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LETTRE II

Si j'ai bien rendu mon idee l'autre jour, vous avez du trouver que je suis loin de penser que ce sont seulement les lumieres qui nous manquent. II n'y en a point non plus profusion parmi nous, il est vrai, mais il faut nous re- signer de nous passer pour le moment de ces vastes richos- ses intellectuelles que les siecles ont accuniulees ailleurs entre les mains des hommes: nous avons autre chose a faire.
D'ailleurs, en supposant que nous pourrions nous donner par l'etude et la reflexion les connaissances qui nous manquent encore, comment nous donnerons-nous ces puissantes traditions, cette vaste experience, cette conscience profonde des temps accomplis, ces habitudes fortes de l'esprit, fruit d'un immense exercice de toutes les facultes de 1'homme, qui constituent la nature morale des peuples de l'Europe et leur veritable superiority? II ne s'agit done pas a cette heure de chercher a agrandir le do- maine de nos idees, mais de rectifier celles que nous pos- sedons, de leur donner une direction nouvelle. Quant a vous, Madame, ce qu'il vous faut avant tout, c'est une sphere d'existence ou les jeunes pensees que le hasard a introduites dans votre esprit, les besoins nouveaux que ces pensees ont donnes a votre coeur, les sentiments qu'elles ont fait eclore dans votre ame, trouvent une application reelle. C'est un monde a vous qu'il faut vous creer, puisque celui que vous habitez vous est devenu etranger.

Et premierement, l'etat de notre ame, quelque elevation que nous puissions lui donner, depend necessairement des choses qui nous entourent. Occupez-vous done a bien comprendre ce que votre position dans le monde et dans votre famille vous permet de faire pour mettre en harmo-

xl Moscou est la «cite des morts». CI. Introduction, p. 16.

nie vos sentiments avec votre genre de vie, vos idees aveo vos rapports domestiques, vos croyances avec celles des gens que vous voyez.

Une foule de maux ne vienuent que de ces dissonances entre ce qui se passe dans notre pensee intime et les assujettissements de la socieie. Vous dites que votre fortune ne vous permet pas de jouir d'une existence agreable dans la capitale. Eh bien! vous possedez une campagne charmante: qui vous empeche d'y depose» vos dieux lares pour le reste de vos jours? Heureuse ne- cessite qu'il ne tient qu'a vous de vous rendre aussi profitable que tout ce que la philosophie jpoumut vous enseigner do plus interessant. Faites que cet asile soifc aussi attachant que possible; occupez-vous а ГетЬе11іг,; a l'orner; mettez-y, si vous voulez, de la recherche, de la coquetterie: pourquoi pas? II ne s'agit point la d'un raf- finement de la sensualite; ce n'est point pour obtenir de Vulgaires jouissances que vous vous donnerez tous ces soins; c'est afin de pouvoir vous concentrer d'autant mieux dans votre vie intime. Ne dedaignez pas, je vous prie, ces details materiels. Nous vivons dans un pays si denue d'ide- alite que, si nous ne nous entourons pas dans notre vie domestique d'un peu de poesie et de bon gout, nous cou- rons risque de perdre tout sentiment d-elicat, toute idee d'art. C'est un des traits les plus frappants de noire singu- liere civilisation que la negligence des commodities et des agrements de la vie. A peine song eons-nous a nous abri- ter contre les intemperies des saisons, et cela dans un cli- mat dont il est permis de douter serieusement qu'il fugt;fc jamais destine a etre habite par des etres raisoniamp;ables. Si nous avons eu jadis la maladresse de nous etablir en ces climats brutaux, tactions du moins aujourd'hui de nous у arranger de maniere a nous en faire un peu oublier la rudesse.

