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3 П. Я. Чаадаев, т. 1

que ma raison a moi: or, oelle-la je nel'appelle pas raison; je Гарреііе neant: dites, n'en suis-je pas le maitre?

                  1. [******************]Croyez-vous que naturellement l'homme comprend- rait mieux la mort que la naissance? Non, certainement.
                    II voit autour de soi les etres se former et se dissoudre, et entre autre, des etres semblables a lui; il ne sait s'ils ont vecu sous une autre forme, avant qu'ils eussent leur forme actuelle; il ne sait s'ils vivront quand ils l'auront perdu, cependant il croit concevoir quelque chose a la mort, puis- qu'il la craint. Ce n'est point la douleur qui lui fait peur, car il ignore s'il у a douleur; ce n'est point non plus l'ane- antissement, car apres tout qu'y a-t-il done de si effrayant a cesser d'etre? Reste done, qu'il aura appris, je ne sais comment, qu'apres la mort il vivra encore. Mais il ne sait ce que sera cette autre vie; et c'est de vivre de cette vie nouvelle, et d'une maniere differente cle la maniere actuelle, qui lui semble terrible. Ce n'est done la encore qu'une do ces grandes traditions, dont Torigine se perd dans les temps inconnus comme de tant d'autres idees fondamentales de l'esprit humain, qu'il ne s'est point donnees lui-meme non plus, mais qui ont du lui etre communiquees alors que se creait l'intelligence dans l'univers.l
                  2. Mais enfin, qu'est-ce done que la mort? Rien que le moment dans la duree totale de l'homme, ou il cesse de se percevoir en son corps, rien que cela.
                  3. Ni l'immortalite de l'ame, ni son immaterialite ne sauraient se demontrer rigoureusement. Mais ce qui peut etre demontre c'est son existence apres l'instant que nous appelons la mort; et il n'en faut pas davantage pour la morale universelle,
                  4. Le chretien passe sans cesse de la terre au ciel, et du ciel a la terre; et il finit par s'installer au ciel,

85a.

II у a plus de croyances legitimes que de doutes? voila ce que signifie ce mot sublime de St. Paul: la charitS croit tout
                  1. Personne ne pretend obtenir chose quelconque sans зе donner au moins la peine de tendre la main pour s'en saisir,

II n'y a qu'une seule chose qu'il en faut excepter, c'est le bonheur. Pour le bonheur l'on trouve tout simple de le pos- seder sans avoir rien fait pour l'acquerir, je veux dire, pour le meriter.

                  1. Seule maniere de croire en Dieu, esperer en lui; voila pourquoi qui ne prie pas, ne croit pas.
                  2. L' immortal і te chretienne, c'est la vie avec la mort de- moins: point du1 tout, comme- on se 1'imagine, une vie apres la mort.
                  3. Cet homme qui vient de mourir vous l'aimiez, vous le veneriez. A cette heure il n'est plus pour vous qu'un triste souvenir, un souvenir triste et peut-etre doux a la fois. Mais vous ne 1'aimez plus, vous ne le venerez plus, vous ne fai- tes que vous en rappeler. Et comment en effet aimer, vene- rer une poussiere? Mais si, par hasard, cet homme vivait encore, je ne sais ou, dans quelque region lointaine, dans quelque pays inconnu? S'il n'etait qu'absent, rien qu'ab- sent, comme tant d'autres de vos amis? Pour lors pourquoi ne lui porteriez-vous pas a present les memes sentiments quo vous lui portiez autrefois? Je n'en vois de raison aucune. Et voila le culte des saints. Croire serieusement, de bonne foi a l'immortalite de 1'ame et ne pas v^nerer les hommes qui meritent notre veneration parce qu'ils ne vivent plus tei, sur la terre, cela n'est-il pas absurde?
                  4. Vous rappelez-vous ce qui vous est arrive la premiere annee de votre vie? Non, dites-vous.
                    He bien, qu'y a-t-il d'etrange que vous ne vous rappeliez pas non plus ce qui vous est arrive avant votre naissance?
                  5. Aimer le prochain nous est ordonne, mais pourquoi? Pour aimer autre chose que soi. De la morale ce n'en est point? C'est tout simplement de la logique. J'ai beau faire, je retrouve toujours quelque chose qui s'interpose entre la verite et moi; cette chose c'est moi-meme: la verite ne m'est cachee que par moi. II n'est done qu'un moyen de la decouvrir, ecarter le moi. L'on ferait bien, je trouve, de se redire souvent a soi, ce que Diogene, vous savez, a dit une fois a Alexandre: Retire-toi, mon ami, tu m'empeches de voir le soleil.
                  6. II n'y a que l'oeil de la charite qui voie clair; voila toute la philosophie du christianisme,
                  7. Que font les hommes en vivant ensemble? De l'azo- te: ils s'entretuent.
                  8. Concevez-vous la generation de la verity en vous? Non. Et celle du mensonge? Gertainement.
                  9. Tout mon etre se revolte а Г idee d'attribuer une in- capacite quelconque a Dieu. On fait cela toutes les fois que Гоп s'imagine des lois eternelles, soit ordre immuable, soit) harmonie preetablie, soit matiere eternelle, des monades, des elements, ou toute autre chose pareille. Toujours Гоп suppose a Dieu l'incapacite de detruire cela qu'on le dise ou qu'on ne le dise pas.
                  10. Descartes [††††††††††††††††††], on le sait, ne pouvait supporter l'idee de limiter la puissance divine. Quant a moi, je n'en puis dou- ter; c'est l'horreur que j'ai toujours eu de cette idee, qui a ete l'etoile de ma vie.
                  11. Quelque definition que l'on fasse de l'etre organist, vous trouverez qu'elle peut s'appliquer parfaitement au globe terrestre. On a divise la nature en organisee et inor- ganisee. Or les corps celestes ne pouvant appartenir ni к 1'une ni a I'autre de ces deux divisions, on en a fait, a cause de l'immensite des espaces ou elles se meuvent des points mathematiques jusqu'a nouvel ordre. Quant a la planete que nous habitons, n'en connaissant que l'epiderme, on a fait de cette epiderme matiere d'une vaste science.
                    H6 bien, qu'avez-vous a redire a cela? L'empirisme n'est-il point parfaitement satisfait de cet arrangement? Que vou- lez-vous de plus?

98. Bien forts vous pensez etre, vous autres, qui au christianisme n'avez pas creance. Sachez done meme de cette force-la, dont vous vous targuez, il у en a plus, vu le jour sous lequel le christianisme vous est offert, a etre chretien, qu'a ne point l'etre. C'est le prejuge et la superstition qui vous font peur; he bien, c'est dans l'incredulite que se trou- vent et le prejugS et la superstition, non pas dans la foi. Di- tes, comment etes-vous devenu ce que vous etes? N'est- ce pas justement comme le peuple devient chretien? Fai- tes-vous autre chose que repeter, comme le peuple votre cathechisme sans le comprendre? Ce que vous debitez avec tant d'assurance, vous croyez done l'avoir imagine? Pauv- res gens! Voyez un peu, n'est-ce pas le cure qui vous Га ар- pris?

                    1. Quand le philosophe prononce le mot homme, sait-il bien toujours ce qu'il veut dire? Je n'en crois rien.
                    2. L'homme vient au monde comme les autres animaux; il n'en differe que par une organisation qui lui est particu- liere, et qui fait de lui une espece unique du regne animal. Ce n'est point la, comme de raison, l'homme intelligent, c'est-a-dire l'homme instruit; etre a part qui n'a point de place dans la nature. Quand l'on fait des traites sur l'enten- dement humain, l'on cherche a decouvrir comment l'ani- mal humain arrive h etre l'etre intelligent. II у a la erreuret confusion. L'homme animal devient l'homme intelligent, oui, mais il ne le devient pas necessairement, maisfortuitement^
                    3. L'hypothcse de l'homme animal et je dis hypothese puisque oncques cet homme-la ne s'est vu, attendu que nais- sant au milieu de ses semblables, l'homme ne saurait res- ter un instant dans son etat natif; cette hypothese done est fort bonne en pathologie et en hygiene philosophique; mais la philosophie proprement dite que voulez-vous qu'elle en fasse? Quand elle s'en occupe de philosophie del'homme celle devient philosophie de l'animal; et ce n'est plus alors quo cette partie de l'histoire naturelle qui traite des moeurs des animaux, le chapitre de l'homme dans la zoologie [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡].
                    4. (В первоисточнике этот фрагмент написан по- русски).
                    5. Inviter*** a fonder un prix pour la decouverte d'une idee, nee en Russie.
                    6. Que l'on me dise ce que le juste milieu a fait ou peut faire eclore? Voila toute la question.
                    7. Vous voulez creer un monde slave; pourquoi les Tartares ne s'aviseraient-ils pas de creer a leur tour un monde tartare? Comparez les destinees des deux races et vous ver- rez que les Tartares ont plus de chances de succes que vous.
                      Comme conquerants, comme fondateurs, ils ont fait leurs preuves. Le mahometanisme n'a plus de vie, il est vrai, et tant qu'ils seront mahometans ils ne sauraient reparaitre sur la scene du monde avec 6clat, mais qu'un beau jour ils se convertissent au christianisme et vous verrez. Singulier avenir promis a l'universl Deux hemispheres, l'hemisphere slave et Themisphere tartare. Pan-slavisme et pan-tarta- risme, voila dorenavant les deux idees gouvernantes de Thumanite. II faut avouer que c'est la un systeme qui sim- plifie admirablement le mouvement progressif de la society humaniste.
                    8. On dit la Russie n'appartient ni a l'Europe, ni a l'Asie, c'est un monde a part. Soit, mais il faut prouver quo l'humanite, excepte de deux faces-la caracterisees par les mots d'Occident et d'Orient, possede encore une troisiemeface,
                    9. J'aime mieux blesser mon pays, faire mieux l'af- fliger, j'aime mieux l'humilier que de le tromper.
                    10. Le liberal russe est le moucheron stupide qui se tremousse dans un rayon de soleil; ce soleil c'est le soleil de l'Occident.
                    11. II у a derriere chaque objet de la nature quelque chose que lui prete notre esprit ou notre imagination; c'est cette chose invisible que l'artiste doit realiser dans son oeuv- re, car c'est la precisement ce qui nous touche, ce qui nous ётеи^ et non l'objet тёте de notre contemplation.
                    12. Malheur a la nation que 1'esclavage n'a pu degra- der, elle est faite pour etre esclave.
                    13. «L'exageration,— disait le comte de Maistre,—est la verite des honnetes gens», c'est-a-dire des gens a conviction car un honnete homme ne saurait en etre depourvu.
                    14. La malveillance est mortelle a l'eloquence, a moins qu'elle ne provoque 1'indignation ou le mepris.
                    15. II у a des visages qui disent «поп»; l'homme a convictions s'en dёtourne par instinct.
                    16. II у a des natures depourvues de la faculte d'affir- mer, qui craignent de prononcer le «оиі» fatal, comme la jeune vierge que la volonte inexorable de ses parents a jete dans les bras d'un homme dёtestё.
                    17. La parole ne vibre que dans les milieux sonores.
                    18. La parole est une fleur qui ne s'epanouit que dans les atmospheres sympathiques.
                    19. Les hommes qui parlent toujours bien ne sont jamais ё^иеМз.
                    20. II у a des sots tellement steriles que le soleil тёте du gёnie ne saurait les feconder.
                    21. II у a des esprits tellement faux que le vrai meme devient faux exprime par eux.
                    22. La maladie seule est contagieuse, la sante ne Test pas; ainsi de l'erreur et de la verite.
                      Voila pourquoi les er- reurs se repandent avec rapidite, les verites avec lenteur,
                    23. Dieu crea la beaute pour nous aider a le comprendre,
                    24. II est evident que le jour ou Dieu accorda le libre arbitre a l'homme, il abdiqua une partie de son autorite en ce monde, pour у faire place a ce nouvel element dans l'economie universelle, voila pourquoi Гоп peut et l'on doit lui demander sans cesse que son regne arrive sur la terre, c'est-amp;-dire qu'il daigne retablir l'ordre de choses ou se trouvait le monde alors que l'abus de la liberte humaine n'y avait pas encore introduit le mal. Mais lui demander, comme le voudraient quelques-uns de nos docteurs, que son regne arrive au ciel, cela est absurde, puisque son regne n'y fut jamais interrompu, puisque nous savons que parmi les intelligences destinees par leur nature a habiter le ciel, celles qui desobeirent a Dieu, en furent expul- sees; que les autres eclairees par la lumiere ineffable qui у luit, n'abuserent jamais de leur liberte et marcherent toujours dans les voies de Dieu. II faut ajouter a cela que dans le systeme en question, tant que le regne de Dieu n'est point arrive, Dieu ne regne nulle part, ni sur la terre ni au ciel. Nous aimons a croire que cette consequence n'a pas ete prevue par les adeptes.
                    25. Le bien que le christianisme a fait, disent encore nos docteurs, si toutefois il en a fait, il n'etait nullement tenu de le faire, c'etait par hasard; il ne doit agir que sur l'individu, il n'a rien a demeler avec la societe et le genre humain. L'humanite, selon eux, marche a sa perdition et doit у marcher; J. C. n'est point venu et ne dut point ve- nir a son secours. Encore une fois, le christianisme ne s'ad- resse qu'a l'individu; s'il fut utile au genre humain, c'est par inadvertance. D'ailleurs, il ne s'embrasse guere des biens di.la terre; il ne s'occupe que d.e ceux du ciel. II faut que le monde arrive a une parfaite desorganisation, gardez- vous bien d'arrOter le mouvement qui l'emporte vers sa rui- ne. Enfin cette priere sublime, «que ton rbgne arrive» prescri- te par leSauveur, et qui resume en quelque sorte toute l'idee sociale de la doctrine chretienne, elle ne se trouve etre dans ce systeme, qu'un voeu indiscret qui ne doit jamais se realiser. On ne voit que le point de vue d'un ascetisme exa- gere ou peu eclaire au fond ne differe guere ou peu s'en fauO de celui des incredules qui eux aussi nient les bienfaits du christianisme, ou ne les considerent que comme un effet involontaire de cette religion, par la belle raison que l'in- teret de la terre ne la regarde pas.
                    26. II у a des gens qui se font un coeur avec la tete, il у en a d'autres qui se font une tete avec le coeur: ces der- niers reussissent mieux que les autres, parce qu'il у a beaucoup plus d'intelligence dans le sentiment qu'il n'y a de sentiment dans l'intelligence.
                    27. La religion commence par croire a la chose qu'elle veut connaitre: c'est le procede de la foi; la science ne croit amp; une chose qu'apres i'avoir reconnue dans une serie de faits identiques: c'est le procede de l'induction, mais toutes les deux, comme on le voit, par des voies differentes, arrivent au meme resultat, a la connaissance.
                    28. La religion est la connaissance de Dieu, la science est la connaissance de l'univers, mais on peut dire avec plus de raison encore, que la religion apprend a connaitre Dieu dans son etre et la science dans ses oeuvres: de cette maniere toutes les deux aboutissent a Dieu.

