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LETTRE IV

  La volont6 n'est qu'une maniere de penser. Que Гоп s imagine la vo- ]ont? comme finie ou comme infinio, toujours faut-il reconnaitre une cause qui la d?termine a agir: elle no doit done etre envisagee que comme un principe necessaire et поп comme un principe libre.

SPINOZA. De Anima1

Nous avons vu que tout phenomene naturel peut Stre envisage comme un syllogisme: mais il peut l'etre encore comme un chiffre. Ou Гоп fait chiffrer la nature et on la re- garde faire, c'est l'observation; ou l'on chiffre en abstraction, c'est le calcul; ou bien l'on prend pour unit?s les quan- tites que l'on trouve dans la nature et on calcule avec; alors on applique le calcul a l'observation, et on complete la science. C'est la tout le cercle de la connaissance positive. II faut seulement savoir qu'il n'y a point de quantites pro- prement dites dans la nature: s'il у en avait, une resultante analytique equivaudrait a un Fiat du Createur, car il n'4 manquerait rien a sa certitude parfaite, done a sa to ute« puissance *. L'impuissance c'est l'erreur; au-dessus de la verite parfaite il n'y a rien. II n'est de valeurs reelles, e'est-a-dire d'unites absolues, que dans notre esprit; dans 1'univers il n'y a que des apparences numeriques. Ces apparences sous lesquelles la materialite s'offre a nos regards, ce sont elles qui nous donnent les idees des nombres: voila la base de la conception mathematique. L'expression nu- merique des choses n'est done qu'un mecanisme ideologique que nous construisons de ces donnees fournies par la nature.

Nous les transformons cTabord en abstractions; nous les concevons ensuite comme valeurs; apres quoi nous en faisons ce que nous voulons. La certitude mathematique a done aussi sa limite: gardons-nous bien de perdre cela de vue,

II est certain que, dans l'application aux phenomenes de la nature, la science des nombres satisfait pleinement au raisonnement empirique ainsi qu'au besoin materiel de Thomme; mais il s'en faut que, dans l'ordre abstrait, elle contente de meme l'exigence de certitude que ressent Tesprit.

Une raison geometrique fixe, immuable, telle que la congoivent la plupart des geometres, est chose aussi niaise qu'impie. S'il у avait certitude complete en mathematiques, le nombre serait quelque chose de reel. Ainsi Tentendaient par exemple les Pythagoriciens, les Cabalistes et autres gens de meme espece, qui attribuaient aux nombres toutes sortes de vertus, et qui у trouvaient le principe et la substance de tous les etres. Ils Etaient parfaitement consequents: ils concevaient la nature comme composee de valeurs nu- meriques, et ils ne se souciaient guere d'autre chose. Mais nous autres qui voyons dans la nature autre chose encore que des chiffres, nous qui croyons serieusement a Dieu, lor- sque nous nous avisons d'armer la main du Createur d'un compas, nous sommes absurdes; nous oublions que mesure et limite sont la meme chose; que Tinfini est le premier attribut de la divinite, celui qui fait pour ainsi dire toute sa divinite; qu'en faisant de Г Etre supreme un geometre nous lui enlevons sa nature eternelle et le ravalons a notre niveau a, Mais les idees pa'iennes nous dominent encore a notre insu: voila ce qui fait que nous tombons dans ces sortes d'erreurs. II n'est point vrai que le nombre soit dans la pensee divine; les creations decoulent de Dieu, comme les eaux du torrent, sans mesure et sans fin; mais il faut amp; l'homme un point de contact entre son intelligence bornee et l'infinie intelligence de Dieu, separ^es entre elles par Timmensite: c'est pour cela qu'il aime tant a emprisonner la puissance divine dans les proportions de sa propre nature. Et voila aussi le veritable anthropomorphisme, plusmauvais mille fois que celui de ces coeurs simples qui, en leur ardeur de s'approcher de Dieu, et faute de pouvoir se figurer un individu moral autrement fait que celui dont ils ont la con-

2 Allusion a la magonnerie, selon la remarque de KOYRE, p. 65« science, reduisent la divinity к un etre semblable к eux- memes. Les philosophes ne font pas mieux, au fait.