Je me souviens que vous vous plaisiez beaucoup autrefois a la lecture de Platon. Voyez done comme le plus ideal, le plus vaporeux des sages de l'antiquite est soi- gneux d'entourer les personnages de ses drames philoso- phiques des bonheurs de la vie. Tantot vous les voyez se promener lentement sur les bords delicieux de l'llyssus ou dans les allees de cypres de Gnosse; tantot ils vont cherchej? le frais ombrage d'un vieux platane ou le doux repos d'un gazon fleuri; tantot,.

laissant tomber la chaleur du joure ils vont respirer l'air embaume et la douce haleine d'und soiree attique; ou enfin vous les voyez mollement etendus autour de la table du banquet, couronnes de fleurs et la coupe a la main: ce n'est ainsi qu'apres les avoir bien etablis sur la terre qu'il les emporte dans ces 1 regions superlunaires ou il aime tant a planer 2f Je pourrais vous faire voir encore dans les ecrits des Peres les plus austeres de l'Eglise, dans saint Jean Chrysostome, dans saint Gregoire de Nazianze, dans saint Basile meme, des pein- tures delicieuses des retraites ou ces grands hommes trou- v^rent la paix et les hautes inspirations qui les rendirent les lumieres de la foi. Ils ne croyaient point, ces saints per- sonnages, deroger a leur dignite en donnant quelques soins к des choses qui, quoi que Гоп fasse, remplissent une gran- de partie de la vie. II у a un veritable cynisme dans cette indifference pour les douceurs de la vie dont quelques- uns de nous se font un merite. C'est une des choses qui retardent le plus, je crois, notre progrcs que l'absence de toute idee d'art dans notre vie intime.

Je voudrais apres cela que, dans cet asile que vous aurez embelli de votre mieux, vous vous arrangiez une existence parfaitement uniforme et methodique. L'esprit d'ordre et de methode nous manque a tous: corrigeons-nous de ce defaut. II est inutile de repeter ce qui a ete dit en faveur d'une vie bien reglee; ce qu'il у a de certain, c'est qu'il n'y a que cet exercice perpetuel d'assujettissement a une rfcgle constante qui puisse nous habituer a nous soumettre sans effort amp; la loi supreme de notre nature. Mais, pour suivre une regie quelconque avec exactitude, il faut que rien ne se mette en travers. Souvent on est jete des les premieres heures du jour hors du cercle que Гоп s'est trace: alors toute la journee est faussee. Ainsi, rien de plus essen- tiel que les premieres impressions que nous recevons, les premieres idees qui s'offrent a nous lorsque nous recommen- 50ns a vivre apres le simulacre de mort qui separe nos journees.

Ce sont ces impressions, ce sont ces idees qui determinent ordinairement l'etat de notre ame pour toute la journee. Tel jour a commence par une tracasserie domestique, qui a fini par une faute irreparable.Habituez-vous done a rendre les premieres heures du jour aussi graves, aussi solennelles qu'il se peut; faites monter l'ame aussitot a toute la hauteur

1 Le manuscrit dit: «ses». Erreur plus que probable du copiste, puisque la traduction russe en regard signifie: «ces».

e Cf. PLATON, Plied re et Le Banquet,

dont elle est capable; tachez deles passer dans line solitude complete, d'ecarter tout ce qui peut vous toucher, vous distraire trop vivement: ainsi preparee, vous pourrez affronter sans crainte les facheuses influences qui viendront vous obseder apres et qui autrement feraient de votre existence entiere une lutte perpetuelle ou le triomphe serait impossible. D'ailleurs, ce moment passe, on n'en retrouve plus pour s'isoler, pourse recueillir: la vie vous saisit avec toutes ses preoccupations de plaisirs et d'ennuis; vous ne fait.es plus que rouler dans le cercle eternel des petitesses humaines. Ne laissons pas s'ecouler sans en profiter la seule heure du jour ou nous puissions etre bien a nous-momes.

Je tiens beaucoup, je vous 1'avoue, a cette necessite de se concentrer et de se redresser journellement; je suis assure qu'il n'y a pas d'autre moyen de se garantir contre Taction envahissante des choses qui nous environnent: cela ne suffit pas cependant, comme vous le pensez bien. II vous faut une idee qui s'epande sur toute la vie, que vous ayez toujours presente, qui vous serve de flambeau a toutes les heures du jour* Nous venons au monde avec un instinct vague du bien moral, mais nous ne saurions le concevoir pleinement que dans Tidee plus complete qui s'en developpe on nous dans le cours de la vie. C'est a ce travail interieur qiTil faut tout rapporter, c'est en regard de cela qu'il faut ordonner toute votre existence. Mais il faut que tout cela se passe dans le silence de votre coeur, car le monde n'a point de sympathies pour les choses profondes.