II у a dans la science deux choses distinctes, son contenu ou son produit, son procede ou sa methode; quand il s'agit done d'Stablir son rapport avec la nature, il faut indiquer clairement si c'est de la substance meme de la science ou de sa maniere qu'on veut parler; et voila ce que l'on ne fait guere.

                    1. II n'y a rien de si facile que d'aimer les gens que l'on aime, mais il faut aussi aimer un peu ceux que l'on n'aime pas.
                    2. II n'existe que deux manieres d'etre heureux: ne songer qu'a Dieu, ne songer qu'a son prechain, ne songer qu'a une idee.
                    3. Dans l'ordre moral, on ne marche pas pour le plai- sir de marcher, il faut un but; nier la possibility d'arriver a la perfection, c'est-a-dire d'atteindre le but, c'est done tout simplement rendre le mouvement impossible.

                    1. II у a trois manieres de concevoir Dieu, d'abord comme creature de l'univers et pourtant son maitre absolui c'est Dieu le pere\ puis, comme esprit ou intelligence, agis- sant sur les esprits ou par les intelligences: c'est le Saint- esprit enfin, comme identifie avec l'etre humain et se mani- lestant directement dans l'esprit de l'homme: c'est Dieu le Fils. On le voit voila bien trois personnes d'un meme Dieu puisque dans chacune d'elles il est contenu tout entier. Les instincts serieux de l'esprit humain se sont toujours figure la divinite de cette maniere, mais il fut reserve au christianisme de formuler le sentiment vague de l'humanite d'une maniere absolue, et de l'introduire dans la conscience logique de l'homme, comme element integral de sa substance. Loin done d'etre un mystere indechiffrable, le dogme de la trinite est au contraire un des axiomes les plus lumineux de la raison regeneree.
                    2. II у a des gens qui ne font jamais rien de bon pour le seul plaisir do bien faire: quoi d'etonnant qu'ils ne sau- raient concevoir le bien absolu, qu'ils ne comprennent, comme ils disent que le bien relatif? II n'est donne de concevoir la perfection qu'a ceux qui у tendent dans le seul but d'en approcher.
                    3. Ce ne sont point les hommes qui se balancent entre le vrai et le faux, les danseurs de corde qui font marcher la societe, ce sont les hommes a principes. La logique du juste milieu ne peut done tout au plus que faire durer la societe un certain temps, mais elle ne saurait jamais la faire avan- cer d'un pas. II n'y a de fecond que le fanatisme de la perfection, que la passion du vrai et du beau.
                    4. Les lois penales ne se proposent pas seulement la conservation de la cit?, elles ont encore pour but le plus grand perfectionnement possible de l'etre humain. Les deux fins se concilient a merveille; il у a plus, l'une ne saurait etre atteinte sans l'autre. La legislation criminelle n'est done pas seulement destinee b. garantir la societ? de l'en- nemi interieur, mais encore a developper le sentiment de la justice. C'est de ce point de vue que toutes les penalites doi- vent etre considerees, ainsi que la peine de mort elle-meme, qui n'est qu'un formidable enseignement, dont l'efficacit? malheureusement est fort douteuse, mais nullement une remuneration.
                    5. Personne n'ignore q,ue le christianisme fut des sa naissance en butte aux attaques les plus vives, que c'est du sein de cette lutte acliarnee, passionnee, intelligente, qu'il s'eleva a la domination du monde. II s'est pourtant trouve de nos jours des gens qui ne veulent voir dans la religion qu'un mythe. Or, ou a-t-on jamais vu un mythe se former dans un milieu et dans des conditions semblables? On ajoute, il est vrai, que ce n'est point dans la religion civilisee du monde payen que la legende chretienne vit le jour, qu'elle n'y fut transportee que plus tard, qu'elle ne se repandit d'abord que dans la sphere la moins eclairee, parmi les Juifs, parmi les populations ignorantes et fort disposees a accepter les croyances les plus absurdes. Rien de plus faux: nous voyons au contraire, le christianisme mon- ter des le premier siecle au sommet de la societe et s'y etab- lir aussitot au milieu des intelligences les plus eminentes. D'autres nous apprennent que le christianisme n'est rien qu'une secte juive, que toute sa morale se trouve conterjue dans l'ancien testament, que J, C. n'y a ajoute qu'un petit nombre d'idees generalement repandues de son temps. II faut avouer que ce dernier point de vue, tout peu Chretien qu'il est, offre pourtant quelque chose qui peut en quelque sorte satisfaire le christianisme rationnel sinon le christianisme positif. Etait-ce en effet chose tout a fait humaine que de donner a toutes ces verites eparses et impuissantes, la vie, la realite, le pouvoir de detruire un monde, d'en edifier un autre, que de combiner de tout cet amas d'idees isolees, de doctrines diverses un tout homogene, une doctrine compacte, toute puissante, feconde en resultats innom- brables et contenant en soi le principe d'un progres sans terme, que de traduire tout ce qu'il у avait au monde de verites morales dans un langage accessible a toutes les intelligences, que de rendre enfin le bien et le vrai realisab- les? Chose admirable! Reduit meme a ces proportions mes- quines, le grand phenomene du christianisme porte encore tellement le cachet d'un acte spontane de la raison supreme, que toutes les industries imaginables de la logique humaine ne sauraient parvenir a l'expliquer a leur maniere.
                    6. И у a trois choses invincibles: le genie, la vertu, la naissance.

                    1. Rien ne demontre mieux l'insuffisance des metho- des philosophiques que l'etude etnographique des langues. N'est-il pas evident, que ni l'observation, ni l'analyse, tii l'induction n'eurent aucune part a la formation de ces grands instruments de l'intelligence humaine. Quel est le procede dont un peuple s'est servi pour creer son langaget nul ne savrait le dire; mais.il est certain que ce procede ne fut aucun de ceux dont nous faisons usage dans nos operations logiques. Ce ne fut qu'une synthese d'un bout a l'autre. Rien de plus ingenieux, de plus savant, de plus profond que les combinaisons diverses qu'emploit un peuple dans son enfance, pour exprimer les idees qui le preoccupent, qu'il a l esoin de jLterdans la vie, et en meme temps rien de plus mys ёпепх. On пз saurait douter non plus que la lan- gue piimi ive des hommes ne soit venue au monde d'un seul jet, par la raison toute simple, que sans mots, pas moyen de pe ser. Mais comment se sont formes ces groupes, ces families d'idiomes qui se partagent aujourd'hui le monde, voila ce que nos philosophes linguistes ne parviendront jamais a nous apprendre. C'est pourtant au fond de ces eton- nants phenomenes que se cachent les methodes les plus fe- condes de l'esprit humain et par consequent celles qu'il lui importerait le plus de bien connaitre.
                    2. Vous voulez etre heureux, n'est-ce pas? Et bien, jrongez le moins possible a votre propre felicite; occupez- vous de celle des autres: mille contre un a parier que vous serez aussi heureux qu'il est possible de l'etre.
                    3. On sait que d'apres Kant le travail de la raison se reduit a une sorte de verification perpetuelle de nos propres perceptions; que nous ne connaissons d'apres lui, que nous ne voyons que notre propre etre: tout ce qu'il nous est done possible de faire, c'est de reagir sur nous-memes. On le voit bien, l'esprit humain ne pouvait guere en rester la, pas plus qu'il ne pouvait un peu plus tard, se contenter du point de vue de Fichte, rien au fond qu'un developpement exagere de la philosophie critique. D'ailleurs cette apothe- ose du «moi» commencee par Kant, achevee par Fichte, de- vait jeter necessairement la raison humaine dans une espece d'epouvante et lui faire craindre d'etre reduite un jour a tout jamais a ses seuls et uniques moyens: force lui fut done de se refugicr dans «Videntite absolue» de Schelling, c'est- a-dire de reclamer aide et secours a quelque chose qui fut en dehors d'elle-meme, qui ne fut pas elle-meme. Malheu- reusement c'est h la nature qu'elle s'adressa, et plus mal- heureusement encore elle finit par se confondre avec la nature, Voila ou elle en est aujourd'hui, malgre les travaux de la philosophie speculative, malgre toutes les distinctions plus ou moins subtiles qu'elle tenta d'?tablir. Ce qui reste done a faire maintenant, c'est tout en profitant des choses acquises a Tesprit humain, de le ramener aux pieds de l'Eternel. Telle est la mission devolue її la philosophie de nos jours et nous croyons qu'elle ne s'en acquitte pas trop mal, tout en ignorant, peut-etre, la portee de 1'oeuvre qu'elle accomplit,
                    4. Un ennemi impuissant est le meilleur de nos amis: un ami jaloux est le plus cruel de nos ennemis,
                    5. La question des races humaines est devenue pour nous une question du jour depuis que nous nous sommes mis a nous fabriquer une nouvelle nationality Le point de vue des adeptes est fort curieux. Toute la philosophie de l'histoire s'y trouve reduite a une classification physiologique des grandes families humaines; de 1amp; toute sorte de resultats plus ou moins inattendus sur le developpement social de Thumanite, sur la marche de Tesprit humain, sur l'avenir du monde. Or, comme toutes les idees quelques abstraites qu'elles soient, s'imprfcgnent de nos jours d'une sorte d'actua- lite materielle, ces idees-la ne manquent pas non plus satis- faire a un besoin du temps, de se meler un peu de politique. Malheureusement tout ce travail se passe loin des grands foyers de la civilisation, d'ou viennent les pensees fecondes,

Le triomphe de cette espece de revolution au profit d'une race qui n'a figure encore sur la scene du monde que d'une maniere passive est quelque peu douteuse. Quoique qu'il en soit, c'est la un fait interessant, non sans importance pour la marche ulterieure des lumieres; il est bonfl par consequent, de le signaler a la meditation des esprits serieux, de chercher a le caracteriser,

                    1. Que les races existent, personne n'en doute; qu'elles sont apportees dans la masse d'intelligence repandue sur la surface de la terre leurs elements necessaires, personne ne le conteste non plus: mais on vient de le voir, ce n'est plus de cela qu'il s'agit maintenant; il s'agit de savoir si elles doivent exister toujours; s'il faut tendre a une fusion generale de tous les peuples, ou s'il faut au contraire, que le Mongole reste a jamais Mongole, le Malais a jamais Malais, le negre a jamais negre, le slave a jamais slave? En un mot, s'il faut marcher en avant sur la route tracee par I'Evangile qui ne connait d'autre race que la race humaine, ou s'il faut faire rebrousser chemin a l'humanite, la ramener au point d'ou elle est partie, ou elle se trouva alors que le mot d'humanite n'avait pas encore ete invente, c.a.d. s'il faut retrograder jusqu'au paganisme? La verite est que toute cette philosophie du clocher, qui ne s'occupe qu'a parquer les peuples phrenologiquement, philologiquement n'est bonne qu'a nourrir les antipathies nationales, qu'a creer entre les pays de nouvelles frontieres, qu'elle tend a toi t autie chose qu*a faire du genre humain un peuple de freres.
                    2. Le гёе1 n'est point le materiel, sans doute, car toute idee vraie, qu'elle se soit incarnee ou non dans matidre, n'en est ni plus, ni moins reelle pour cela; mais il ne faut pas oublier que ce qui est parfaitement reel, possede aussi par cela meme la faculte de se materialise^ attendu que la realite parfaite contient aussi en elle la forme dans laquelle elle doit se produire au jour. Tel est le cas, par exemple, de tout axiome mathematique, de toute verite absolue; tel fut le cas de la verite chretienne avant qu'elle ne se mani- festa au monde; tel est enfin le cas du regne de Dieu, realite parfaite, mais non encore materialisee.

142a. Si vous ne voulez admettre ni la necessite, ni la possibilite du regne de Dieu sur la terre comme but et der- niere phase du progres de la societe, vous ne sauriez admettre non plus ce progres; vous reviendrez au cercle fatal dans lequel s'abimerait necessairement la societe humaine toute entiere, comme Rome, son embleme le plus parfait avant le christianisme. Reculer vers ce point de vue ce n'est done, ni plus ni moins, qu'abjurer le christianisme, philosophie de vie par excellence.

