix contre les abus et les vices du clerge et, quand il у avait lieu, contre les usurpations du pouvoir hierarchique? Rien n'est plus admirable que les lumieres brillantes que s'elan?aient, de temps a autre, du sein de la nuit sombre qui couvrait le monde: tantot des exemples des plus sublimes vertus, tantot des effets merveil- leux de la foi sur l'esprit des peuples et des individus; l'Eglise recueillait tout cela, et en faisait sa force et sa richesse; ainsi s'edifiait la fabrique eternelle, de la maniere qui pou- vait le mieux lui donner sa forme necessaire. La purete primitive du christianisme ne pouvait pas naturellement se conserver toujours; il fallait que le christianisme traversa^ toutes les phases possibles de corruption, qu'il porta t touteg les empreintes que la liberte de la raison humaine dut 12 lui imprimer. De plus, la perfection de l'Eglise apostolique etait celle d'une communaute peu nombreuse, perdue dans la grande communaute раїеппе; elle ne saurait done etre celle de la societe universelle du genre humain. L'age d'or de l'Eg- lise, on le sait, etait celui de ses plus grandes souffrances, celui ou s'operait encore l'oeuvre de douleur qui devait fonder l'ordre nouveau, ou encore ruisselait le sang du Sau- veur: il est absurde de rever le retour d'un etat de choses qui ne resultait que des immenses miseres qui accablaient les premiers Chretiens.

Or, voulez-vous savoir ce qu'a fait cette reformation qui se vante d'avoir retrouve le christianisme? Et vous voyez bien, du reste, que c'est une des plus grandes questions que la science historique puisse se faire. Elle a replace le monde dans la desunit6 du paganisme; elle a retabli les grandes individuality nationales, l'isolement des ames et des esprits; elle a rejete derechef l'homme dans la solitude de ?a personne; elle a tente d'oter de nouveau du monde toutes les sympathies, toutes les harmonies que le Sauveur avait apportees au monde. Si elle a accelere le mouvement de l'esprit humain, elle a aussi enleve a la conscience de l'etre intelligent la feconde, la sublime idee d'universale et d'unite, source unique du veritable progres de l'humanite, e'est- a-dire d'un progres infini. Le fait propre de tout schisme, dans; Із monde Chretien, est de rompre l'unite mysterieuse dans laquelle est comprise toute la divine pensee du christianisme, et toute sa puissance. C'est pour cela que 1'antique Eglise dans laquelle le christianisme a muri ne transi- gera jamais avec les communions nouvelles. Malheur a elle, et malheur au monde, si jamais elle reconnaissait le fait de la separation! Tout ne serait bientot, encore une fois, que chaos des humaines idees, que multiplicity du mensonge, que ruine et poussiere. La fixite visible, palpable, plastique, de la verite peut seule conserver le regne de l'esprit sur la terre. Ce n'est qu'en se realisant dans les formes donnees de la nature humaine que l'empire de la pensee trouve permanence et duree. Et que deviendra done le sacrement de la communion, cette merveilleuse decouverte de la raison chretien- ne qui pour ainsi dire materialise les ames afin de les mieux

12 Le manuscrit dit: «dut». Cette concordance abusive des modes ne correspond pas au sens general du texte, qui reclame non un sub- jonctif, mais un passe simple de l'indicatif.