II detourne les yeux des grandes convictions; la presence d'une idee grave le fatigue. A vous, il vous faut un sentiment vrai, une pensee serieuse, qui ne balancent pas entre les diverses opinions des hommes, mais qui vous conduisent surement au but. N'enviez pas a la societe ses bonheurs passionnes; vous trouverez dans votre retraite des douceurs dont elle n'a point Tidee. Je n'en doute pas, quand vous serez habituee a l'atmosphere sereine de cette existence, vous regarderez tranquillement du sein de votre asile le monde s'agiter et s'enfuir devant vous, vous jouirez avec delices du silence de votre ame. En attendant, il faut vous donner les gouts, les habitudes, les affections de votre nouveau genre de vie. II faut vous debarrasser de toutes les vaines curiosites qui gaspillent et mutilent la vie; il faut surtout detruire ce penchant profond du coeur qui fait l'attrait de la nouveaute, l'interet de l'affaire du jour, qui produit 1st convoitise et l'attente incessantes du lendemain. Sans cela vous ne trouverez ni paix ni bien- eire, mais rien que degouts et ennuis. Voulez-vous que le {lot du monde vienne se briser aupres de votre demeure paisible? Bannissez de votre ame toutes ces passions in- quietes suscitees par les evenements de la societe, toutes ces emotions nerveuses provoquees par les nouvelles du jour; fermez voire porte a tous les bruits, a tous les retentissements du monde; proscrivez meme chez vous, si vous en avez le courage, toute cette frivole litterature qui n'est au fond que ce meme bruit, mis par ecrit. II n'y a rien, selon moi, de si incompatible avec un regime intellectuel bien ordonne que l'avidite des lectures nouvelles. On ne voit que des gens devenus incapables d'une meditation serieuse, d'un sentiment profond, que 3 parce qu'ils ne se nourrissaient que de ces productions du jour ou l'on aborde tout sans rien approfondir, ou Гоп promet tout sans rien donner, ou tout se colore d'une teinte douteuse ou fausse qui ne laisse dans Г esprit que vide et incertitude.
Si vous voulez trouver du charme dans le genre de vie que vous aurez adopte, il faut que la nouveaute ne soit jamais aupres de vous un titre en aucune chose.

II est certain que plus vous vous donnerez de gouts, de besoins en rapport avec ce genre de vie, mieux vous vous en trouverez; plus vous ferez accordor le dehors avec le dedans, le visible avec 1'invisible, plus vous vo_us rendrez douce la voie que vous aurez a parcourir. Mais il ne faut point поп plus vous dissimuler les obstacles que vous aurez a rencontrer. Dans notre pays, il у en a plus sur cette route qu'on ne saurait le dire. Ce n'est point un chemin battu, ou la roue de la vie roule dans 1'orniere frayee, c'est un sentier ou il faut se faire jour a travers les ronces et les epines, et parfois a travers la futaie. Dans les vieilles civilisations de l'Europe, tous les modes d'existence etant realises depuis longtemps, lors- que l'on s'y determine a changer de vie, on n'a qu'a choisir le cadre nouveau ou Гоп veut se caser; votre place у est preparee d'avance; la distribution des roles est faite; pourvu que vous preniez le role qui vous appartient, les hommes et les choses vont, d'eux-memes se grouper autour de vous: a vou9 d'en tirer le parti convenable. Mais chez nous c'est tout autre chose. Que de frais, que de fatigues avant que vous vous trouviez a votre aise dans votre nouvelle sphere! Que de temps