                    1. Vous avez la forme de la connaissance et son con- tenu; vous avez le fait subjectif et le fait objectif, le moi et le поп-тої, il s'agit d'accorder tout cela. Tous les systS- mes philosophiques ont tente cette oeuvre, tantot avec le sentiment plus ou moins vague de la chose, tantot a leur propre insu; la philosophie de nos jours agit avec une connaissance parfaite du but qu'elle se propose, et c'est їй ce qui le distingue de toutes celles qui l'ont pr?cedee,
                    2. Sans foi implicite dans la perfection abstraite pas moyen de faire un pas vers la perfection realisable. Ce n'est qu'a condition de croire au bien impossible que nous pouvons approcher du bien possible. Sans ce point lumi- neux qui brille devaut; nous dans le lointainT nous ne pourrions avancer d'un pas au milieu des tenebres profon- des qui nous environment. Toutes les fois que cette lumiere scintillante s'eclipse, il faut s'arreter et attendre qu'elle reparaisse sur Г horizon obscur. C'est sur la route qui conduit h. la perfection absolue, que se trouvent situees toutes les petites perfections que les hommes peuvent ambitionner,
                    3. II est bien permis, je crois, a tout bon Russe aimant serieusement son pays d'en vouloir un peu en ce moment supreme, aux gens qui l'ont pousse par leur influence di- recte ou indirecte, a une guerre desastreuse, qui ont mecon- nu ses ressources morales et materielles, qui ont pris leurs systemes pour la veritable politique du pays, leurs 6tudes incompletes pour le vrai sentiment national; enfin, qui en entonnant leurs chants de triomphes prematures ont egare l'opinion publique alors qu'il etait temps encore de l'arreter sur la pente rapide ou elle se trouvait entrainee par l'etourderie ou la maladresse.
                    4. II est bien permis, je crois, en presence de nos desastres de ne point partager les tendances d'un patrio- tisme echevele, qui a conduit le pays au bord du precipice,; qui croit sortir d'affaire en s'obstinant dans ses reves, en persistant h ne point desesperer de la situation creee par lui au pays [§§§§§§§§§§§§§§§§§§].
                    5. II nous sera bien permis de penser, je crois, que lorsque la providence appelle un peuple h de grandes desti- nees, elle lui fournit en meme temps les moyens de les accomplir, fait surgir de son sein de puissantes intelligences pour la diriger, illumine la nation toute^entiere d'eclatantes lumieres et ne livre pas son avenir a l'incapacite de ses chefs, a l'infatuation de quelques cerveaux oisifs, nourris de succes de salons et de coteries,
                    6. II est bien permis, je crois, a tout bon Russe qui prefere le bien de son pays au triomphe de quelques idees a la mode de remarquer qu'il n'existe dans l'univers que deux pays affliges, chacun d'un parti national, que Tun de ces pays est sur le point de disparaitre de la scene du monde grace a ce meme patriolisme et que l'autre est menace de se voir depouille du til re do puissance du premier ordre,^ fruit d'un sifecli d'efforls gen'reux et perseverants, de sa- gesse et de courage.
                    7. II parait qu'il у a plusieurs manieres d'aimer сї de servir son pays. II у a d'abord celle...[*******************]
                    8. Grace к Dieu, je n'ai point aide mon pays к se fourvoyer ni en prose, ni en vers.
                    9. Grace a Dieu, je n'ai point prononce une parole qui put servir a egarer l'opinion publique.
                    10. Grace a Dieu, j'ai toujours aime mon pays dans son interet^ non dans le mien.
                    11. Grace a Dieu, je n'ai point meconnu ni les ressour- ces morales, ni les ressources materielles de mon pays*
                    12. Grace к Dieu, je n'ai point pris des systemes el) des theories pour le bien de mon pays.
                    13. Grace к Dieu, je n'ai point prefere des succes de salons et de coteries a ce que je considerais comme le veritable interet de mon pays.
                    14. Grace a Dieu, je n'ai point pactise ni avec le ргё- juge, ni avec la superstition pour conserver les douceurs d'une position sociale, concedee par l'ignorance de quelques idees a la mode.

156a*.

                    1. Croyez-vous qu'une pression de trente ans par un gouvernement violent et obstine dans sa maniere de voir et de faire, ne suffit pas pour depraver l'intelligence d'une nation qui ne 1'avait pas singulieremenb exercee?
                    2. On s'imagine avoir affaire a la France, a l'Angle- terre. Sottise. C'est a la civilisation, a la civilisation toute entiere que nous avons affaire, non pas seulement aux resultats de cette civilisation, mais a cette civilisation elle-meme, comme instrument, comme croyance, exer- cee, travaillee, perfectionnee par mille ans d'efforts labo- rieux. Voila a qui nous avons affaire, nous qui datons d'hier, nous dont aucun organe n'a ete encore suffisamment exerce ni developpee, pas meme la memoire [†††††††††††††††††††]»
                    3. Ce n'est ni le caractere de la nation anglaise, ni sa sagesse qui la constituerent, c'est son histoire; mais une fois constitue, il est naturel que le peuple anglais se trouva plus sage que les autres peuples. La race anglo- saxone n'est point une race privilegiee, c'est l'Angleterre qui est un pays privilegie et dont l'histoire est une bonne fortune d'un bout a l'autre. Ce n'est point le peuple anglais qui se donna sa constitution, ce sont les barons normands qui l'arracherent a leurs rois normands. Les vieilles institutions d'Alfred n'auraient servi de rien sans 1'ёрёе du baron feodal. On disait autrefois que c'etaient. les institutions qui faisaient les peuples, on dit aujourd'hui que se sont les peuples qui font les institutions. L'un et l'autre est vrai. Mais il f aut apprecier la chronologie des faits. L'histoire fait d'abord les institutions; puis les peuples eleves par leurs institutions, continuent l'oeuvre de l'histoire, l'ache- vent ou la denaturent, selon qu'ils sont plus ou moins heu- reusement doues. Telle est la marche naturelle du mouvement social. Faire des peuples des races privilegiees ou des races maudites, est absurde.

160 *. Parmi les causes qui entraverent notre develop- pement intellectuel et lui imposerent un caractere particulier il faut observer deux choses, le defaut de ces centres, de ces foyers ou s'accumulent les forces vives du pays, ой s'epanouissent les idees, d'ou rayonnent sur toute la surface du sol les principes fecondateurs et 1'absence de ces ban- nieres autour desquelles se groupent des masses imposan- tes et compactes d'intelligences. Une idee arrive de je ne sais ou, portee par quelque brise egaree, franchit je ne sais comment toutes sortes de barrieres, se met a filtrer un moment inapergue a travers les esprits, puis un jour s'eva- pore ou va s'engouffrer dans quelque coin obscur de Intelligence nationale, pour ne plus reparaitre: telle est chez nous la marche des idees n. Chaque peuple porte en son sein un element particulier qui imprime son cachet a son etre social, qui determine son pelerinage a travers les siecles et marque sa place dans l'humanite [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡]; cet element constitutif chez nous, c'est l'element geographique[§§§§§§§§§§§§§§§§§§§], voila ce que l'on ne veut pas comprendre: notre histoire toute entiere est produite par la nature de 1'immense typographic qui nous est tombee en partage. C'est elle qui nous fit diverger dans tous les sens et nous eparpilla dans l'espace des les premiers jours de notre existence, qui nous imposa une soumission aveugle k la force des choses, к tout pouvoir qui se proclamait notre maitre. Dans un milieu ainsi fait point de contact regulier, journalier entre les intelligences, dans cet isolement complet de la raison individuelle point de developpement logique de la raison, point d'elan spontan6 de l'esprit vers un mieux possible, point de ces sympathies generates entre les ames qui les reunissent en faisceaux, en blocs enormes, devant lesquelles toutes les puissances materielles doivent necessairement flechir; en un mot, nous ne sommes qu'un produit geolo- gique des vastes latitudes ou nous langa je ne sais quelle force centrifuge, nous ne sommes qu'une page curieuse de la geographie physique de la terre. Aussi, autant notre portee materielle est-elle enorme dans le monde, autant notre portee morale est nulle. Nous sommes un tres grand fait politique et le plus minime des faits moraux. Toutefois cette physiologie du pays qui a de si grands inconvenients, sans doute dans le present, peut offrir de grands avantages dans l'avenir et en se dissimulant les premiers on risque de se priver des seconds[********************].

161„ A. La cause et l'effet ne sont point differents; le principe et le produit sont une meme chose. L'un ne saurait exister sans l'autre, car le principe n'est tel qu'en tant qu'il produit tel effet ou qu'il engendre telle chose. Dans l'individu il у a souvent predominance de l'un ou de l'autre: ce n'est que dans l'univers, dans la totalite des choses que le sujet et l'objet se trouvent parfaitement confondus, que Videntite est complete. Systeme de Schelling.

  1. Le non-moi 6tant reconnu, et son action sur le moi admise savoir, si dans le non-moi il existe quelque chose qui par rapport к soi-meme, soit aussi un moi; et s'il existe en effet, quelle est sa nature et son action sur le moi pri- mitif; tel est le probleme pose par Fichte.
  2. La marche de l'esprit humain n'est rien autre chose qu'une reflexion continue. Une fois arrivee au terme final de cette meditation universelle, la raison humaine aura obtenu toute sa puissance. Hegel.

161a. Dans la premiere partie de son systeme ou plu- tot a la premiere epoque de sa carriore philosophique

Fichte pretendit qu'il n'y avait rien de reel dans le monde que la connaissance, et que toute connaissance, etant necessairement contenue dans le moi, il n'y avait rien de veritablement existant que le moi. On oppose a cette doctrine le fait que la connaissance supposant naturellement un objet connu, il у avait par consequent autre chose encore que le moi et la connaissance. Plus tard Fichte abandonna cette doctrine, sans pourtant l'avouer hau- tement, ni sans trop se l'avouer peut-etre a lui-meme, attendu qu'il ne cessa jamais de considerer son nouveau point de vue que comme un corollaire du premier. Quoi- qu'il en soit si l'on veut bien apprecier les doctrines de Fichte, il ne faut s'en tenir qu'a ce que nous appellerons volontiers sa seconde maniere, et ne considerer la premiere partie du systeme que comme une etude prealable, une analyse puissante de la nature du moi ou du sujet, etude qui appartient a l'histoire.

    1. Croyez-vous qu'il serait utile pour l'Europe, ainsi que pour la Russie elle-meme, que cette derniere fut l'arbitre du monde?
    2. Autre question. Entre la conservation de la Tur- quie et la toute puissance de la Russie, que devait choisir l'Europe?
    3. Qu'est-ce que cette guerre? Un demele do famille entre vrais croyants.

165 *.

      1. Je suis de 1'avis de Mgr Innocent, je ne doute pas que le sceptre du monde ne demeure entre les mains de l'empereur de Russie; je suis etonne seulement d'une chose, c'est que le Saint Prelat n'eut pas songe a nous faire le tableau des prosperites dont le monde va jouir sous ce sceptre tutelaire.
      2. On sait que Schelling ** passe pour n'avoir fait que d^velopper le systeme de Spinoza et mettre la der- пійге main au pantheisme moderne. II est certain que, dans son point de vue, les puissances virtuelles de la nature ne

* В первоисточнике этот фрагмент написан цо-русски.

** Pour се qui est de Schelling, voir «Lettres Philosophiques» presentees par Rouleau, p. 116, n. 2, p. 13b; McNally, Chaadayev and his friends..., p. 10, 16, 29, 122—123, 180—181, 192-193, 195; Quenet, p. 165—172, 204—206, font que s'affirmer en agissant dans le monde, que par consequent les phenomenes naturels semblent у etre des operations logiques, et non des faits materiels. II n'en faut pas conclure cependant que dans cette maniere de con- siderer les forces physiques de l'univers, la nature se trouve etre une intelligence, et il n'y a pas encore la de quoi crier au pantheisme. Au fond ce n'est la qu'une phraseologie philosophique, qui nous est imposee par l'impuissance meme du langage humain et par le besoin qu'eprouve notre raison de tout ramener a l'idee de l'unite, idee sous l'in- spiration de laquelle s'est formule, comme on le sait, tout ce systeme. L'idealiste explique la nature dans le langage du spiritualisme, voila tout; mais il ne s'en suit pas qu'il ne voie partout qu'esprit et idee. II trouve derriere chaque phenomene de la nature un acte de l'esprit, mais ceb acte de l'esprit dans sa pensee, reste toujours separe du phenomene» Vous raisonnez, vous calculez, dit-il, et vous arrivez к certains resultats logiques qu'il ne tient qu'a vous de rea- liser materielleinent; vous trouvez ensuite des faits qui repondent a ces resultats et qui vous semblent avoir ete produits par des operations analogues; vous en concluez qu'il у a identite entre la nature et votre raison. Voila le point de depart du systeme. Mais on voit que ce n'est point de la nature meme qu'il s'agit ici, mais de la puissance qui determine les mouvements de la matiere, et dont la nature n'est que l'ensemble. Or, cette puissance, reside-t- elle au sein de la nature ou ailleurs, c'est ce que l'idealiste ignore, et de plus, il n'a nul motif de supposer qu'elle habite plutot dans la nature que dans tout autre lieu. II sait fort bien, d'ailleurs, que les procedes dont se sert la raison humaine, elle ne les a point empruntes au monde physique, qu'elle les a trouves en elle-meme, que par consequent leur identite avec ceux de la nature, n'est point l'effet de la presence de la nature ou de Taction ехегсёе par elle sur notre esprit, mais un fait primitif, c'est-a-dire, que se sont tout simplement deux intelligences qui agissent independamment l'une de l'autre d'une maniere identique deux puissances isolees, mais du meme ordre. Ce n'est done point, selon lui, la pensee et la nature qui sont une meme chose, c'est la loi qui les gouverne, qui est une seule et meme loi, se manifestant d'une certaine maniere dans la nature et d'une autre maniere dans l'etre intelligent. L'une de ses manifestations nous est connue par la voie de la conscience, l'autre par la voie de l'observation; ces deux ordres de connaissances se completent mutuellement, la connaissance parfaite etant naturellement une connaissance generale et universelle; aux lois speciales de la nature repondent les lois particulieres de la logique et du raisonnement; il n'y a jamais de contradiction entre ce qui se passe en nous et en dehors de nous, pourvu seulement que par un abus de notre liberte nous ne faussions notre jugement, le privilege de l'etre intelligent etant, comme chacun le sait, de pouvoir errer tout comme de connaitre; enfin, ce n'est point entre notre raison et la nature, mais bien entre notre raison et une autre raison, qu'il existe une identite reelle. Voila comment il faut concevoir le systeme de Videntite absoluet

168. Le systeme de Fichte [††††††††††††††††††††] a ete en butte a des atta- ques de meme nature. On a pretendu qu'il conduisait au nihilisme, c'est-a-dire a l'aneantissement logique du monde exterieur, mais il n'en est rien non plus. Fichte ne s'est propose qu'une doctrine de la connaissance [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡]; il etait done tout simple qu'il posat le moi, c'est-a-dire la chose qui connait, de la maniere la plus absolue possible, car toute connaissance vient de la et у aboutit naturellement: mais il n'est point vrai, Jacobi [§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§] Га pretendu, par exemple, qu'il ait voulu Clever le moi sur les ruines de l'univers et de Dieu. Son oeuvre n'est point complete, voila tout. On n'a qu'a lire ses oeuvres posthumes pour se convaincre qu'il etait fort loin de nier le monde exterieur. II ne s'agis- sait pour lui que de connaitre, c'est done la nature de la connaissance qu'il lui fallait determiner; de la, la subjec- tivite de sa philosophie et cette part si vaste qu'il attribue a l'activite de notre raison dans laquelle, si vous voulez, s'absorbe logiquement toute autre activite et meme celle de Dieu, mais seulement d'une maniere provisoire. On ne peut douter que s'il fut arrive a traiter de l'objet, il ne lui eut aussi fait sa part. Pour constituer le moi, chose qu'il fit selon nous d'une maniere admirable, il lui donna des proportions demesurees, et l'erigea au centre de la creation, c'est la tout ce que l'on peut raisonnablement lui reprocher.