«lis attribuent a Dieu, dit un grand penseur qui s'y connaissait bien, une raison pareille a celle qu'ils possedent eux- memes. Pourquoi? Parce qu'ils ne savent rien dans leur propre nature de plus parfait que leur raison. Or, la raison divine etant la cause de tout, et celle de Гіюште n'etant qu'un effet, que peut-il у avoir de commun entre ces deux raisons? Tout au plus, dit-il, ce qu'il у a de commun entre la constellation du Chicn qui brille au firmament et le chien qui court dans la rue, le нот seul [‡‡‡‡‡‡‡‡‡]».

Vous voyez que tout le fo іLif des sciences que nous ap- pelons exacles vient de ce que les objets dont elles s'occu- pent soni des quaniit 's, e'est-a dire des choses limitees. II est na'.u el aue l'esprit* pouvant embrasser ces objets completement, arrive dans leur connaissance a sa plus gran- de cextitude. Ma's vous voyez aussi que, malgre tout ce que nous avons de part directe dans la production de ces verites, nous ne les tirons point pourtant de notre propre fonds. Les premieres idees qui nous les suggerent nous sont done donnees hors de nous. La consequence logique qui res- sort d nc tout d'abord de la nature тёте de ces connais- sances les plus susceptibles de certitude que nous puissions avoir, c'est qu'elles ne se rapportent qu'a quelque chose de borne, qu'elles n'originent pas immediatement dans notre cerveau, que nous n'exer^ons nos facultes, dans cet ordre d'idees, que sur le fini, et que nous n'y inventons rien. Que si done nous voulons appliquer a nos autres connais- sances la regie qui s'offre a nous de la, que trouvons- nous? Que la forme absolue de l'objet connu, quel qu'il soit, doit etre necessairement celle d'une chose finie; que son lieu, dans la sphere intellectuelle, doit etre en dehors de nous. Telles sont les conditions naturelles de la certitude. Or, ou en sommes-nous d'apres cela vis-a-vis des choses intellectuelles? Preincrement, ou est la limite des donnees fournies a la psychologie et a la morale? Point de limite. Secondement, ou le fait moral se passe-t-il? En nous-memes.

Ainsi, la methode que suit l'esprit dans l'ordre des idees positives, peut-il en faire usage dans cet autre ordre? Impossible. Et alors comment arriver a l'evi- dence? Pour ma part, je n'en sais rien. Ce qu'il у a de sin- gulier, c'est que ce raisonnement, tout simple qu'il soit, la philosophie ne l'a jamais fait. Jamais elle n'a voulu poser nettement cette distinction essentielle entre les deux spheres de la connaissance humaine; toujours elle a confon- du le fini avec l'infini, le visible avec l'invisible, ce qui tombe sous les sens avec ce qui n'y tombe pas. Et si parfois elle a change de langage, dans le fond de sa pensee elle n'a jamais doute un instant que l'on ne put connaitre le monde moral, tout comme le monde physique, en l'etudiant l'in- strument a la main, en calculant, en mesurant les dimensions intellectuelles comme les materielles, en experimental sur l'etre intelligent comme sur l'etre inanime. Etrange paresse de l'esprit humain! Pour se debarrasser du labeur qu'exige l'intelligence claire du monde superieur, il denature ce monde, il se denature lui-meme, et puis va toujours son chemin, comme si de rien n'etait. Nous ver- rons pourquoi il agit de la sorte.