3 Ce «que» maladroit est a comprendre, ьеіоп la version russe en regard dans le manuscrit, comme signifiant settlement.

perdu, que de forces usees a s'orienter, a habituer les hommes a vous regarder sous votre nouvelle face, a faire taire le sot, a lasser la surprise! Sait-on ici ce que c'est que la puissance de la pensee? A-t-on jamais vu ici comment une grande conviction s'introduit dans l'esprit par quelque circonstance hors du cours ordinaire des choses, par quelque lumiere imprevue, par quelque enseignement superieur, se saisit de Гате, renverse votre etre tout entier et l'elance au-dessus de lui-meme et de tout ce qui l'environne [§§§§§§§]? Quelle vive conscience a jamais fait palpiter ici un coeur? Quel homme s'est jamais voue ici au culte de la verite? Comment done celui qui se livrerait avec chaleur a ses croyances ne trouve- rait-il pas, au milieu de cette foule que rien n'a jamais emue, entraves et contrarietes? II faut vous creer tout, Madame, jusqu'a l'air que vous devez respirer, jusqu'au sol que voi s devez fouler. Cela est vrai litteralement. Ces esclaves qui vous servent, n'est-ce point la votre atmosphere? Ces sillons que d'autres esclaves ont creuses a la sueur de leur front, n'est-ce point la la terre qui vous porte? Et que de choses, que de miseres renfermees dans ce seul mot d'esclave 5! Voila le cercle magique ou nous nous debattons tous, sans pouvoir en sortir; voila le fait odieux contre lequel tous nous nous brisons; voila ce qui rend vains chez nous les plus nobles efforts, les plus genereux elans; voila ce qui paralyse toutes nos volontes, ce qui souille toutes nos vertus. Chargee d'une coulpe fatale, quelle est 1'ame si belle qui ne se desseche sous ce fardeau insupportable? Quel est l'liomine si fort qui, toujours en contradiction avec lui-meme, toujours pen- sant d'une fagon et agissant d'une autre, ne finisse par se degouter de lui-meme! Me voila ramene, sans у songer, a ma premiere these 6: laissez-moi vous en dire un mot encore et je reviens a vous.

Cette plaie horrible qui nous ronge, ou en est la cause? D'ou vient que le trait le plus frappant de la societe chreti- enne est justement celui dont le peuple russe se soit de- pouille au sein meme du christianisme? Pourquoi cet effet inverse de la religion parmi nous? Je ne sais, mais il me semb- le que cela seul pourrait faire douter de l'orthodoxie dont nous nous parons, Vous savez qu'aucun des pliilosoplies anciens ne s'etait avise d'imaginer une societe sans esclaves, ni meme de trouver rien a redire a l'esclavage. Aristote, que Гоп peut regarder comme le representant de tout ce qu'il у eut de sagesse au monde avant la venue du Christ, a pose en fait que les hommes naissaient les uns pour etre libres, les autres pour porter les fers 7. Vous savez encore qu'il n'y a pas d'incredule si obstine qui ne convienne que c'est au christianisme qu'est due l'abolition de la servitude en Europe. De plus, on sait que les premieres emancipations furent des actes religieux se faisant devant l'autel et que, dans la plupart des chartes d'affrancliissement, on trouve cette formule: pro redemptione animae, pour le salut de mon ame. Enfin, on sait que le clerge donna partout l'exemple, en liberant ses propres serfs, et que les pontifes romains provoquerent les premiers, dans le monde soumis a leur autorite spirituelle, l'abolition de l'esclavage. Pourquoi done le christianisme n'a-t-il pas eu les memes resultats parmi nous? Pourquoi, au contraire, le peuple russe ne tomba- t-il dans l'esclavage qu'apres qu'il fut devenu chretien, nommement sous les regnes de Godounoff et de Chouiskoy 8? Que l'Eglise orthodoxe explique ce phenomene. Qu'elle dise pourquoi elle n'a point eleve sa voix maternelle contre cette detestable usurpation d'une partie de la nation sur l'autre. Et voyez, je vous prie, comme nous sommes obscurs, malgre notre puissance et toutes nos grandeurs! Ces jours-ci encore, le Bosphore et l'Euphrate ont oui tonner a la fois notre canon 9. Cependant, l'histoire, qui a cette heure meme demontre que l'abolition de l'esclavage est l'oeuvre du

6 Exprimee dans la Lettre premiere.

t ARISTOTE. Politique, livre I, chap. 4—6.

  1. Boris Godounov (regent de 1587 a 1598, tsar de 1598 к 1606) et Vassili Chouiski (tsar de 1606 a 1610). C'est sous leur regne que le sort des paysans empira.

  1. Allusion au blocus du Bosphore par la flotte russe et a la prise d'Erzeroum au printemps de 1829, christianisme, ne se doute pas seulement qu'un peuple chretien de quarante millions est dans les fers! C'est que les peuples ne figurent reellement dans le genre humain qu'en raison de leurs puissances intellectuelles, et que l'interet qu'ils inspirent est determine par Taction morale qu'ils exercent dans le monde, et non par le bruit qu'ils font, Revenons.