  1. La religion chje.tienne est partie de l'idee, mais elle a ete amenee par sa nature a repudier pour un certain temps son principe et a s'etablir dans le fait.; de la, seS desastres necessaires. Aujourd'hui, le fait etant constitu6f elle aspire evidemment a s'elever de nouveau a idee pure, Tel est le trait essentiel du gouvernement religieux dont nous sommes les temoins. Ce n'est pas a dire, comme de raison, que le christianisme doive abjurer completement le fait, et ne marcher dorenavent que dans la sphere de la pensee abstraite; le temps viendra, et il n'est pas fort eloigne, ou le fait et l'idee ne feront plus qu'une meme chose et se trouveront tous les deux absorbes par la vie, qui etant composee de l'une et de l'autre, devra naturellement, a sa derniere phase, les contenir toutes les deux au supreme degre. Mais avant que cette periode de la grande evolution de l'Esprit, qui marche a travers les siecles, sans s'arreter, ne soit arrivee, il faut que la rotation vers le principe s'opere d'abord, et que ce dernier en sorte avec un nouvel eclat, avec une puissance nouvelle.
  2. Avant d'aborder les nouvelles questions qui vont s'offrir a notre analyse, revenons un moment sur nos pas et tachons de bien fixer nos idees sur ce que l'on peut consi- derer comme le point de depart de l'auteur, je veux dire la distinction qu'il etablit entre les choses de foi et celles de pure raison: cela fait nous n'aurons plus a nous occuper que de sa theorie d'une loi revelee et d'une loi elaboree, comme il l'appelle.

  1. Et d'abord, lorsqu'il dit Foi, il est evident qu'il ne songe qu'a la foi religieuse. Eh bien! C'est la, selon nous, le point de vue le moins philosophique du monde. II у a des choses qui ne sauraient etre congues qu'au moyen de la foi, c'est-a-dire que pour les comprendre, il faut commencer par у croire; il у en a d'autres qui ne le sauraient etre que comme articles de foi, ce qui veut dire qu'une fois que vous les avez comprises, elles deviennent croyances. Philosophi- quement parlant, la foi n'est done qu'un moment ou une Epoque du savoir humain et rien de plus. Faire de la religion et de la science deux regions absolument distinctes, et cela de bonne foi, sans arriere-pensee, c'est revenir a la scolastique (Tavant Abailard, c'est faire un anachronisme de neuf siecles, ni plus ni moins. Je comprends a merveille le theologien dogmatique qui de nos jours encore roule dans l'antique orniere du seminaire, pour qui le monde n'a pas bouge Alcuin, car le dogine est immobile et obstine de sa nature; au valet du dogme permis done de rester eternel- lement cloue sur sa сдоуапсе obligee: mais je ne puis concevoir, je l'avoue, l'ecrivain ambitieux du titre d'esprit contemparaia, envisageant la religion comme un monde inviolable, ou Г intelligence n'a permission de penetrer qu'a condition de s'aneantir. Qui done ignore aujourd'hui que la foi est un des agents les plus puissants et les plus feconds de la pensee; que tantot on arrive к la connaissance par la foi, et tantot a la foi par la connaissance; que, par consequent, il n'existe point entre l'une et l'autre de ligne nettement tracee; que la connaissance implique toujours un certain degre de foi, tout comme la foi implique toujours un certain degjre de connaissance; qu'il у a necessairement de la connaissance au fond de la foi, de meme qu'il у a necessairement de la foi au fond de la connaissance; enfin, que nous ne saujions concevoir une chose, sans у croire d'une certaine fagon, de meme que nous ne saurions croire a une ch)se, sans la concevoir jusqu'a un certain point?
  1. Quelles sont, d'ailleurs, les bases naturelles de la philosophie? Le Moi et le non-moi, le monde interieur et le monde exterieur, le sujet et l'objet. Qu'on accepte ces faits primitifs ou non, n'importe, on ne saurait faire serieu- sement de la philosophie sans partir de la. Or, ces faits qui, comme de raison, ne peuvent etre ni demontres par eux- memes, ni deduits d'aoacun fait precedent, que sont-ils pour ncms? Choses de foi. Puis quand le travail philosophique est accompli et que vous etes arrive a une certitude quel- conque, quelle est la forme logique dont cette certitude se revet dans votre esprit? Celle d'une croyance, d'une croyance qui vous est imposee par votre raison meme. Ce cercle, nous ne pouvons le franchir sans nous briser contresesparois; au dela est le doute absolu, l'ignorance parfaite, le non-etre. Rejeter done la foi hors la philosophie, n'est-ce pas aneantir la philosophie elle-meme, n'est-ce point rendre impraticable le labeur meme de la raison? II у a plus, n'est-ce point mettre le principe intellectuel lui-meme a neant?
    1. Remarquez que l'esprit humain a admis de tout temps certaines verites comme articles de foi, verites a priori, verites elementaires, sans lesquelles toute operation de l'esprit est inimaginable, par consequent anterieures a son mouvement propre et qui repondent en quelque sorte a cette force de projection qui ebranla un jour la matiere inerte et langa les mondes dans l'espace. Longtemps l'esprit humain vecut de ces verites, longtemps elles lui suffirent; son propre developpement le conduisit ensuite a de nouvelles verites qui, a leur tour, devinrent des croyances. Telle est la marche naturelle des choses intellectuelles. La foi se trouve placee aux deux limites du chemin parcouru par l'esprit humain, soit dans l'individu, soit dans l'humanite en general. Avant de savoir, il croit, et quand il sait, il croit encore. Toujours il part de la foi pour arriver a la foi. En resume, vingt fois par jour ne faites-vous pas acte de foi, sans que la religion у soit pour le moins du monde? Comment voulez-vous done enfermer les croyances multiples de l'esprit humain dans l'unique sphere du sentiment religieux? Impossible. Venons a l'autre systeme,

174. Qu'est-ce qu'une loi? Le principe en vertu duquel une chose a lieu ou doit avoir lieu, afin d'arriver a sa perfection possible. Aussi, toute loi preexiste: nous ne pouvons que la connaitre ou l'ignorer, et de plus que nous la connais- sions ou que nous l'ignorions, elle n'en existe pas moins et n'en fonctionne pas moins dans la sphere qui lui est attribuee. On ne peut trop le redire, dans l'ordre moral ou de la liberte, tout comme dans l'ordre materiel ou fatal, toutes choses se font d'apres une loi que nous connaissons ou que nous ne connaissons pas, avec cette seule diff?rence, que lorsque nous connaissons l'une, nous sommes tenus de nous у confor- mer attendu que c'est la loi de notre etre et la condition de notre progres, et que lorsque nous connaissons l'autre, nous n'avons autre chose a faire qu'a l'appliquer a notre usage, soit comme enseignement, soit comme utilite materi- elle. Quant a cette connaissance, nous pouvons l'obtenir de plusieurs manieres, tantot par le procede solitaire de l'esprit individuel, tantot par l'acte spontane de la raison supreme se manifestant dans la raison de l'homme, tantot par la marche lente de l'esprit universel a travers les siecles; mais dans aucun cas possible nous ne saurions ni inventer, ni creer la loi elle-meme. Toute loi, si elle est juste ou vraie, el ce n'est que dans ce cas qu'elle est reelement loi a existe de toute ?ternite dansl'intelligence divine* II arrive un jour ou Thomme vient a la connaitre, ou elle se revele a lui d'une maniere quelconque; alors elle tombe dans la conscience humaine, alors le l?gislateur humain s'est rencontre avec le legis- lateur supreme, et des ce moment elle est pour nous une loi du monde, Telle est la genese absolue de toutes nos legislations politiques, morales ou autres. II est permis, sans doute, au point de vue social d'admettre la fiction d'un pouvoir legislatif, possede par l'homme, mais il ne l'est pas au point de la philosophie generale. L'homme peut bien, domine par necessite imp^rieuse, exercer sur ses semblables et sur lui-meme une legislature legitime, mais il faut qu'il sache que ce qu'il appelle loi positive, loi civile, loi penale, toutes ces lois qu'il fabrique en ses moments de loisir, et qu'il inserre dans ses codes divers, ne sont telles, en effet, qu'en tant qu'elles sont conformes aux lois preexistantes, qui selon l'expression de Ciceron[*********************] me sont point une imagination de V esprit humain, ni une volonte des peuples, mais quelque chose d'eterneh, lois, en vertu desquelles les societes durent et agissent, qu'elles aient ou non la conscience de Taction exercee sur elles; il faut qu'il sache que, lorsque les lois qu'il pretend se donner lui-meme lui paraissent fausses ou mauvaises, cela ne veut pas dire autre chose, sinon qu'elles sont con- traires aux lois veritables, ou autreinent, qu'elles ne sont pas des lois du tout; car, encore un coup, ce n'est pas nous qui faisons les lois, ce sont elles, au contraire, qui nous font, mais nous pouvons prendre pour loi ce qui ne Test pas, et c'est ce que nous ne faisons que trop souvent en physique comme en morale. Enfin, la loi etant une cause et non un effet, en faire un produit de la raison humaine, n'est-ce point mecon- naitre Ticmeme de la loi? Or, je vous le demande, s'il en est ainsi, qu'est-ce done qu'une loi elaboree, une loi qui hier encore n'existait pas, qui n'existe que d'aujourd'hui, qui, par consequent, pouvait ne pas exister du tout? On ne le cen$oit pas.

175. Voici, du reste, selon nous la maniere la plus cor- recte d'envisager la matiere. Au point de vue objectif il existe deux lois, celle du monde physique et celle du monde moral. La premiere est destinee a faire durer les etres intel- ligents et la societe qui est l'ensemble de ces etres-la, le tout de la fa^on qui appartient a chaque etre et a chaque ordre d'etres en particulier. Mais il est clair que ces deux lois ne sont en realite qu'une seule et meme loi, qui consi- deree object!vement, opere d'une maniere absolument iden- tique dans l'une et l'autre sphere. Cette loi universelle, c'est la loi de la vie ou de I 'Etre; et, il est evident encore qu'elle n'est susceptible ni de developpement, ni d'elaboration. Ce qui se developpe, ce qui s'elabore, c'est la vie, c'est l'etre; la loi reste invariablement la meme. L'homme peut certainemont, en vertu meme de sa nature intelligente et libre, ignorer les lois de sa nature, la connaitre plus ou moins parfaitement, et lui desobeir alors qu'il la connait, mais cela n'empeche pas qu'elle ne subsiste toujours la meme et n'agisse sur lui toujours de la meme maniere. Le progres de l'esprit humain ne consiste pas a imposer au monde des lois de son invention, mais a approcher incessamment de la connaissance plus parfaite de celles qui le regissent, L'homme n'elabore pas les lois qui lui furent primitivement enseignees par son createur, mais a mesure qu'il avance dans les temps, il ne decouvre de nouvelles qui lui etaient incon- nues, il apprend a mieux connaitre celles qu'il a deja apprises et a leur trouver de nouvelles applications. C'est ainsi, par exemple, que la connaissance de la loi speciale- ment revelee, s'etend tous les jours de plus en plus parmi les hommes, tandis qu'elle-meme ne s'elabore, ni ne se developpe point, et qu'au milieu de toutes ces puissances nouvelles que tous les jours elle enfante pour satisfaire aux besoins croissants de l'humanite, elle-meme, elle reste immuable et telle qu'elle s'epandit naguere du sein de la divine raison.