II ne faut pas s'imaginer non plus que dans les sciences naturelles tout n'est qu'observation et experience. Un des secrets de leurs belles methodes, c'est que l'on n'y observe que ce qui peut etre veritablement objet d'observation. Principe negatif, si vous voulez, mais plus puissant, plus fecond que le principe positif meme. C'est a ce principe que la chimie nouvelle doit son progres; c'est ce principe qui fait dans la physique generale cette horreur de la meta- physique, devenue depuis Newton sa principale regie et le fond de sa methode. Or, que veut dire cela? Rien autre chose sinon que la perfection de ces sciences, toutes leurs puissances, viennent de ce qu'elles savent se circonscrire parfaitement dans le cercle legitime, voila tout. Quant au procede meme de l'observation, quel est-il? Que faisons- nous lorsque nous observons le mouvement des astres sur la voute des cieux, ou celui des forces vitales dans l'etre organise; lorsque nous etudions les puissances qui meuvent les corps, ou celles qui agitent les molecules integrantes dont ils sont formes; lorsque nous traitons chimie, astronomie, physiologie? Nous concluons de ce qui a ete a ce qui va etre, nous lions les faits qui se suivent immediatement dans la nature, et nous en deduisons le resultat prochain.

C'est la l'orbe oblige de la methode experimental. Mais, dans l'ordre moral, connaissez-vous quelque chose qui se fasse en vertu d'une loi constante, irrevocable, qui donne- rait lieu a conclure de meme maniere d'un fait a un autre fait, et prejuger ainsi avec certitude de la chose poste- rieu.e par la chose anterieure? Rien de tel. Tout ne s'y fait, au contraire, qu'en vertu de volontes lihres, divergentes, qui ne reconnaissent de regie que leur caprice; tout у est l'effet du vouloir et de la liberte de l'homme. La methode experimental a quoi у servirait-elle done? A rien du tout.

Telle est la legon que nous donne la marche naturelle de Tesprit humain dans la sphere de connaissance ou il lui est donne Tatteindre a ses plus hautes certitudes. Passons a l'enseignement qui ressort de cette connaissance meme.

Les sciences positives ont ete cultivees de tout temps, comme de raison; mais vous savez que ce n'est que depuis un siecle qu'elles se sont elevees tout a coup a la portee ou nous les voyons aujourd'hui. Telles qu'elles sont faites maintenant, trois choses leur imprimerent Tessor qui les porta si rapidement a cette hauteur: Vanalyse, creee par Descartes, Vobservation, par Bacon, la geometrie celeste, par Newton. L'analyse, circonscrite entierement dans l'ordre mathematique, ne nous regarde pas; remarquez seu- lement qu'elle a fait entrer dans les sciences morales un element de rigueur fausse qui a nui prodigieusement amp; leurs progres. La maniere nouvelle de traiter les sciences naturelles, con^ue par Bacon, est de la plus haute importance pour toute la philosophie, car c'est elle qui lui a donnS cette tendance empirique qui fit si longtemps tout le caractere de la pensee moderne. Mais, dans l'etude que nous faisons, c'est la loi en vertu de laquelle tous les corps gravitent vers un centre commun qui nous interesse specialementr c'est done cette loi qui doit nous occuper.

II semble d'abord que la gravite universelle absorbe en elle toutes les forces de la nature: elle n'est point cependant la force unique de la nature; et c'est precisement pour cela que la loi a laquelle elle obeit est si profonde dans notre point de vue.

L'attraction toute seulenon seulement n'expli- que pas le monde, mais elle n'explique rien du tout: a elle seule elle ne ferait de toute la materialite qu'une masse informe et inerte. Tout mouvement dans la nature est le produit de deux puissances sollicitant le mobile dans deux directions differentes, et c'est surtout dans le mouvement cosmique que ce principe se voit le plus clairement. Mais, les astronomes ayant une fois reconnu que les corps celestes sont assujettis a la loi de la pesanteur, et les effets de cette loi pouvant etre evalues avec precision, tout le systeme du monde est devenu un probleme de geometrie, et c'est sous le seul nom d'Attraction ou de Gravite universelle que Гоп con- goit aujourd'hui, par une especede fiction mathematique, la loi la plus generale de la nature. Cette autre force sans laquelle la pesanteur ne servirait de rien, c'est VImpulsion initiate, ou la Projection. Voici done les deux puissances motrices de la nature: la Gravite et la Projection. Dans Tidee nette de Taction simultanee de ces deux puissances, telle que la science nous la donne, est contenue toute la doctrine du Parallelisme des deux mondes: il ne s'agit a cette heure que de l'assimiler a la combinaison des deux puissances que nous avons pr?cedemment reconnues dans l'ordre intellectuel, l'une dont nous avons la conscience, notre libre arbitre, notre vouloir, l'autre qui nous domine a notre insu, Taction d'un pouvoir exterieur sur notre etre, et de voir ce qui en r^sultera *.