Apres ce que je vous ai dit du genre de vie que je voud- rais vous voir adopter, vous pourriez peut-etre vous figurer que je vous demande de vous livrer a une vie toute claustrale. Mais il ne s'agit que d'une existence sobre et reflechie, qui n'a rien de commun avec la rigueur triste de la morale ascetique; il ne s'agit que d'une maniere de vivre qui ne differe de celle de la foule que par une idee positive, un sentiment plein de conviction, auxquels on rapporte toutes ses autres idees, tous ses autres sentiments. Cette existence se combine fort bien avec les agrements legitimes de la vie; elle les exige meme, et la societe des hommes en est une condition necessaire. La solitude a ses dangers, on у trouve par- fois d'etranges seductions. Concentre en lui-meme, l'esprit se nourrit des vaines images qu'il se cree; comme saint Antoine, on peuple son desert de fantomes,enfants de votre imagination, qui vous poursuivent de chez les hommes. Tandis que, si Ton cultive la penseo religieuse sans passion, sans violence, on conservera, meme au milieu de tout le fracas du monde, cette attitude interieure devant laquelle tous les enchantements, tous les etourdissements de la vie sont impuissants. C'est une certaine disposition de l'esprit, douce et facile, qu'il faut trouver, qui sache marier sans efforts a toutes les operations de la raison, a toutes les emotions du coeur, l'idee du vrai et du bien. II faut surtout chercher a se penetrer des verites revelees. La grande prerogative de ces verites, c'est d'etre accessibles a toute creature intelligente, de s'accommoder a toutes les formes de Tesprit. On у arrive de toutes les manieres possibles, par la foi soumise et aveugle que les multitudes professent sans reflexion, par le savoir profond, par la pi^te naive du coeur, par 1'inspiration raisonnee de Tesprit, par la poSsie exaltee de Tame; mais la voie la plus simple, 6'est de nous reporter Si ces moments, si frequents dans la vie, ou nous nous ressentons le plus de Taction du sentiment religieux sur notre Sine, lorsqu'il nous semble que, prives de toute puissance propre, une force superieure nous pousse vers le bien malgre nous, nous enleve de la terre et nous porte vers le ciel. C'est alors que, dans la conscience de notre impuissance, notre esprit s'ouvrira avec une volonte extraordinaire aux pensees du ciel, que les plus hautes verites couleront. naturellement dans notre coeur.

II est impossible, en revenant frequemment sur le principe de notre activite morale, sur les mobiles de nos pensees et nos actions, de ne pas voir qu'une grande partie de tout ce que nous faisons est determine par quelque chose qui ne nous appartient nullement; c'est precisement ce qui se passe en nous de meilleur, de plus noble, de plus utile a nous- memes que nous ne produisons pas nous-memes; tout le bien que nous faisons n'est que l'effet de la capacite que nous poss^dons de nous soumettre a Taction d'une force inconnue: le seul et veritable principe de notre propre activite, c'est Tidee de notre interet circonscrit dans la limite d'un temps donne, que nous appelons la vie; ce principe n'est rien que l'instinct de notre conversation, que nous partageons avec tous les etres animes, mais que nous modifions selon notre nature particuliere. On a done beau faire, quelque desin- teressement que Ton mette dans ses sentiments et dans ses actions, c'est toujours cet interet, plus ou moins bien compris, plus ou moins eloigne, qui nous dirige. Quelque ardent desir que nousayonsd'agir en vued'un bien general, cebien abstrait, que nous nous figurons, ce n'est que celui que nous voulons a nous-memes; nous ne parvenons jamais a nous effacer completement; nous nous comprenons toujours dansce que nous desirons aux autres. Aussi la raison supreme, dans l'expres- sion humaine de sa loi, condescendant a notre faible nature, n'a-t-elle pas ordonne autre chose, sinon de faire a autrui ce que nous voulons que Ton nous fasse, bien differente en cela, comme en tout le reste, de la morale des philosophes, qui pretend concevoir le bien absolu, e'est-a-dire le bien universel, comme s'il ne tenait qu'a nous de nous donner la notion de l'utilite generale, tandis que nous ne savons pas seulement ce qui est utile a nous-memes. Qu'est-ce quo le bien absolu? C'est la loi immuable en vertu de laquelle tout tend a sa fin: voila tout ce que nous en savons. Mais si e'etait Tidee de ce bien qui dut nous guider dans la vie, ne faudrait-il pas en savoir quelque chose de plus? Nous agis- sons jusqu'a un certain point conform6ment a la loi generale, sans doute; autrement nous aurions notre principe d'existence en nous-memes, ce qui est absurde; mais nous agissons de la sorte sans savoir pourquoi: pousses par une puissance invisible, nous pouvons surprendre son action, Tetudier dans ses effets, nous identifier quelquefois avec elle; mais deduire de tout cela la loi positive de notre nature morale, c'est ce qu'il nous est impossible de faire. Un sentiment vague, une idee sans corps, sans autorite, ce ne sera jamais que cela. Toute pliilosophie liumaine est comprise dans cette terrible derision du Dieu de Гапсіеп testament: Void Adam devenu comme Vun de nous, sachant le bien et le mal10.