176. On peut dire je crois que le pouvoir de creer n'a ete accorde a l'homme que dans la sphere de l'art: c'est la le veritable domaine de ses creations, le seul monde ou il lui soit donne de faire sortir la realite du neant, d'evoquer la vie par un acte de sa volonte. Hors de la, nous ne pouvons que chercher et parfois trouver le reel. Cependant toute in- finie qu'y est notre puissance, elle s'y trouve encore subordon- nee a certains principes que nous n'avons pas non plus imagines, qui preexistaient a toutes nos creations, qui comme toutes les verites eternelles agissaient sur nous bien avant que nous en eumes connaissance. L'idee du beau pas plus que toute autre idee vraie ne fut point engendree par l'homme il la trouva empreinte dans la creation entiere repandue autour de lui sous mille formes variees, ecrite sur chaque objet de la nature en caracteres ineffables; il la comprit, se l'appro- pria, et de ce principe fecond fit saillir toute cette multitude d'oeuvres, tantot sublimes, tantot charmantes, dont il peupla les spheres delaphantaisie, dont il decora la face de la terre,

  1. En definitive, il sera bon d'observer que tout ce que nous venons de dire, a ete dit et repete mille foie par tous les esprits serieux du siScle; mais il est fort naturel que nous n'en sachions rien: la chronologie de l'Europe n'est point la notre; nous assistons au siecle, mais nous n'en faisons point partie. II ne faut pas s'y tromper, notre role dans le monde tout grand, toutglorieux qu'il soit n'est encore que purement politique: ainsi le mouvement des idees, proprement dit, ne nous regarde pas encore. D'ailleurs, parmi les emanations vagabondes de la science que les brises de l'Occident pous- sent de temps a autre vers nos plages lointaines, combien de fourvoyees dans le trajet, combien de petrifiees par le souffle glacial du Nord! Quoiqu'il en soit, c'est la un de- solant spectacle, il faut l'avouer que celui d'un esprit eminent, se debattant entre le besoin d'anticiper sur la marche trop lente de l'humanite qu'eprouvent toujours les ames d'elite, et les indigences d'une civilisation juvenile que la science serieuse n'a pas encore visite, et jete ainsi, malgr6 lui, dans toutes sortes d'imaginations bizarres, d'invenlions ambitieu- ses, et il faut le dire, parfois dans de profondes erreurs.
  2. L'homme n*a cue foit rarement la conscience du bien qu'il fait et foit souvent ce qui sembleproduit par un effort de vertu surhumaine ne coute rien a faire. Nos actes les plus hero'iques en apparence sont ceux ou il entre souvent le moins de desinteressement. II s'en faut que l'unique mobile de nos actions genereuses soit la sympathie que nous res- sentons pour les miseres de notre prochain; ce mobile n'est ordinairement que le plaisir que nous eprouvons a exercer les facultes energiques de notre ame, a nous sentir forts. Le meme besoin qui nous pousse tantot a courir au devant d'un peril inutile, dans d'autres occasions nous fait risquer notre vie pour venir aux secours d'un de nos semblables, Le danger a son attrait; le courage n'est pas seulement une vertu, c'est aussi un bonheur. L'homme est fait de telle sorte que la plus grande des felicites dont il lui soit donne de joulr il l'eprouv6 en pratiquant le bien, merveilleuse combinai- son de la providence, ou l'homme est l'instrument dont elle se sert pour arriver a son but, a savoir le plus grand bonheur possible de tous les etres crees,
  3. Les Turcs sont de vilains barbares, oui: mais la bar- barie turque n'est point a craindre pour le reste du monde, tandis que la barbarie d'un certain autre pays l'est beaucoup, D'ailleurs on peut combattre la barbarie turque chez elle, l'autre barbarie non. Voila toute la question [†††††††††††††††††††††],
  4. Tant que la barbarie russe ne mena$ait pas l'Europe, tant qu'elle ne se proclamait pas seule et unique civilisation, seule et vraie religion on la laissait faire; mais du jour ou elle vint a se poser en face de l'Europe comme puissance morale et politique, l'Europe dut se lever en masse,
  5. On ne contestera pas, je pense, que l'appareil logique du plus savant mandarin de l'empire celeste ne fonction- ne quelque peu autrement que celui d'un professeur de Berlin. Eh bien, pourquoi voulez-vous que l'intelligence d'une nation tout entiere sur laquelle ni les traditions de 1'anti- quite, ni la hierarchie religieuse avec sa lutte contre le pou- voir temporel, ni la philosophie scolastique, ni la feodalite accompagnee de sa chevalerie, ni le protestantisme, ni rien enfin de ce qui a le plus travaill6 les esprits de l'Occi- dent, n'exerga d'influence, ne soit pas quelque peu autrement construite que celle des peuples qui vecurent, grandirent et vivent encore sous l'effet de toutes ces choses? Quelques hommes de genie, quelques esprits d'elite pour surgir parmi nous, n'eurent que faire sans doute, de cette heredite de pensees et de sentiments, mais il n'en est pas moins regrettable que la nation en masse se soit trouv6e desheri- tee par 1'arrangement historique du monde, de tous ces antecedents. Nul doute que Taction morale du christianisme ne se soit puissamment exercee sur nous; mais pour ce qui regarde son action logique, il est impossible dene pas recon- naitre qu'elle fut a peu pres nulle dans notre pays. Ajoutons que c'est la une des questions les plus interessantes dont la philosophie de notre histoire aura a s'occuper le jour ou elle viendra au monde.
  6. On ne l'oublie que trop souvent, le Sauveur n'est point venu dans le monde pour lui proposer des enigmes, mais pour lui donner le mot de l'enigme.
  7. И у a des gens qui vous disent que la religion chre- tienne n'a rien a demeler avec l'ordre social; que le christianisme n'a rien fait pour la societe, qu'il ne devait rien faire pour elle, qu'elle ne s'adresse qu'a l'individu, que les biens qu'il promet ne regardent que la vie future. En effet, qu'a- t-il appris aux hommes qui eut quelque rapport avec leur bien-etre en ce monde? Rien du tout: il leur a appris qu'ils etaient freres, voila tout.
  8. II faut bien le dire, il est telle maniere d'aimer son pays, dont l'etre le plus immonde est capable: temoin M. V. Avant tout on doit a sa patrie, comme a ses amis, la verite 20.
  9. Quel devait etre le nom de cet enfant?
  10. Admettez-vous plusieurs especes de civilisations?21.
  11. Croyez-vous qu'un pays au moment meme ou il se trouvait appele a saisir l'avenir qui lui appartient de droit, se fourvoie au point de laisser echapper completement de ses mains maladroites cet avenir, soit vraiment digne de cet avenir? 22
  12. Croyez-vous que le vieil Orient tel que Г a fait l'histoire et la nature meme de l'esprit humain puisse etre rem- р1асё par un nouvel Orient Chretien?
  13. Etes-vous bien sur que cet enfant n'eut pas ?te un monstre?
  14. II у a a peine un demi-siecle que les souverains de la Russie ont cesse de distribuer par milliers les colons des terres de l'etat a leurs courtisans. Or, je vous le demande,
    1. Cf. «C'est une trhs belle chose que l'amour de la patrie; mais il уa quelque chose de mieux que cela, c'est l'amour de la verite» (Apologie d'un fou, op. cit., p. 200). «Je trouve que Гопne saurait etre utile amp; son pays qu'a la condition d'y voir clair; je crois que le temps des aveugles est passe, qu'aujourd'hui avant tout Гопdoit a sa patrie la verity» (Apologie d'un fou, СПI, p. 230).
    2. Cf. «Certainement on peut etre civilis6 autrement qu'en Europe: ne l'est-on pas au Japon et plus meme qu'en Russie, s'il faut en croire un denos compatriotes?» (Lettre I, op. cit., p. 58). «Ce qui fait bien voir combien les civilisations de l'ancien monde etaient impar- faites, il verrait qu'il n'y avait nul principe de duree et de permanence en elles» (Lettre VI, ibid., p. 140).

23 Cf. «Une fois, un grand homme voulut nous civiliser et, pour nous donner l'avant-gout des lumieres, il nous jeta le manteau cfe la civilisation: nous ramassames le manteau, mais nous ne tombames point a la civilisation» (Lettre I, op. cit., p. 55—56), comment les notions les plus simples de justice, de droit, d'une legalite quelconque pouvaient-elles germer sous regime qui du jour au l'endemain transformait en esclaves des populations entieres d'hommes librest Gra^e au souverain liberal que nous vimes au milieu de nous, au vainqueur genereux que nous entourames de nos faveurs, cette odieuse application du pouvoir absolu dans ce qu'il a de plus mal- faisant pour les peuples, le pervertissement de leur raison sociale, ne se pratique plus en Russie, mais la presence seule de l'esclavage tel qu'il s'y trouve constitue, continue de tenir, de souiller, de denaturer tout dans ce pays. Nul n'y est soustrait a son action fatale, et celui qui у est le moins peut-etre c'est le souverain. Entoure des le berceau par des hommes, possesseur.s de leurs semblables, ou dont les pores furent serfs eux-memes, le souffle de l'esclavage penetre par tous les pores de son etre et influe d'autant plus acti- vement sur son intelligence qu'il se croit plus a l'abri de son action [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡], On commettrait, par exemple, une grave erreur, si l'on all ait se figurer quo son action ne s'exerce q іе sur cette portion infortunee [§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§] qui en subit le poids opp- ressif: c'est tout au contraire son influence sur les classes qui en profite [**********************], non sur celles qui en souffrent qu'il faut etudier. Gra^e a ses croyances eminemment ascetiques, gra- qe au temperament de sa race, peu soucieux d'un mieux in- certain, grage enfin aux espaces qui le separent souvent de son maitre, le serf russe, il faut le dire, n'est pas aussi a plaindre qu'on pourrait le croire. Sa situation actuelle n'est, d'ailleurs, qu'une suite naturelle de sa situation anterieu- re. Ce n'est point la violence qui le reduisit a la servitude, c'est la marche logique des choses, se deroulant du fond de sa vie intime, de ses sentiments religieux, de sa nature. En voulez-vous une preuve? Voyez l'homme libre en Russie! Nulle difference apparente entre lui et le serf. II у a meme, je trouve, dans l'air resigne de ce dernier quelque chose de plus digne, de plus repose que dans le regard vague et soucieux: de Tautre 2e, Le fait est qu'il n'y a rien de commun

fragments et pensfies diverses 255 1 ¦ ¦ 1 ¦ ¦ -¦¦¦¦ ' - ¦ ¦

entre l'esclavage russe et celui qui avait existe, ou qui existc encore dans les autres pays du monde 27*. Constitue comme il le fut dans I'antiquite, comme il Test de nos jours dans les Etats-Unis de l'Amerique, il n'avait d'autre effet que celui qui resulte naturellement de cette detestable institution, misere de l'esclave, corruption du maitre; or, Taction de l'esclavage en Russie est bien autroment vaste.

  1. Nous venons de l'observer tout esclave qu'il est dans toute la force du terme, le serf russe n'en porte point la marque sur sa personne. II n'est point separe des autres classes de la societe ni par les moeurs, ni par l'opinion pub- lique, ni par la difference de race, dans la maison de son maitre, il partage le travail 28 de l'homme libre, dans les campagnes il vit entremel? avec les paysans des communes libres; partout il se trouve confondu avec les sujets libres de l'empire, sans nulle distinction apparente 29. Tout porte en Russie le cachet de la servitude, moeurs, tendances, instruction et jusqu'a la liberte meme, autant du moins qu'il peut en exister dans ce milieu 30.
  2. Plus on у pense, plus on se persuade qu'il se passe maintenant au milieu de nous quelque chose de fort extraordinaire. Cette chose qui n'est pas meme encore arrivee а Г Stat de simple idee puisqu'elle n'a pas encore trouve d'expression bien redigee, contient pourtant une question sociale d'une haute portee. II ne s'agit de rien moins que de savoir si une nation une fois ayant reconnu qu'elle avait fait fausse route pendant un siecle peut un beau jour par le simple acte d'une volonte reflechie revenir sur ses pas, de- chirer, recommencer sa carriere, renouer le fil rompu de sa vie a l'endroit ou elle le laissa un jour on ne sait trop com-

21 Cf. «C'est qu'en effet, par son origine ainsi que par son caractere particulier, l'esclavage russe offre un fait unique dans le monde, sane precedent dans l'histoire, sans rion qui lui soit analogue dans l'etat actuel de la societ6 humaine», ibid,, p. 412.

* Ce paragraphe, entre deux ast?risques, se trouve dans «L'Uni- vers», ibid., p. 412.

28 Dans «L'Univers»: «le travail journalier».

W Ce paragraphe, entre deux asterisques, se trouve dans «L'Univers», ibid., p. 412.

30 Cf. «En bien! C'est precisement dans cette confusion bizarre des instincts les plus opposes de la nature humaine que se trouve se- Ion nous la source de la d?gradation generale du peuple russe, c'est pour cela que tout porte en Russie le cachet de la servitude, moeurs, tendances, instruction et jusqu*amp; la liberte meme, autant du moins qu'il en peut exister dans ce pays» («L'Univers», ibid., p, 412-^413}.

ment. Or, il faut l'avouer, nous sommes a la veille sinon de resoudre ce singulier probleme, du moins d'en tenter la solution, de faire l'experience d'une operation sociale que les plus hardis utopistes ne s'etaient encore jamais avis6 de rever dans leurs songes les plus insolents. II serait fort temeraire sans doute d'assigner l'epoque probable de cet evenement, mais comme les emotions populaires n'obeis- sent guere aux lois dynamiques de l'univers comme ce n'est point en raison de la puissance des forces, mais bien en raison de l'impuissance de la soci6te que se produit de plus souvent le mouvement social, il est permis de croire que le moment d'une manifestation eclatante du sentiment national, du moins dans la fraction lettree de la nation, est assez prochain. Vous allez peut-etre croire que c'est d'une revolution a la maniere de celles de l'Europe Occidentale que nous sommes menaces,— rassurez-vous: nous n'en sommes point la, Dieu merci. Le monde de l'Occident et nous, nous sommes partis de points trop differents, pour aboutir jamais a des resultats identiques. II у a d'ailleurs dans le peuple russe quelque chose de necessairement immobile, de necessairement inalterable, c'est son indifference pour la nature du pouvoir qui le regit. Nul peuple au monde n'a mieux compris que nous ce fameux texte de l'Ecriture: tout pouvoir vient de Dieu. Le pouvoir etabli est toujours sacre pour nous. On le sait, c'est la famille qui est la base de notre systeme social: le peuple russe ne saurait done jamais voir autre chose dans le pouvoir que l'autorite pater- nelle, exercee avec plus ou moins de rigueur, voila tout. Tout prince, quel qu'il soit, est pour lui un pere. Nous ne disonspas, p. е., j'ai le droit de faire cela, nous disons, telle chose est permise; telle autre ne 1'est pas. Dans nos idees ce n'est point la loi qui punit le citoyen coupable, c'est un pere qui chatie 1'enfant indocile. Notre gout pour le regime domestique est tel que nous prodiguons avec bonheur les droits de la paternite a tous ceux dont nous dependons [††††††††††††††††††††††]. L'idee de legitimite, l'idee de droit sont pour le peuple russe un non-sens, temoin [del ce pele-mele de successions bizarres qui suivirent le regne de Pierre le Grand, temoin surtout Idel l'epouvantable episode de l'interregne. II est clair que s'il eut ete dans la nature de la nation de comprend- re ces idees, elle eut compris que le prince pour lequel elle versait son sang n'avait nul droit au trone, et des lors, le premier usurpateur, ainsi que tous les autres, n'eussent point trouve ces multitudes d'adherents, dont les ravages faisaient fremir meme les bandes etrangeres marchant a leur suite. Nulle force au monde ne pourra jamais nous faire sortir d'un ordre d'idees qui a fait toute notre histoire, qui fait encore toute la poesie de notre existence, qui n'admet qu'un droit octroy^ et repousse toute espece de droit naturel. Ainsi quoiqu'il en puisse arriver dans les couches superieures de la societe, le peuple en bloc n'y prendra jamais part: les bras croises, attitude favorite de l'homme de pur sang russe, il verra faire, et saluera, selon son usage, du titre de peres, ses nouveaux maitres, car il ne faut pas s'y tromper, ce sera encore des maitres qu'il faudra lui donner: tout autre regime il le repousserait avec mepris ou colore S2.