* Il est certain que les applications de la loi decouvnrtc par Newton sont immenses dans Tordre des choses tangibles, et quMhs deviend- ront de jour en jour plus nombreuses encore; mais il ne faut pas oublier que la loi de la chute des graves a ete trouvee par Galilee, et celle du mouvement planetaire par Kepler. Newton n'eut done que l'heureuso inspiration de lier Tune de ces lois a l'autre. Tout ce qui regarde d1 ail- burs cette celebre decouverte est important. Un illustre geometre, par exemple, regrettait que nous ignorions certaines formules dont Newton s'est servi dans son travail. C'etait fort bien: nul doute quo la science n'eut infiniment gagne a retrouver ces talismans du genie. Mais peut-on croire s6rieusement que tout le secret du genie de Newton, toutes ses puissances ne se revelent qu'en ses procedes mathematiqucs? Ne savons-nous pas qu'il у avait encore autre chose, dans cette haute intelligence, que la capacity du calcul? Je vous le demande. Jamais pensee de la proportion de celle dont il s'agit ici vint-ello a une raison impie? Jamais verite de cette grandeur fut-elle donnee au monde par un esprit incredule? Et comment s'imaginer quo, lor- sque Newton, fuyant l'epidemie qui ravageait Londres, se refugiait a Cambridge et que, la, la loi de la materialite venait a luire a son esprit et le voile de la nature se dechirait devant lui 3, il n'y avait que chiffres en son ame pieuse? Chose singuliere! Il est encore des gens par le monde qui ne sauraient comprimer un sourire de pitie quand ils songent a Newton commentant 1'Apocalypse. On ne voit pas que c'est le Newton tel qu'il a ?te, le genie aussi soumis que vaste, aussi humble que puissant, qui a seul pu faire les grandes decouvertes dont se glorifie 1'humaine espece enti?re, et jamais 1 homme presomptu- eux que Гоп voudrait qu'il fut. Encore une fois, ou done a-t-on vu, je ne dis pas l'athee, mais l'esprit seulement froid a la religion, reculer согсте lui la science au-dela des bornes qui semblaient lui etre present es?

3 Le manuscrit porte «venant a luire» et «se dechirant», mais notre correction, grammaticalement necessaire, s'autorise aussi de la

Nous connaissons l'Attraction dans une infinite de ses effets: elle se produit devant nos yeux perpetuellement; nous la mesurons; nous en avons une connaissance parfaitement certaine. Ceci, comme vous voyez, correspond a merveille а Г idee que nous avons de notre propre pouvoir. De Г Impulsion, nous ne connaissons que sa necessite absolue, de meme que nous n'en connaissons pas davantage de Taction divine sur notre ame. Cependant nous sommes tout aussi convaincus de Tune de ces forces que de Tautre. Ainsi, dans les deux cas, connaissance nette et precise d'une chose, connaissance vague et obscure de Tautre, certitude parfaite pour toutes les deux. Telle est Tapplication immediate de cette fa$on de se figurer Tordre materiel du monde, et vous voyez qu'elle s'offre tout naturellement a l'esprit. Mais il faut encore considerer que l'analyse astronomique etend la loi de notre systeme solaire a tous les systemes sideraux qui remplissent les espaces du ciel; que la th^orie moleculaire en fait la cause de la formation meme des corps; et que nous sommes parfaitement autorises a regarder la loi de notre systeme comme une condition universelle de toute la creation, ou peu s'en faut: alors ce point de vue devient d'une portee immense.