unir, si Гоп ne veut plus d'union visible, si l'on se contente d'une communaute interne d'opinions sans realite exterieu- rel A quoi bon s'unir au Sauveur, si Гоп est separes les una des autres? Que le feroe Calvin, l'assassin de Servet, que le spadassin Zwingli, que le tyran Henri VIII avec son hypocrite Cranmer aient. meconnu les puissances d'amour et d'union que contient le grand sacrement, je ne пГеп etonne pas; mais que des esprits profonds, sincerement religieux, tels qu'on en voit beaucoup parmi les lutheriens, chez qui d'ailleurs cette spoliation de l'Eucharistie n'est pas dogma- tique, elle 13 que leur fondateur avait combattue avec tant d'ardeur, puissent se meprendre si etrangement sur l'idee de cette grande institution, et qu'ils s'abandonnent a la deplorable doclrine du calvinisme, c'est ce qui ne se congoit pas! 11 faut convenir qu'il у a un gout etrange de ruine dans toutes les Eglises protestantes. On dirait qu'elles n'aspirent qu'a s'aneantir; qu'elles craignent de se trouver trop vivan- tes; qu'elles ne veulent de rien qui pourrait les faire trop durer. Est-ce done la la doctrine de celui qui est venu appor- ter la vie sur la terre, de celui qui a vaincu la mort? Som- mes-nous done deja au ciel, que nous puissions impunement rejeter les conditions de l'economie terrestre? Et cette eco- nomie est-elle autre chose que la combinaison des ригеь pens6es de l'etre intelligent avec les necessites de son existence? Or, la premiere de ces necessites, c'est la societe, le contact des esprits, la fusion des idees et des sentiments. Ce n'est qu'en у satisfaisant que la verite devient vivante; que, de la region de la speculation, elle descend dans celle de la r?alit6; que, de pensee, elle devient fait; qu'elle ob- tient enfin le caractere d'une force de la nature, et que son action devient aussi certaine que celle de toute autre puissance naturelle. Mais comment toutcelase ferait-il dans une societS ideale, qui n'aurait d'existence que dans des voeux et dans des imaginations des hommes? Voila ce que c'est que TEglise invisible des protestants: invisible, en effet, comme le neant.

Le jour ou toutes les communions chretiennes se reuni- ront sera celui ой les Eglises schismatiques se decideront a reconnaitre en penitence et en humilit6, dans le sac et la cendre, qu'en se separant de l'Eglise тёге elles ont au loin d'elles repousse Г effet de cette priere sublime du Sauveur;

ia Le manuscrit dit: «et»v

Pere saint, garde-les en ton пот, ceux que tu m*as donne$} afin quils soient un comme nous sommes un [§§§§§§§§§§§§§]. Quant a Id papaute, qu'elle soit comme on le dit d'institution humaine, comme si les choses de cette proportion se faisaient de mains d'hommes, qu'importe? Ce qu'il у a de certain, c'est qu'eij son temps elle proceda essentiellement du veritable esprit du christianisme, et qu'aujourd'hui, toujours signe visible d'unite, elle est encore signe de reunion. A ce titre, pour- quoi ne pas lui deferer preseance sur toutes les societ^s chretiennes? Du reete, qui n'admirera pas ses singulieres destinees? Qui ne sera pas frappe d'etonnement quand il la verra, malgre toutes ses vicissitudes, tous ses desastres, malgre ses propres fautes et coulpes, malgre tous les as- sauts et le triomphe inou'i de l'incredulit6, debout, plus fer- me que jamais! Depouillee de son eclat humain, elle n'en est que plus forte; et l'indifference ou l'on est a sou egard ne fait que l'affermir encore plus et mieux garantir sa du- ree. Jadis ce fut la veneration du monde Chretien qui la fai- sait subsister, et un instinct des nations qui leur faisait voir en elle la cause de leur salut temporel et de leur salut eter- nel; maintenant, c'est son humble posture au milieu des puissances de la terre; mais toujours elle remplit parfaitement sa destination; elle centralise encore aujourd'hui les pensees chretiennes, elle les attire encore aujourd'hui les unes vers les autres malgre elles, elle rappelle aux hommes qui ont renie l'unite le principe supreme de leur foi; et toujours par ce caractere de sa vocation celeste, dont elle est tout em- preinte, elle plane majestueusement au-dessus du monde des interets terrestres. Quelque peu que l'on ait l'air de s'en occuper a cette heure, que, par impossible, elle disparaisse tout a coup de dessus la terre, et vous verrez l'egarement ou tomberont toutes les communautes religieuses, quand ce monument vivant de l'histoire de la grande communaute ne sera plus devant elles. Cette unite visible dont elles font si peu de cas maintenant, on voudra la retrouver partout: nulle part, on ne la trouvera; et, chose certaine, la precieuse conscience de son avenir qui remplit maintenant la raison chretienne, qui lui donne cette vie superieure qui la distingue de la raison commune, se dissipera necessairement alors tout entiere, comme ces esperances que l'on a fondees sur le souvenir d'une existence active, on les perd du moment que tou- te cette activite se decouvre etre sans resultat, et que, pour lors, la memoire meme de notre passe nous echappe, inutile.

Bonjour, Madame. Je vous promets que, cette fois, la lettre suivante ne se fera pas attendre 15.

15 Le passage «Bonjour, Madame...», jusqu'a la fin, est raye dans le manuscrit.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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