193. Que veut la nouvelle ecole? 83 Retrouver, restaurer le principe national que la nation dans un moment de distraction, dit-on, se laissa naguere escamoter par Pierre le Grand, principe sans lequel toutefois, il n'est point de veritable progres possible pour un peuple quelconque. II est

  1. Cf. «...il est Svident que cette docilite a nous soumettre aux differentes directions qui nous sont imprimees, est une consequence necessaire d'un systeme religieux d6pourvu de liberte, ou la pensee morale n'a conserve de sa dignite que 1'apparence, ou elle n'est ho- noree qu'a condition de se tenir tranquille, ou elle n'exerce d'auto- rite qu'autant qu'il lui cn est. Accorde par le pouvoir politique... Un peuple simple et debonnaire, un peuple dont les premiers pas dans la carriere sociale furent marques par cette fameuse abdication en faveur d'un peuple Stranger, si nai'vement racontee par nos anna- listes, ce peuple, dis-je, cmbrasse les sublimes doctrines de l2Evan- gile dans leur primitive expression, c.a.d. avant que la soci6te chr6- tienne leur eut imprimS le caractere social, dont elles contenaient le germe, mais qui ne devait et qui ne pouvait se manifester qu'a une epoque donneo» (Lettre au comte Circourt. 1846.— СП I, p. 272— 273).
  2. Cf. «Mais voici venir chez nous une ecole nouvelle. On ne veut plus de l'Occident, on veut demolir l'oeuvre de Pierre le Grand; on veut reprendre le chemin du desert» (Apologie d'un fou, op. cit., p. 205).

«II est, je le sais, bon nombre de Russes aujourd'hui...qui pre- tendent que la Russie subit malgre elle la reformede Pierre le Grand... Aussi telle n'est point, tant s'en faut, l'opinion de la majorite des Russes non fantaises par les utopies retrospectives de leur nouvello ecole nationale» («L'Univers», ibid., p. 411).

certain et nous sommes les premiers a en convenir que les nations tout comme les individus [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡] ne sauraient avancer d'un pas dans la carriere de progres ou de d^veloppement qu'ils sont destines к parcourir sans un sentiment profond de leurs individuality, sans la conscience de ce qu'ils sontt bien plus ils ne sauraient meme exister, depourvus de ce sentiment, de cette conscience: mais voila pTecisement ce qui prouve l'erreur de votre doctrine, car jamais peuple ne perdit sa nationalite sans cesser en meme temps d'exister: or, si je ne me trompe, nous existons quelque peu.

194, L'esprit injini, lorsqu'il revetit la forme de Vesprit fini, lorsqu'il se realisa dans l'homme, dut conserver naturellement dans un nouveau mode l'existence, les conditions de son existence anterieure, il dut connaitre avant tout» L'homme ne partit done pas de l'animal bipede, ainsi que se l'imaginent les materialistes, mais d'un sentiment naif quoique incomplet de sa nature. L'intelligence humaine ne s'est done jamais trouvee dans 1'ignorance absolue de toutes choses, une notion plus ou moins nette de la loi de son etre, lui apparut le jour meme ou elle connut qu'elle exis- fait: autrement, elle n'eut pas contenu le principe de son existence, elle n'eut pas 6te esprit. Mais il est certain aussi que dans la suite des temps, l'esprit individuel, en raison meme de sa nature libre, dut s'isoler, se detacher de l'intelligence universelle, se subjectiviser, et des lors l'ignoran- ce absolue devint possible en meme temps que le retour de l'etre individuel a l'etre general, la reconstruction du moi dechu, devinrent inevitables. C'est ce que le christianisme se proposa dans l'ordre logique et ce qu'il realisa autant qu'une revolution de cette nature pouvait le faire sans rompre l'equilibre entre les diffamp;rentes forces qui meu- vent le monde moral, sans bouleverser de fond en comble toutes les lois de la creation. Le jour ou l'holocauste de l'homme fut consomme sur le calvaire, l'esprit universel se trouva de nouveau inaugure dans l'esprit individuel, et cette fois il у prit demeure a tout jamais, Desormais l'homme se trouvait virtuellement en possession du bien et du vrai absolus; le mal eut une borne qu'il n'osa plus fran- chir et le bien n'en eut plus; l'ombre profonde que projetait naguere l'immense personnalite de l'homme, sur tous les objets de sa vision n'existait plus et il ne tenait desormais qu'a lui de vivre dans le vrai.

495. Mais quelques phases que l'humanite eut traver- sees, avant d'arriver a celle ou elle se trouve etablie main- tenant, alors qu'elle vivait encore au sein de sa nature primitive ou alors qu'elle s'etait dejamp; donne une impulsion propre, ou enfin alors que sa marche se trouva spontanement determinee par une manifestation directe de l'esprit univer- sel, elle n'est jamais sortie de la sphere de la connaissance: c'est done la le milieu ou se passe tout le fait humain. L'esprit est esprit, il ne pent faire autre chose que connaitre; du matin au soir l'homme ne fait que cela; ses sensations me- mes a mesure qu'il leseprouve, se transforment dans son cerveau, en perceptions, et cette participation continuelle de son etre intelligent a tout ce qui arrive a son etre physique, est precisement ce qui constitue son unite, ce qui en fait quelque cliose de plus qu'une pure intelligence.

195a. Ce fut done a une bonne idee que celle de cet hom me de genie qui con^ut une doctrine de la science; mais il fallait bien se garder d'oublier que si l'homme ne fait rien que connaitre, ce qui est parfaitement vrai, c'est qu'il existe quelque chose en dehors de lui qui est l'objet de sa connaissance; que, par consequent, c'est le rapport entre la connaissance et son objet qu'il faut ?tablir, si l'on veut obtenir la loi de la connaissance elle-meme. Voila ce que l'on ne fit pas; on ne s'occupa que du sujet, c'est-amp;-dire de ce qui connait, et l'on n'arriva pas a Vobjet, c'est-a-dire a ce qui est connu. Par une consequence naturelle, le systeme qui vint le premier apres celui-la dut se porter de toute sa puissance sur l'objet du savoir humain et c'est ce qui eut bien en effet. Mais alors, l'individu se trouva englouti, dans la nature, dans le tout; e'etait le pantheisme, avec toutes ses consequences. Une nouvelle reaction devint done encore une fois necessaire, dans laquelle le moi, tout en revendi- quant ses droits, devait accepter le fait synthetique accompli, et se poser en face de l'univers et de Dieu dans la verite et dans realile. C'est ici le dernier cliapitre de la philosophie moderne.

196. On voit que dans ce systeme, ce sera Vesprit% qui sera pour ainsi dire, la supreme categorie, ou la forme definitive de la vie. Pour у arriver, l'etre traverse plusieurs phases, categories aussi, et plus importantes de heaucoup que les categories ideologiques de Kant. Toutes ces phases de la vie generale de l'humanite s'enchainent et se suivent logiquement, et le moi humain ne laisse pas que d'en avoir plus ou moins le sentiment, puisque a chaque epoque don- nee, il cherche a se rendre compte de ce qu'il eprouve, de ce qui se passe autour de lui. Le progres de l'humanite con- sisterait done ainsi a approcher de plus en plus du moment, ou il lui sera accorde d'avoir le sentiment complet de ce qui alors sera contenu en elle, et une fois arrivee la, elle se trouverait etre a l'etat d'esprit absolu, c'est-a-dire d'un esprit qui se connait et se con^oit lui-meme parfaitement, derniere phase du developpement humain.

197. Nous venons de voir en quoi consistait le vice de la celebre doctrine du moi, doctrine qui pretendait etablir qu'il n'existe rien hormis la connaissance, qui ne se doutait pas que la connaissance presuppose un objet connu, c'est-a-dire quelque chose que l'homme n'a point cree et qui existait avant qu'il n'en eut connaissance; mais on ne saurait nier qu'elle n'ait laisse dans l'esprit humain des traces profon- des de son passage. C'est qu'il у avait dans cette apotheose temeraire de l'individu un principe d'une extreme fecondi- te. Si Fichte n'a point vu Vobjet, ce n'est point assurement faute d'esprit philosophique, c'est tout simplement parce qu'il fut absorbe par le travail passione qu'il 6tait oblige de faire pour arriver a construire le fait interieur. Or, Hegel 36 venant apres lui et ayant Schelling pour maitre, de- vait etre amene naturellement a constituer le fait exterieurf et c'est une taclie dont il s'acquitta a merveille: reste a savoir si a son tour il ne se laissa pas trop envahir par Vobjet, si, dans son oeuvre de reconciliation generale, il a fait la part de l'individu? Un examen impartial de son systeme, vu de cette face, en donnerait Г appreciation la plus exacte. Toutefois sa philosophie, etant essentiellement syntheti- que, il ne pouvait pas rester en chemin, ainsi qu'il arriva a Fichte reculant malgre lui vers l'analyse, malgre lapuis-

3S Voir notre «Introduction». Pour ce qui est de Tepoque ou Tchaadaev decouvrit le systeme philosophique de Hegel, Falk et McNally ne s'accordent pas; H. Falk, op. cit., p. 122—123, n. 10. R. T. McNally, The Books in P. J. C's Library, op. cit., p. 510— 511. Pour ce qui est de Hegel, voir Quenet, op. citM p. 177—178, 280, 398. C'est dans sa lettre a A.I. Tourguenev de 1836 que Tchaadaev mentionna le nom de Hegel la premiere fois; СП I, p. 199.

sante impulsion que Schelling venait cTimprimer au monde philosopliique. Hegel avanga done prodigieusement la syn- these de l'esprit humain, cela est certain, mais il nous sera permis d'ajouter qu'il n'elabora point complement sa pensee; qu'enleve trop tot, au milieu de sa carriere, il n'eut pas le temps de dire son dernier mot, de mettre la derni?re main a son oeuvre. Voici, du reste, quelques lignes de Hegel lui-meme, qui diront mieux que nous ne saurions le faire, la tendance de son systeme. «L'esprit humain, dit-il, a bien su faire l'analyse de certaines choses, mais il n'a pas encore appris amp; en faire la synthese. Par exemple, il a s6- pare dans l'homme l'ame du corps, et e'etait fort bien, car ce sont deux choses differentes, il a aussi separe Dieu de la nature, et e'etait encore fort bien, car Dieu est esprit et le monde n'est que matiere; mais cela fait, il oublia le mot ma- gique qui devait reunir ces choses de nouveau, a peu pres comme cet apprenti sorcier de Goethe, qui, apres avoir inonde la maison de son maitre, ne savait plus comment en faire sortir l'eau et allait se noyer, lorsque fort heureusement pour lui le maitre arriva et le sauva: On devine qui est le maitre sorcier en philosophie.

198. Pensez-vous que ce ne soit rien du tout que d'en- lever un esprit meditatif a sa sphere, de lui imposer le monde mesquin dans lequel s'agite le commun des hommes? Vous avez autour de vous une foule d'hommes, ou de fractions d'hommes, qui ne sont pas destines a laisser de trace de leur passage: que n'allez-vous leur precher vos sublimes doctrines? Mais laissez passer l'homme serieux obeissant amp; son principe; ne le detournez pas de la voie qu'il suit, mal- gre lui, dont il ne pourrait devier sans se briser, sans vous entrainer vous-memes, peut-etre dans sa chute. Ne voyez- vous done pas que l'orbite qu'il parcourt est trace d'avance? Lui barrer le cliemin, c'est s'attaquer aux lois de la nature. Innocente plaisanterie, pensez-vous, que de jeter des pier- res sur le chemin de l'homme de la pensee pour qu'il trebu- che, pour qu'il tombe tout de son long sur le pave et ne se rel?ve que tout souille, le visage meurtri, son vetement en lambeaux?Sans doute, dechiffrer cet homme, vousne le pouviez guere. Perclus, mutile, fatigue duneantqui l'environne, mystere pour lui-meme, pour vous a plus forte raison, comment deviner en effet ce qui se cachait au fond de cette ame comprimee, ce que vous et les votres aviez refoule dans ce pauvre coeur, ce que le monde et les choses, au milieu des- quelles il se traine pantelant, broyerent de germes, de puissances dans ce pauvre cerveau! Meconnu du monde il me- connut le monde; il eut la nai'vete de croire qu'on le secon- derait, qu'on saisirait tant bien que mal l'idee annoncee par lui, que ses sacrifices, que ses martyres ne passeraient pas inaper^us, que l'un de vous ramasserait ce qu'il epar- pilla avec tant de largesse. Folie,. sans doute! Mais etait-ce done a vous a lui tendre des pieges, a jouer аиртёз de lui le role d'agent provocateur, a vous qui vous-memes l'aviez appele puissant de parole et fort de coeur? Si ce no fut point la une amere derision, comment eutes-vous le courage de lui bailloner la boucbe, de la mettre a la chaine? Et qui sait ce qui en serait advenu, si vous ne vous fussiez mis en travers de son cbemin? Peut-etre un torrent balayant les immondices ou vous etes enterre? Peut-etre un glaive brisant les entraves qui vous garottent?