Vous pressentez a cette heure, je pense, la necessite d'une revelation. Voici, a mon avis, ce qui demontre cette necessite. L'homme apprend a concevoir la loi physique en observant les phenomenes de la nature qui se succedent devant ses yeux selon une loi uniforme et invariable. En recueillant. les observations des generations anterieures, il arrive a un systeme de connaissances, que sa propre experience confirme et que le grand instrument du calcul revet de la forme immuable de la certitude mathematique. Quoique cet ordre de connaissances soit loin d'einbrasser le systeme entier de la nature et de s'elever au principe universel des clioses, il comprend neanmoins des connaissances parfaitement positives, parce qu'elles se rapportent a des etres dont l'etendue et la duree peu vent etre per^ues par les sens ou prevues par des analogies certaines. En un mot, c'est ici le doinaine de l'experience; et autant que l'experience peut donner de certitude aux idees qu'elle in troduit dans l'esprit, autant le monde physique peut nous etre comm. Vous n'ignorez pas que cette certitude va jus- qu'a nous faire prevoir certains phenomenes a des interval- les immenses de temps, et jusqu'a nous donner le pouvoir d'agir sur la maticre inerte avec une puissance incroyable.

Voila done les moyens de connaissance certaine que possede l'homme. Si notre raison a, outre cela encore, une puissance de spontaneite, ou un principe d'activite interne, independanle de la vision du monde materiel, toujours est-il qu'elle ne saurait exercer ses propres forces que sur les materiaux que lui fournit, dans l'ordre [materiel, l'ob- servation; mais a quoi, dans l'ordre] moral, l'homme ap- pliquera-t-il ces moyens 11? Que faudrait-il qu'il observe

Gen esc 3, 22.

11 Le passage entre crochets est une conjecture destinee к rendre intelligible nne phrase dans laquelle, manifestement, quelques mols ont ete oinis par le copiste.

pour decouvrir la loi de l'ordre moral? La nature intel- ligente, n'est-ce pas? Mais la nature intelligente est-elle done faite comme la nature materielle? N'est-elle pas libre? Ne suit-elle pas la loi qu'elle s'impose a elle-meme? En etudiant l'intelligence dans seseffetsexterieurset interieurs, qu'apprendrons-nous done? Qu'elle est libre, voila tout. Et si, par liasard, nous arrivons une fois, dans cette etude, a quelque chose d'absolu, l'instant d'apres le sentiment de notre liberte ne nous rejetterait-il pas derechef, et necessairement, dans le meme ordre el'idees d'ou nous pensions etre sortis tout a l'heure? Ne nous retrouverions- dous pas, un moment apres, a la meme place? Ce cercle est inevitable. Mais ce n'est pas tout. Supposons que nous nous elevions reellement a quelques verites tellement d?- montrees que la raison ffit tenue de les admettre absolu- ment; supposons que nous trouvions en effet quelques regies generales auxquelles il faudra que l'etre intelligent se soumette necessairement. Ces regies, ces verites, ne se rap- porteront qu'a une partie de la vie totale de l'homme, a sa vie terrestre; elles n'auront done rien de coinmun avec l'autre partie, qui nous est parfaiteinent inconnue et dont nulle analogie ne saurait nous decouvrir le mystere. Comment seraient-elles done les lois veritables de l'etre intelligent, puisqu'elles ne regarderaient qu'une portion de son existence, un moment dans sa vie? Que si les lois que nous recueillons de la sorte par l'experience ne sauraient etre que les lois d'un seul p?riode du temps parcouru par la nature morale, comment seraient-elles done les lois de cette nature? Ne serait-ce pas la meme chose que si l'on disait que, pour chaque age de la vie, il existe une science medicale spe- ciale; que pour traiter, par exemple, les maladies de l'enfan- ce il est inutile de connaitre les infirmites de l'age mfir; que pour prescrire le regime convenable a la jeunesse il n'est pas besoin de savoir celui qui convient a l'homme en general; que 1'etat de notre sante n'est point determine par l'etat de sante de chaque moment de notre vie; que nous pouvons, enfin, nous livrer impunement a toutes sortes d'ecartset d'exces a certainesepoques de notre existence, sans que le reste de nos jours s'en ressente? Quelle id^e auriez-vous, je vous prie, de l'homme qui pretendrait qu'il у a une morale pour la jeunesse, une autre pour l'age mur, une autre pour la vieillesse, et que, dans 1'education, il ne s'agit nullement de l'enfant et du jeune homme? Eh bien, c'est exactement ce que dit toute votre morale des philo- sophes. Elle nous apprend ce que nous avons a faire aujourd'- hui; de ce qui nous en arrivera demain elle ne se soucie guere. Qu'est-ce que la vie future, si ce n'est le lendemain de la vie actuelle?