D'ailleurs, toutes les lignes que nous tragons entre les differenls etres, toutes les distinctions imaginaires que nous etabli,fsons entre eux, pour notre commodite, et selon notre bon plaisir, tout cela n'est-il pas absolument nul a Tegard du principe cieateur? N'avons-nous pas, quoi que nous fassions, le sentiment intime d'une realite superieure a l'apparente realite qui nous environne? Et cette autre realite n'est-elle pas la seule veritablement reelle, la realite objective, qui embrasse l'etre tout entier et nous confond nous- memes dans l'unite generale? La s'abiment done toutes les differences, toutes les limites que pose l'esprit en raison de son imperfection et de la borne de sa nature; et d^s lors il n'y a plus dans toute l'infinite des choses qu'un seul fait unique et universel. En effet, le sentiment intime de notre propre nature, tout autant que la vue de l'univers, ne sau- rait nous faire concevoir l'etre cree autrement que dans un etat de motion continuelle. Voila le fait universel. L'idee du mouvement doit done naturellement preceder en philoso-

version russe de cette lettre, conservee dans la collection Dachkov.— CHAKHOVSKOI, dont la traduction va dans le meme sens, fait en outre remarquer 1'inexactitude du deplacement pret6 h Newton, phie toute autre шее. Mais cette idee, c'est a la geometrie qu'il faut la demander, car ce n'est que la qu'on la trouve depouillee de toute metaphysique arbitraire, ce n'est que dans le mouvement lineaire que nous pouvons recueillir la notion absolue de tout mouvement quelconque. Eh bien! Legeometre ne saurait se figurer d'autre mouvement qu'un mouvement communique. II est done oblige de poser, avant tout, que la chose mue est inerte de soi, et que tout mouvement est l'effet d'une impulsion imprimee du dehors. Dans la plus haute abstraction, tout comme dans la nature, nous sommes done toujours ramenes a une action exterieure et primitive, sans egard a l'objet considere. L'idee d'une action distincte de tout pouvoir, de toute cause se trouvant dans la chose meme en laquelle s'opere le mouvement, est done logiquement inseparable de l'idee meme du mouvement. Et voili aussi pourquoi Tesprit humain a tant de peine h se debarrasser de cette vieille erreur que toutes ses idees lui viennent par les sens. C'est tout simple: il n'y a rien au monde dont nous soyons plus portes h. douter que de notre propre pouvoir; ce qu'il у a done de positivement absurde dans le systeme sensualiste, c'est seulement qu'il attribue amp; la chose materielle une action immediate sur la chose imma- terielle, faisant ainsi choquer les corps avec les intelligences, au lieu de mettre en contact choses de meme nature, comme dans l'ordre physique, e'est-a-dire intelligences avec intelligences. Enfin, comprenons-le bien: dans l'idee pure du mouvement, la materialite ne signifie absolument rien; toute la difference entre le mouvement materiel et le mouvement moral consiste en ce que les elements de Tun sont l'espace et le temps, tandis que le temps seul est l'ele- ment de l'autre; or, il est evident que la seule idee du temps suffit pour nous donner celle du mouvement. La loi du mouvement est done la loi de l'universalite des choses, et ce que nous avons dit du mouvement physique s'applique parfaite- ment au mouvement intellectuel ou moral.

Que faut-il conclure de tout cela? Qu'il n'y a nulle dif- ficulte a concevoir le propre procede de l'homme comme un principe occasionnel, comme une puissance qui n'agit qu'en vertu de sa combinaison avec une autre puissanse superieu- re, de meme maniere que la force d'attraction n'agit qu'en se combinant avec la force de projection. C'est la ou nous en voulions venir.