  1. Du jour ou nous avons prononce le mot d'Occidenfl par rapport a nous,: nous etions perdus.
  2. Ce ne sont pas les Turcs qui detruisirent l'empire d'Orient, ce sont les peuples de l'Occident qui laisserenf) prendre Constantinople par Mahmoud et qui l'avaient deja pris une fois eux-memes en passant.
  3. Plus on reflechi t sur Taction que le christianisme exer^a sur la societe et plus on demeure persuad?,; que dans le plan general de la providence, l'Eglise d'Occident futi principalement instituee en vue du developpement social de l'humanite, que toute son histoire n'est qu'une deduction logique du principe organisateur depose dans son sein 3tf# On peut condamner les moyens dont elle se servit pour arrive! a son but, mais on doit reconnaitre que ces moyens furent non seulement les plus efficaces, mais encore les seules praticables aux differentes epoques qu'elle eut a traverser; que, fidele a sa mission, elle ne se detourna jamais de l'impulsion qui lui fut imprimee^ qu'un instinct admirable de son role la guida constamment к travers des siecles de luttes, de desastres et de triomphes inouis; qu'enfin, si l'on ne saurait nier qu'elle ne fut ambitieuse,; intolerantee qu'elle ne dedaigna pas les biens de la terre,, on doit con-

36 Cf. «... c'est en expand ant au-dehors, en rayonnant dans tous les sens, en luttant avec tous les obstacles, qu'il se developpa en Occident» (Apologie d'un feu, op. cit., p. 204).

venir aussi que c'est к ces conditions seules que le dessein de Dieu put s'accomplir.

  1. Ce qu'il fallait avant tout, n'etait-ce pas de rea- liser l'idee qui lui fut confiee? Tout devait done etre natu^ rellement subordonne a cette regie supreme; lui reprocher d'avoir ete consequente, ardente, passionnee a sa tache^ n'est-ce pas absurde? Ou en serait le monde si elle n'eut fait que se balloter entre les differentes heresies qui s'en eleverent des les premiers jours de son ?tablissement, qui ne cesserent d'en surgir jusqu'a ce qu'elles finirent toutes par s'absorber dans cette grande heresie du XVI siocle, qui pretendit etablir le neant de son eglise impalpable a la place de la realite de Г eglise absolue 37? Que si vous me de- mandez s'il у eut dans le coeur de cliacun de ses membres une conscience parfaite de l'oeuvre s'accomplissant autour de lui, je vous dirai que je ne le pense pas, vu que cette conscience ne sera possible dans l'Eglise de Dieu qu'alora qu'elle aura parcouru tout le cycle de la raison humainef qu'alors, ou apres avoir epuise tout le cycle de l'esprit fini, elle entrera enfin pour n'en plus sortir, dans l'ordro de l'esprit infini. Mais on ne saurait douter cependant, qu'elle n'en eut toujours un sentiment profond, sentiment quie concentre dans quelques ames d'elite, dans quelques esprits couronnes du nimbe sacre, rayonnait de la sur la sphere loute cntiere des intelligences composant la communautg chretienne^ et penetrait chacune d'elles de toute l'energief de toute la verite d'un sentiment intime et personnel.
  2. L'Eglise d'Orient fut evidemment destinee к toute autre chose, elle devait, par consequent, marcher dans d'autres voies. Son role a elle etait de faire voir la puissance du christianisme reduit a ses seules forces: elle a parfaitement rempli cette mission sublime. Venue au monde au souffle du desert; puis transportee dans un autre desert, ou vivant au milieu de la solitude que la barbarie lui avait faite, elle dut etre naturellement ascetique et contemplative avant tout38. Toute espece d'ambition lui

37 Gf. «Je ne sais s'il у a quelque chose qui fasse mieux voir le vice radical de la r?forme que cette ташёге etroite et mesquine d'en- visager la religion rev?16e. N'est-ce pas dementir toutes les promes- ses ae Jesus-Christ, n'est-ce pas la renier toute sa pens?e?» (Lettre VI, op. cit., p. 151).

8H Cf. «En Orient, la pensee retiree en elle-meme, refugiee dans le repos, сасЬёе dans le desert, laissa le pouvoir social maitre de tous les biens de la terre» (Apologie d'un fou, ibid., p. 204).

etait done interdite par la nature meme de son origine* Aussi poussa-t-elle, il faut l'avouer,: la soumission jusqu'a l'exces, aussi se piut-elle a s'effacer de toutes les manieres imaginables, a s'agenouiller devant tous les princes quels qu'ils fussent, fideles ou infid?les, orthodoxes ou schisma- tiquesf mongols ou seldsehouksf et lorsque l'oppression devenait excessive, ou lorsque le joug etranger venait a s'abattre sur elle, rarement savait-elle faire autre chose qu'inonder de ses pleurs les parvis des temples, ou proster- nee dans la poussiere, invoquer en priere mentale, 1'appui du ciel. Tout cela est parfaitement vrai, mais il est vrai aussi qu'elle ne pouvait faire autrementt qu'elle eut manque к sa destination,; si elle eut essaye de revetir un autre caractere. Une foisj; seulement* au milieu des gloires du patriar- cat russef elle osa etre ambitieuse, et l'on sait ce que lui coiita cette velleite d'orgueil contre nature. Quoiqu'il en soit c'est к cette eglise si humbleA si resignee, si proster- neee que notre pays doit, non seulement les pages les plus belles de son histoiret mais encore sa conservation. Efi voilaf precisSmentj la le$on qu'elle ?tait appelee к donne» au monde: une grande nation toute entiere engendrlt;5e par la religion du Christy tel est l'interessant spectacle que nous offrons a la meditation des esprits serieux [§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§]I

  1. Que veut l'ecole nouvelle? Retrouver, restaurer le principe national..» car jamais peuple ne perdit sa natio- nalite sans cesser d'exister: or,: nous existons, je crois,

    1. Nous avons sous les yeux l'ecrit d'un jeune philo sophe fran$ais, homme de beaucoup d'esprit a plusieurs egardsj se detachant profondement de la bande philosophique de son paysf mais malheureusement se trouvant de meme dans une ignorance absolue de ce qui se passe au deia du Rhin, jugeant de la philosophie en general d'apres celle qui se professe au College de France. Or, il faut l'avouer, le pays qui vit naitre le рёге de la philosophie moderne^ n'a point recueilli son heritage: ce n'est ni a M. Cousin [***********************]e ni a M. Jouffroy41 que cette belle succession se trouva adjugee de nos jours.
    2. Notre auteur se recrie,: par exemple, sur la pretention d'une ecole fort connue en France,; qui voudrait abolir le sentiment personnel pour le remplacer par le sentiment social. En cela il a parfaitement raison; mais il a tort de confondre cette doctrine puerile avec les doctrines philo- sophiques de l'Allemagne, Nous prendrons la liberte de l'assurer qu'il n'existe rien de commun entre les theories humanitaires de la France et une philosophie serieuse, qui se preoccupe de tout autre chose que des questions privees d'une sOcietS ou toutes les anarchies logiques et politiques se sont donne rendez-vous. Ce que cherche cette philosophie^ c'est a determiner le lien qui existe entre le Thonde exterieur et le monde interieur, a reconcilier Tid?e avec la realite, questions que Tesprit humain s'est pose de tout temps^ que le christianisme a resolu к sa manieref avec les instruments de la foi, mais qui ne furent point encore ^solues avec ceux de la raison. On peut done dire que son oeuvrej: c'est l'oeuvre du christianisme,: transportee ou con- tinuee sur le terrain de la pensee pure, on voit qu'il у a loin de Ik au fourierisme, к 1'humanite casernee dans le phalanstSre. Les questions sociales se trouvant au bout de cela,: il est vraif attendant toutes les solutions du prob- leme de la vie{ у sont comprises, mais dans l'ordre philo- sophique, elles doivent se derouler d'elles-memes, alors que Tesprit sera definitivement constitue, l'idee achevee, le fait logique accompli: jusqu-la, la philosophie n'a absolument rien a dire sur ces matieres.
      1. On est,: je croist assez generalement,: d'accord sur ce point, que l'individu moral engendre par le christianisme, est autrement fait que ne le fut celui de paganismeJ eh bien! c'est l'individu logique que la philosophie esti occupee aujourd'hui a reconstruire. Qui vous parle dono d'aneantir le moifl de lui substituer je ne sais quelle conscience abstraite de 1'humanite en masse? II ne s'agit que de la reedifier sur une base plus certaine,; voila tout. Que si vous voulez savoir quel est le procede au moyen duquel la philosophie compte arriver a ce resultat desire,; le voici- Elle cherche d'abord autour de soi quelque chose, ой le

«Thomas Simon Jouffroy (1796—1842), voir McNally, ibid., p. 182; СП I, p. 187.

grand fait synthetique qu'elle veut realiser se trouverait dejamp; realise^ ou plutot quelque chose, ou la separation des deux principes elementaires du monde et leur antagonisme apparent n'eurent jamais lieu, et c'est dans l'idee de Yexistence absolue qu'elle trouve son inconnue. Or, l'ex- istence absolue n'appartient qu'a Vesprit absolu. Voila done le type qu'elle va desormais etudier, medite^ analyser. Elle recueillera ses manifestations partout ou elle les trouvera, elle les reprendra une a une, elle parcourra tous les siecles, elle arrivera au fait actuel, immense resum6 des temps accomplis, elle essayera enfin de decouvrir le fait non encore realise, mais qui plane deja dans l'avenir пёЬи1еих; puis, elle livrera tout ce travail a la pensee hu- maine et l'invitera a le continuer selon les methodes qu'elle lui aura fournies. Loin done de detruire le sujet, aprds l'avoir d'abord parfaitement penetre de la conscience de sa naturej c'est a luij au contraire, qu'elle impose toute la tachej tandis que de l'autre cote, en nous donnant la perception nette de Vobjet, elle les enleve l'un et l'autre h leur vague abstraction, les introduit dans la realite, et de cette maniere opere entre eux, en quelque sortej: des ce moment meme, cet accord qu'elle ne devait trouver qu'au terme de son labeur. Telle est la philosophie de nos jours,

208. Extrait d'une analyse de VHistoriosophie de M. Cies- zkowsky [†††††††††††††††††††††††] par M. Michelet de Berlin 4a (traduit de l'alle- mand). Le tableau que l'auteur trace de la science future de l'histoire ne differe guere quant au fond de celui que l'on pourrait s'en faire d'apres les doctrines de la philosophie speculative. Voici en quels termes il resume son idee: «II faut, dit-il, que la pensee absolue vienne enfin a se confondre avec l'existence absolue sans pourtant se denaturer, il faut que l'unite des deux natures, de la nature divine et de la nature humaine, cesse desormais de resi- der uniquement, selon une conception suranee dans la sensation individuelle, ou de n'etre plus qu'une simple notion sans realite et parfaitement en dehors de la sphere de l'esprit ainsi que l'enseignent de recentes doctrines^ il faut que cette unite ne s'engendre plus dor6navant que par sa propre energie, ou par l'effet de la volont? de l'esprit uni- versel se manifestant dans le fait. Peut-etre bien se rev?le- ra-t-elle encore une fois dans le monde de la sensationt mais ce ne sera plus d'une татёге directef, comme lors de la premiere epoque de son developpement; elle у arrivera par degres, et toute 5aturee des elements nouveaux que la der- niere evolution у a introduitet cette nouvelle phase de son progres devra etre consideree comme la veritable rehabilitation de la matiere, comme 1'accord definitif de VIdie avec la RealiU. Naguere on vit, ГArt d6pass6 par la pen- see et par la reflexion: on verra maintenant la philosophie depassee par Taction et par la sociabilite. Cette prodigieuse activite de la conscience humaine qui tend maintenant к penetrer partout, ce besoin profond qu'?prouve Thumanit6 de se rendre compte de chaque chose,: cette impatience du sentiment interne qui devance le fait,; tout cela ne sont que les temoignages de la tendance que nous signalons, les premisses des consequences que nous annon$ons. On peut) dire qu'en d?couvrant les nouvelles methodes philosophiques, l'Esprit a d6couvert la veritable pierre philosophal^ si longtemps et si vainement cherchee. Elle est la, devant nous; il ne s'agit plus que d'extraire les merveilles con- tenues dans son sein. La philosophie n'a plus autre chose a faire qu'a ouvrir toutes grandes les portes du sanctuaire, qu'a traduiro dans la langue populaire ses doctrines esoteriques. Toute son activite doit s'appliquer desormais a debrouiller le chaos de la societe humaine, a faire descend- re la verite des regions de l'idee dans celles de la realite*

209. Pour ce qui regarde l'Art, il faut qu'il revienne sur ses pas, qu'il remonte jusqu'a l'Art antique sans tou- tefois abjurer le sentiment moderne. La vie retrouvera la naive serenite des premiers ages, sans renoncer aux consequences de son long recueillement et de Г intime profon- deur acquise par elle de nos jours. Ce ne sera pas un retour, une chute vers la vie de la nature comme on pourrait le croire, ce sera au contraire,, cette vie тёте elevee a la sphere nouvelle que le principe moderne nous a faite. La nature arrivee a ce degre de formation et de maturitet se trouvera etre le milieu le plus favorable a l'activite de l'esprit, et de тёте que l'homme fut naguere reconcile avec Dieuj ce sera aujourd'hui la matiere qui se trouvera reconciliee avec l'Esprit. Le meme triomphe qui fut d'abord obtenu dans l'ordre rationnel, on l'obtiendra main- tenant dans l'ordre de la realite. Les contradictions qui fermentent encore au milieu de nous, se trouveront ainsi conciliees,; et l'on arrivera naturellement a un accomode- ment general entre toutes les theses du long debat, qui, traversant tous les ages ecoules,: vient aboutir a notre epoque, de maniere que tout ce conflit passionne de sentiments divers qui tourmentent encore les intelligences, se trouvera clos a tout jamais, et la solution du probleme de la vie, tel que la speculation moderne se l'etait proposee^ hautement proclamee.