Concluons de tout cela que, la vie totale de l'etre intelligent embrassant deux mondes dont l'un seulement nous est connu, et que, chaque instant de la vie etant indissolub- lement lie Si toute la suite des moments dont elle se compose, il est evident qu'il nous est impossible de nous elever par nos propres forces a la connaissance d'une loi qui doit ne- cessairement se rapporter a l'un et a l'autre monde. II faut done que cette loi nous soit enseignee par une raison pour laquelle il n'y a qu'un monde, qu'un seul ordre de choses.

N'allez pas cependant vous imaginer que la morale des pliilosophes n'ait aucune valeur a nos yeux. Nous savons fort bien qu'elle contient de grandes et belles verites, qui ont longtemps guide les hommes et qui, a cette heure encore, parlent a leur coeur et a leur ame avec puissance; mais nous savons aussi que ces verites monies n'ont pas ete imaginees par la raison humaine, mais lui ont et? infusees a diffeientes epoques de sa duree universelle. C'est la une de ces verites primitives enseignees par la raison naturelle et que la raison revelee ne fait que consacrer par son auto- rite supreme. Honneur aux sages de la terre, mais gloire amp; Dieu seul! L'homme n'a jamais marche qu'au flambeau de la lumiere divine; elle a toujours eclaire ses pas, mais il ne voyait pas le foyer d'ou tombait le rayon lumineux sur sa route. Elle eclaire, dit l'ecrivain sacre, tout homme venant au monde; elle a toujours ete dans le monde, mais le monde ne la voyait pas[********].

Les habitudes que le christianisme a introduites dans l'espicit humain nous portent a ne voir l'idee revelee que dans les deux grandes revelations de l'ancien et du nouveau testament, et nous font oublier la revelation primitive. Sans une notion claire de cette premiere communion de l'esprit de Dieu avec l'esprit de l'homme, il n'y a pas moyen de rien comprendre au christianisme. Le Chretien, ne trou- vant pas alors dans ses propres doctrines de solution au grand probleme de l'etre moral, est reduit natureJlement aux doctrines des philosophes. Or, les philosophes ne sau- raient expliquer l'homme que par l'homme: ils le separent ainsi de Dieu et le remplissent de l'idee de sa propre suf- fisance. On se figure ordinairement que le christianisme ne rend pas raison de tout ce qu'il nous importe de savoir; on croit qu'il у a des verites morales que la philosophic seule peut nous enseigner; c'est une grande erreur. II n'est point de science humaine capable de remplacer la science divine. Pour le Chretienf tout le mouvement de l'esprit humain n'est autre chose que le tableau de l'actioa continue de Dieu dans le monde; 1'etude des resultats de ce mouvement ne lui fournit que de nouvelies preuves a l'appui de ses croyances; il ne voit dans les differents systemes philosophiques, dans tous les efforts de l'hommetJ qu'un developpement plus ou moins heureux des puissances intellectuelles du monde selon les differentes situations et les differents ages des societes; mais le mystere de la destination de l'homme, il le decouvre non dans l'inquiete et incertaine agitation de la raison humaine, mais dans les symboles et les types profonds legues a l'humanite par les doctrines dont l'origine se perd dans le sein de Dieu. S'il fouille dans les theories ou la pensee terrestre s'est, tour к tour, formulee, c'est pour у chercher les traces^ plus ou moins effacees, des premiers enseignements prodi- gues a Thomme par le Createur lui-тёте, au jour ou il le petrissait de ses mains; s'il medite sur l'histoire de l'esprit humain, c'est pour у trouver les lumieres surnaturelles qui n'ont cesse d'illuminer la raison humaine a son insu„ a travers tous les brouillards,; toutes les tenebres dont elle aime tant a s'entourer. Partout il reconnait ces puissantes et ineffa^ables idees tombees du ciel sul la terre, sans les- quelles l'humanite se serait abimee, depuis longtemps dans sa liberte. Enfin^; il sait que c'est encore a la faveur de ces memes idees que l'esprit humain put recueillir les lumieres plus parfaites que Dieu daigna verser sur lui a une epoque plus recente.