On croira peut-etre qu'il n'y a point de place dans ce sy- steme pour la philosophie du moi. Ce serait une erreur. Elle s'arrange au contraire fort bien avec ce systdme; seulement elle у est reduite a sa juste valeur, voila tout. De ce que nous venons de dire de la double action qui regit les mondes, ilne resulte en aucune fa$on que notre propre activite soit nulle: il est done fort utile de mediter le pouvoir que nous posse- dons et de chercher a nous en rendre le meilleur compte possible. L'homme est pousse incessamment par une puissance dont il n'a point le sentiment, c'est vrai; mais c'est au moyen de la connaissance que cette action exterieures'exerce sur lui; ainsi, de quelque maniere que me vienne l'idee que je trouve dans ma tete, c'est parce que je laconnais, cette idee, que je Г у trouve. Or, connaitre c'est agir. J'agis done ve- ritablement et sans cesse, en meme temps que je suis domine par quelque chose de plus puissant que moi, je connais. Un fait ne detruit pas l'autre ils se suivent sans se nier; l'un m'est tout aussi bien dSmontre que l'autre. Que si l'on me demande comment cette action agit sur moi du dehors, c'est une tout autre question; et vous sentez bien que ce n'est point ici le moment de la traiter: a une philosophie haute а у repondre. La raison commune n'a pas autre chose a faire qu'a montrer Taction exterieure, et a la poser comme l'une de ses croyances fondamentales: le reste ne la regarde pas. Mais qui ne sait comment les pensees etrangeres s'intro- duisent dans notre intelligence? comment nous nous sou- mettons aux avis, aux opinions des autres! Quel est l'homme reflechissant qui ne con^oive fort bien le mecanisme d'une raison subordonnee a une autre raison, et qui neanmoins conserve tout son pouvoir, toutes ses facultes? II est done certain que le grand probleme du libre arbitre, tout abstrus qu'il soit, n'offrirait guere de difficulte si l'on savait seulement se bien penetrer de l'idee que la nature de l'etre intelligent ne consiste que dans la connaissance, et que, tant que l'etre intelligent connait, il ne perd rien de sa nature, n'impor- te de quelle татёге lui vienne la connaissance.

Le fait est que l'ecole ecossaise [§§§§§§§§§], qui a si longtemps regente le monde philosophique, a deplace toutes les questions de l'ldeologie[**********]. Vous savez qu'elle pretend donner l'origine de chaque pensee humaine et tout expliquer en montrant le fil qui lie la perception actuelle a la perception precedente. Une fois arrives a l'origine d'un certain nombre d'idees au moyen de leur association, on a conclu que tout ce qui se passe dans notre intelligence est produit par ce principe-la, et des lors on n'a plus voulu tenir compte de rien autre chose. On s'est done figure que tout se reduit au fait de conscience, et sur ce fait s'est elevee la psychologie empirique. Mais, je vous le demande, у a-t-il rien au monde dont nous ayons plus le sentiment que de la production incessante d'idees dans notre cerveau, a laquelle nous n'avons nulle sorte de part? Y a-t-il une chose dont nous soyons plus assures que de ce travail continu de notre intelligence, qui se fait sans que nous у soyons absolument pour rien? Du reste, le probleme n'en serait pas plus resolu si l'on etait meme parvenu a ramener toutes nos idees a un seul faisceau d'idees dont la source nous fut parfaitement connue. II ne se passe rien sans doute dans nos esprits qui ne soit en rapport d'une maniere ou d'une autre avec ce qui s'y est passe precedemment; mais il ne s'ensuit nullement que chaque mutation de ma pensee, chaque forme qu'elle prend tour a tour, se produise par mon propre pouvoir: il у a done la lieu encore a une immense action parfaitement distincte de la mienne. La theorie empirique ne fait done tout au plus que constater certains phenomenes de notre nature; quant au phenomene general, elle n'en rend pas compte du tout.