  1. Desormais done toutes les energies de 1'Esprit universel vont se diriger vers la realisation du Bien absolu; une ere nouvelle va poindre pour la societe humaine; le principe social, dans sa plus vaste extension,; va se formu- ler avec la meme rigueur avec laquelle se sont formules precedemment ceux de la morale et du droit; les rapports entre la famille et la societe, entre la societe et l'etat,, constamment domines jusqu'a ce jour par les conditions au milieu desquelles ils s'etablirent, vont se constituer de- finitivement. Ce bruit orageux que vous entendez retentir d'un bout de la terre a l'autre, ce n'est rien autre chose que la grande voix du genre humain, disant la haute necessite du jour. Un moment encore, et l'homme va sortir pour toujours des spheres de l'abstraction et devenir le veritable etre social; les societes individuelles vont quitter leurs solitudes et s'etablir de bonne foi au milieu de la grande famille des nations; l'etat de nature dans lequel vivent encore les peuples les uns vis-a-vis des autres, va faire place a l'etat d'une societe universelle; enfin,: Thumanite, dont l'idee fut a peine comprise autrefois, va s'edifier vivante, concrete, reelle, et devenir cette humani- te parfaite, dont le veritable nom est YEglise de Dieu« C'est ainsi que l'esprit universel, en se realisant dans le Beau, dans le Vrai et dans le Bien, vient a s'ordonner comme un tout organique et se constituer dans l'Absolu.
  2. D'ou vient que dans un livre sur le christianisme^ generalement reconnu pour un bon livre et ou l'on parle de toutes les religions et de toutes les philosophies du mondef on ne dise pas un mot de l'eglise orthodoxe,: ne fut-ce que pour contredire ses doctrines?
  3. Le christianisme existe; il existe non seulement comme religion, mais aussi comme science,; comme philosophie religieuse; il a ete accepte non seulement par des populations ignorantes, mais aussi par des esprits les plus eclaires, les plus profonds: voila ce que ses ennemis les plus acharnes ne sauraient nier. II faut done qu'ils prou- vent de ces trois choses Tune; ou que J. C. n'ayant jamais existe, la religion qui porte son nom, a et6 faite par quelques jongleurs adroits; ou que J. C. ayant existe ne fut lui-meme qu'un jongleur; ou enfin, que e'etait un fanatique exalte, convaincu des choses qu'il debitait, ainsi que de son origine divine. L'une de ces trois choses admise, res- terait a expliquer comment le christianisme,, parti d'un mensonge ait pu aboutir a l'etat ou nous le trouvons aujourd'hui et produire les resultats qu'il a produits.
  4. Le socialisme triomphera, non parce qu'il a raison, mais parce que ceux qui le combattent ont tort.
  5. Co qui prouve, entre autre, que c'est notre eglise qui nous a faits tels que nous sommes, c'est qu'a l'heure qu'il est c'est encore une question religieuse qui est la grande affaire du pays, celle des dissidents, des раскольники 4t.
  6. D'une part, le mouvement der^gle de la societe en Europe vers ses destinees inconnues, le sol tout entier de l'Occident fremissant et s'abimant sous les pas du genie novateur; de l'autre, la majestueuse immobilite de notre pays et le repos parfait de ses peuples contemplant d'un oeil tranquille et serein l'immense tempete qui gronde a nos portes; tel est le spectacle imposant qu'offrent de nos jours les deux hemispheres de la societe humaine, spectacle tout plein d'instructions et que l'on ne saurait assez admirer... dix pages sur le тёте ton.
  7. Cet homme serait supportable s'il se decidait a ignorer quelque chose; mais non, il faut qu'il sache tout, tout. II у a pourtant une chose fort simple qu'il ignore parfaitement, c'est que si l'on se trouve par malheur affubl6 d'un exterieur d'hippopotame, il faut etre modeste{ ou un homme de genie.

44 Ecrit en russe dans le manuscrit.

Cet autre a l'esprit tourne de la meme fa$on, mais pour celui-la du moins, il reste sagement chez lui, dans la beate et solitaire contemplation de ses merites et de ceux de son enfant; il ne vient pas se prendre к votre col pour vous informer qu'il sait chaque chose mieux que vous.

  1. Toute la philosophie de Hegel, on le sait, est con- tenue dans les deux notions de lt;їexistence et de Vesprit. Cer- tes ce n'est point la ce qu'on lui reprochera. Que trouve-t-on apres tout dans le monde de la pensee et du libre arbitre outre le principe de Taction et son produit? Rien du tout. Malheureusement, l'espace intermediate entre ces deux notions capitales se trouve rempli par une dialectique ri- goureuse sans doute, trop rigoureuse meme si vous voulez, mais qui degenere souvent en un veritable nominalisme, en une logomachie etroite possible seulement dans un idio- me ou chaque substantif devient a votre gre un infinitif. Singuliere grammaire qui exprime par le meme mot la cause et l'effet, et detruit la causalite par une faute de langue. La part que Hegel a faite a la dialectique est evidemment trop vaste; evidemment il a meconnu son siecle, ce siecle si preoccupe de l'idee pratique, si presse d'atteindre le but, d'arriver a une realite pour nous servir enfin d'une expression empruntee a Hegel lui-meme. Je vous le demande, comment voulez-vous que nous nous fatiguions a cette discussion interminable a cette scolastique renouvelee du moyen age, emportes que nous sommes sur nos chemins de fer avec la rapidite du rayon solaire vers le denouement de toutes choses? Impossible.
  2. On sait que l'acquisition d'une chose quelconque s'opere de deux manieres soit par la production, soit par l'echange, ou autrement pour acquerir une chose il faut ou la fabriquer ou l'acheter. Que si vous ignorez l'art le la pro- duire ou si vous n'en avez pas les moyens, que si vous n'avez pas non plus d'equivalent a offrir en echange, eh bien, ayez du credit, vous pourrez encore l'obtenir alors, le proprietaire actuel de l'objet vous en cedera volontiers la propriete sur la foi d'un equivalent a venir. Or, il faut le remarquer, rien ne stimule la soif de jouissance comme la faculte d'obtenir la possession des choses par cette der- niere voie, rien ne vous fait consommer votre avenir avec une si grande facilite, rien ne multiplie autant le chiffre de la vie et n'offre de ressources si vastes a l'existence materielle du jour present en anticipant sur celle du len- demain. Mais dans l'ordre intellectuel ou l'acquisition des idees et des connaissances ne s'obtient que par le travail de l'esprit, que par l'etude ou par consequent l'echange simple ne saurait avoir lieu, ou l'on ne saurait obtenir une id6e pour une autre, il arrive que l'on se fait credit a soi-memef que l'on consomme les choses avant meme de les posseder, que l'on met en cours certaines idees sans les comprendre, Rien de plus commun de nos jours. C'est la meme soif de jouissance, cherchant a se satisfaire dans une autre sphere. On voit que la theorie du credit appliquee a l'ordre intel- jectuel se trouve singulierement perfectionnee.
  3. La diffusion des lumieres a fait penetrer dans toutes les classes des besoins nouveaux qui veulent etre satis- faits: voila le fait actuel dans sa verite. II n'y a rien de plusf rien de moins. A vous, a nous apprendre si le fait est legitime ou non- L' ouvrier veut avoir du loisir pour lire comme vous le livre nouveau, pour voir comme vous la piece nouvelle, pour causer parfois comme vous avec vos amis; il a tort, sans doute, mais pourquoi done vous etes vous tan!) occupes a repandre les limieres, к organiser l'instruction primaire, a rendre la science accessible a tout le monde, II fallait laisser les masses dans leur abrutissement. Les moyens dont les classes desh6rit6es des biens de la terre so servent pour les conquerir, sont detestables, sans doute; mais croyez-vous que ceux dont se servaient les seigneurs feodaux pour s'enrichir valaient mieux? II faut leur apprendre d'autres moyens plus legitimes, plus efficaces, qui vous derangent moins dans vos habitudes de comfort et de far* niente, et non les insulter. L'insulte n'est pas un traitd d'economie politique. Le miserable qui souhaite un peu de bien-etre dont vous ne savez que faire, est cruel parfois, sans doute, mais jamais il ne le sera autant que le furont vos peres, ceux qui vous firent ce que vous etes, qui vous donnerent ce que vous possedez.

  1. On parle beaucoup de l'absence de securite ou se trouve la societe. Mais depuis quand jouit-elle de cette charmante securite que vous regrettez tant? En jouissait- elle au moyen age, alors que chaque baron rangonnait le canton qui dominait son donjon, alors que la jacquerie desolait les campagnes, en jouissait-elle en Italie, alors que chaque ville avait son tyran avec son arsenal d'instru- ments de tortures; en jouissait-elle lors des guerres de huguenots, lorsque Coligny etait assassine et que le roi de France tirait sur ses sujets, en jouissait-elle lors de la guerre de trente ans quand l'Allemagne fumait incendiee par les bandes de Wallenstein et de Tilly; en jouissait-elle lorsque le Palatinat etait ravage par ordre de Louvois et que les dragonnades faisaient fuir les populations industrielles de la France; en jouissait-elle quand les festons de cadavres humains ornaient les murailles blanches de notre Kremlin; Qn jouissait-elle sous le regime de la conscription impe- riale lorsque la fleur de la nation perissait sur les champs de bataille? Enfin, en jouit-elle aujourd'hui dans le pays ou le credit n'existe pas, ou le taux normal de l'interet est de dix pour cent, ou d'immenses capitaux choment de peur de se compromettre, ou les maitres assoment leurs serfs quand ils ne sont pas assomes par eux, ou l'etat de siege est l'etat permanent du pays?

Encore une fois ne confondons pas deux faits parfaitement differents et qui n'ont de rapport entre eux que dans l'ordre chronologique. La societe est attaquee, mais elle se defend, et tout en se defendant, elle s'instruit. Elle trouvera, sans doute, moyen de se tirer d'affaire. Ce n'est plus comme autrefois, le prejuge absurde et ridicule qui se de- bat contre la raison generale, c'est un interet serieux qui se defend contre un interet serieux,

221. Le moi philosophique n'est pour rien dans tout cela. Le sentiment religieux, la croyance nai've, la foi juvenile des premiers ages du christianisme, ne sont plus possibles et ne peuvent plus revenir pour les masses. Ils ne doivent plus servir desormais que de consolation a quelques etres isoles, a quelques ames eternellement primitives. La divine sagesse ne pretendit jamais entraver le monde. C'est elle- meme qui enseigna au genre humain la plupart des idees qui le troublent aujourd'hui. Elle ne pouvait, ni ne voulait abolir la liberte de l'esprit humain. Elle deposa dans le coeur humain le germe de tous les biens dont il est permis a l'homme de jouir, puis elle laissa faire l'humanite. Ose- riez-vous dire que ce germe a peri dans la tourmente actuelle ou qu'il est devenu sterile par l'effet de l'orage? Ce serait la un blaspheme plus coupable que tout le mal que les revolutions ont fait au monde, car ce serait enlever l'espe- rance, cette force dont l'Evangile osa faire une vertu.

    1. Nous marchons a la delivrance des ralas,— pour leur obtenir Vegalite des droits.— N'est-ce pas a pouffer de rire?
    2. Puissance maritime — sans littoral, sans colonies. Sans marine marchande.— N'est-ce pas a pouffer de rire?
    3. Vous me parlez de la persecution que vous subi- tes.— Querelle domestique, voila tout.
    4. Vous appelez cela devouement sublime; moi j'apel- le cela complicite stupide. Absence de generosite.
    5. Vous pretendez representer une idee; tachez d'avoir des idees, cela vaudra mieux.
    6. La loi, vous le savez, punit la complicite aussi bien que le crime.

228—229 [‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡‡].

      1. C'est une grande erreur, selon moi, que de s'ima- giner que la crise actuelle ne soit que l'effet d'une politique imprudente d'une part, que de la jalousie des puissances et de l'esprit revolutionnaire de l'autre. Jamais regne ne fut moins ambitieux que celui de l'empereur Nicolas et si l'on peut reprocher quelque chose au cabinet russe, c'est plutot d'avoir ete trop prudent. Le caractere personnel de notre empereur entre pour beaucoup, sans doute, dans les ev?nements qui se passent aujourd'hui, mais ce caractere n'est point un systeme politique, et le cabinet russe, en se soumettant, ne faisait pas de la politique: il obeissait, voila tout.
      2. Mes relations intimes avec l'archeveque defunt m'ont donne plusieurs occasions de causer avec lui.— II parlait toujours avec respect de l'Eglise d'Orient et esperait dans l'avenir la voir se rapprocher de l'Eglise anglicane.
      3. J'ai dit, «la sante n'est point contagieuse, c'est la maladie qui Test, ainsi de la verite et de l'erreur». Un chretien orthodoxe me repond a cela: «Et le christianisme done». Eh bien, jamais un chretien serieux ne m'eut fait cette replique. Pour le veritable chretien le christia- nisme c'est une chose a part, une chose purement divine qui n'a rien de commun avec Tordre des idees humaines. Pour lui Tetablissement ainsi que la propagation du christianisme est un miracle perpetuel, la propagation surtout, Bien plus pour le philosophe meme le christianisme est une chose a part, et il est oblige s'il veut definir son histoire de l'expliquer par une combinaison d'evenements uniques dans l'histoire du monde.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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