Loin done de chercher a s'approprier toutes les imaginations ecloses dans le cerveau humain( il ne songe quTa mieux concevoir les voies [de] Dieu dans la vie universelle de l'humanite. II n'est ardent [que] de la tradition celeste: ce que les hommes ont fait pour la defigurer ne lui est que d'un interet secondaire. De cette maniere il arrive neces- sairement a comprendre qu'il existe une regie certaine a

Г aide de laquelle on peut decouvrir, au milieu de Госёап des opinions humaines, le vaisseau du salut qui suit inva- riablement Tetoile placee au firmament pour lui servir de guide: etoile toujours brillante, que nul nuage jamais ne voila, visible a tous les yeux, dans tous les climats, et qui se tient jour et nuit au-dessus de nos tetes, Et si, une fois, il lui est demontre que toute l'economie de l'uni- vers moral est le resultat d'une admirable combinaison des notions primitives, jetees par Dieu meme dans notre ame, et de Taction de notre raison sur ces idees, il lui sera evident aussi que la conservation de ces elements, leur transmission d'age en age, de generation en generation, ont du etre reglees par quelques lois speciales, et qu'il у a certainement quelques signes visibles auxquels on peut reconnaitre, entre tous les sanctuaires repandus sur la terre, celui de l'arche sainte qui contient le depot sacre de la verite.

Avant, Madame, que le monde fut mur pour recevoir les nouvelles lumieres qui devaient un jour s'epandre sur lui, pendant que l'education du genre humain s'achevait par le developpement de toutes ses forces propres, un sentiment vague mais profond faisait entrevoir de temps a autre, a quelques hommes elus, la trace lumineuse de l'ast- re de verite parcourant son orbite. Ainsi Pythagore, Socrate, Zoroastre, Platon surtout, avaient eu des lueurs ineffables, et leurs fronts resplendirent d'un reflet extraordinaire, Leurs regards, tournes vers le point d'ou devait monter le nouveau soleil, en avaient en quelque sorte entrevu l'auro- re. Mais ils ne purent s'elever a la connaissance des veri- tables caracteres de la verite absolue parce que, depuis que l'liomme s'etait denature, elle n'avait nulle part apparu dans tout son eclat, et que Ton ne pouvait la reconnaitre a travers les ombres qui la couvraient. Mais dans la nouvelle economie, si l'homme meconnait encore ces caracteres, ce n'est plus que par l'effet d'un aveuglement volontaire; s'il se detourne de la bonne voie, ce n'est que par un abandon coupable au principe tenebreux laisse dans son coeur dans la seule vue de rend re plus efficace son acquiescement a la verite.

Vous prevoyez sans doute, Madame, a quoi tend tout ce raisonnement: les consequences qui en decoulent se pre- sentent d'elles-memes a l'esprit. Ce sont ces consequences qui vont nous occuper prochainement: vous les saisirez sans peine, j'en suis sur. Nous n'aurons plus, d'ailleurs, a nous interrompre par des digressions comme celles que nous avons rencontrees cette fois, et nous pourrons causer avec plus de suite et de methode. Bonjour, Madame.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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