Enfin Taction propre de l'homme n'est veritablement telle qu'alors qu'elle est conforme a la loi. Toutes les fois que nous agissons contrairement a la loi, ce n'est plus nous- memes qui nous determinons, ce sont les choses autour de nous qui nous determinent. Quand nous nous abandonnons a ces influences etrangeres, quand nous sortons de la loi, nous nous aneantissons. Mais, dans notre soumission au pouvoir divin, nous n'avons jamais la conscience parfaite de ce pouvoir; il ne saurait done jamais empieter sur notre liberte. Notre liberte neconsiste done qu'en ce que nous n'avons pas le sentiment de notre dependance: il n'en faut pas davantage pour que nous nous considerions comme parfaitement libres, et comme solidaires de chaque idee que nous pensons. Malheureu- sement ce n'est pas ainsi que l'homme congoit sa liberte: il se croit libre, dit Job, comme le petit de Vane sauvage e.

Oui, je suis libre, comment en douterais-je? Au moment ou j'ecris ces lignes, ne sais-je pas que je suis le maitre de ne pas les ecrire? Si une providence a irrevocablement ordon- ne de moi, qu'importe si son pouvoir ne m'est point sensible? Mais une idee vient s'associer a celle de ma liberte, une idee effrayante, la terrible, l'inexorable consequence, Tabus de ma liberte et le mal qui en est la suite. Supposons qu'une seule molecule de la matiere vint a s'imprimer une fois un mouvement volontaire; que, par exemple, au lieu de lendre vers le centre de son systeme, elle deviat dela moindre chose du rayon ой elle est situee. Qu'arriverait-il? Toute Teconomie du monde ne se troublerait-elle pas aussitot? Chaque atome dans les infinis espaces ne se trouverait-il pas deplace? Plus que cela, tous les corps ne s'entrechoque- raient-ils pas a Taventure et ne s'entre-detruiraient-ils pas? Eh bien, concevez-vous que c'est la ce que chacun de nous fait a chaque instant du jour? Nous ne faisons pas autre chose que nous imprimer des mouvements volontaires, et a chaque fois nous ebranlons l'univers entier; et ce ne sont point seulement nos mouvements exterieurs qui causent cet epouvantable ravage au sein de la creation, c'est chaque pulsation de notre ame, chacune de nos pensees les plus intimes. Tel est le spectacle que nous offrons а Г Etre supreme. D'ou vient qu'il le souffre? D'ou vient qu'il ne balaye pas de l'espace ce monde de creatures revoltees? Chose encore plus etrange, pourquoi leur avoir donne ce pouvoir formidable? II Та voulu ainsi. Faisons, a-t-il dit, Vhomme a notre image et a notre ressemblance7. Cette image de Dieu, cette ressemblan- ce avec lui, c'est notre liberte. Mais, creatures si singuliere- ment faites, nous sommes faits aussi de maniere a ce que nous sachions que nous resistons a notre Createur. Comment done douter que, s'il a voulu nous revetir de cette etonnante puissance qui semble contredire tout l'ordre du monde, il n'ait voulu aussi la regler et nouseclairer sur l'usage que nous devons en faire? Toute l'humanite, d'abord, personni- fiee dans celui qui contenait en lui toutes les generations futures, a entendu la parole de Dieu; ensuite Dieu daigna eclairer quelques hommes clioisis, afin qu'ils conservassent la verite sur la terre; enfin il a juge digne 1'un d'entre nous d'etre investi de toute son autorite, d'etre initie a tous ses secrets, tellement qu'il ne fut qu'un avec lui, et il Та charge de nous faire connaitre tout ce qu'il nous est possible de savoir du mystfcre divin. Voila ce que nous apprend la doctrine ^acree. Mais notre raison ne nous dit-elle pas la meme choj-e? Si Dieu ne nous instruisait, le monde, nous-memes, rien pourrait-il subsister un instant? Tout ne retomberait-il pas aussitot dans le chaos? Oui, certes; et dSs que notre raison ne s'aveugle point par sa trompeuse confiance en elle- meme, des qu'elle ne s'abime pas tout entiere en son orgueil, elle nous dit precisement ce que nous dit la foi, a savoir que Dieu a du necessairement instruireet conduire l'homme du premier jour de sa creation, qu'il n'a jamais cesse de l'in- struire et de le conduire, qu'il ne cessera jamais de le faire jusqu'a la consommation des sifccles.

Sakolniky. 30 juin.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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