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APOLOGIE D'UN FOU (1837)

«0 my brothers/ I have told Most bitter truth, but without bitterness»

Coleridge

La charite, dit saint Paul, souffre tout, cro^ sup- porte tout: ainsi, souffrons, croyons, supportons tout, soyons charitables.

Mais d'abord, la catastrophe qui vient de mutiler notre existence intellectuelle d'une maniere si etrange, et de jeter au vent le labeur d'une vie tout entiere, n'est en effet que le resultat du cri sinistre pousse dans une certaine region de la societe amp; l'apparition de notre article, de cette page poignante, si vous voulez, mais qui certainement meritait tout autre chose que les clameurs dont elle fut saluee.

Le gouvernement, apres tout, n'a fait que son devoir; on peut meme dire que les rigueurs exercees contre nous en ce moment n'ont rien d'exorbitant, puisqu'il est certain qu'elles sont loin d'avoir depasse l'attente d'un public nombreux. Que voulez-vous que fasse le gouvernement le mieux intentionne, si ce n'est de se conformer amp; ce qu'il croit etre, de bonne foi, le voeu serieux du pays? Quant aux clameurs publiques, c'est tout autre chose. 11 у a di- verses manieres d'aimer sa patrie: le Samoyede, par exemple, qui aime les neiges natales qui Font rendu myope, la yourte enfumee ou il reste blotti la moitie de ses jours, la graisse ranee de ses rennes qui l'environne d'une atmosphere nauseabonde, n'aime pas assurement son pays de la meme maniere que le citoyen anglais, fier des institutions et de la haute civilisation de son ile glorieuse; et sans doute il serait facheux pour nous que nous fussions encore a cherir les lieux qui nous ont vus naitre a la fa^on des Sa- moyedes. C'est une fort belle chose que l'amour de la patrie, mais il existe quelque chose de mieux, l'amour de la verite. L'amour de la patrie fait les heros, l'amour de la verite fait les sages, les bienfaiteurs de l'humanit6. C'est l'amour de la patrie qui divise les peuples, qui nourrit les haines nationales, qui parfois couvre la terre de deuil; c'est l'amour de la verite qui repand les lumieres, qui cree les jouissances de l'esprit, qui rapproche les hommes de la Divinite.

Ce n'est point par le chemin de la patrie, c'est par celui de la verite que l'on monte au ciel, II est vrai que

10 и. я. Чаадаев, т. 1

nous autres Russes, nous nous sommes de tout temps rae- diocrement preoccupes de ce qui est vrai ou faux, II ne faut done guere en vouloir au pays, s'il s'est vivement emu d'une apostrophe tant soit peu virulente adressee a ses in- firmites. Aussi n'ai-je pas de rancune, je vous assure, contre ce cher public qui me fit si longtemps patte de velours: c'est de sang-froid, sans irritation aucune, que je cherche a me rendre compte de mon etrange situation. Ne faut-il pas, je vous le demande, que je tache de decouvrir, si je le puis, ou en est vis-a-vis de ses semblables, de ses conci- toyens, vis-a-vis de son Dieu, l'homme frappe de demenco par un arret de la justice supreme du pays?

Je n'ai jamais brigue les ovations populaires, ni recherche les faveurs de la foule; j'ai toujours pense que le genre humain ne devait marcher qu'a la suite de ses chefs naturels, les oints du Seigneur; qu'il ne saurait avancer dans les voies de son progres veritable que guide par ceux-la qui, d'une maniere ou d'une autre, ont regu du ciel memo mission et puissance pour le conduire; que la raison generate n'etait point la raison absoluo, ainsi que l'a cru un grand ecrivain de nos jours; que les instincts des majorites etaient infiniment plus passionnes, plus etroits, plus ego- istes, que ceux de l'homme isole; que ce que l'on appelle le bon sens du peuple n'etait point du toutle bon sens; que la verite ne jaillissait point de la cohue; qu'elle ne saurait etre figuree par un chiffre; enfin, que l'intelligence humaine ne se manifestait jamais dans toute sa puissance, dans toute sa splendeur, que dans l'esprit solitaire, centre et soleil de sa sphere. Comment se fait-il done que je me sois trouv^ un beau jour en face d'un public en colere, d'un public dont je n'ai jamais ambitionne les suffrages, dont les caresses ne m'ont jamais rejoui, dont les boutades ne m'ont jamais emu? Comment se fait-il qu'une pensee qui n'etait pas adressee a mon siecle, que, sans vouloir avoir affaire aux hommes de nos jours, j'avais leguee dans le plus profond de mes convictions aux generations a venir, aux generations mieux inform?es, et avec ce caractere de publicite intime qui lui etait deja acquis depuis longtemps, comment se fait-il que cette pensee ait brise ses entraves, qu'elle se soit echap- pee de son cloitre, qu'elle se soit precipitee dans la rue, bondissant au milieu de la foule stupefaite? C'est la ce que je ne saurais dire.

Mais voici ce que je puis affirmer avec une parfaite assurance.

II у a trois cents ans que la Russie aspire amp; se confondre avec l'occident de Г Europe; qu'elle tire de la toutes ses idees les plus serieuses, tous ses enseignements les plusfe- conds, toutes ses jouissances les plus vives. Depuis un siecle et plus elle fait mieux que cela. Le plus grand de nos rois, celui qui, dit-on, commenga pour nous une ere nouvelle, a qui, dit-on, nous devons notre grandeur, notre gloire, et tous les biens que nous possedons aujourd'hui, abjura, il у a de cela cent cinquante ans, la vieille Russie a la face du monde entier, II balaya de son souffle puissant toutes nos institutions; il creusa un abime entre notre pasee et notre present, et il у jeta pele-mele toutes nos traditions. Lui- meme il alia dans les pays de l'Occident se faire le plus petit, et il en revint parmi nous le plus grand; il se prosterna devant l'Occident, et il se releva notre maitre et notre legislates. II introduisit dans notre idiome les idiomes de l'Occident; sa nouvelle capitale, il l'appela d'un nom de l'Occident; son titre hereditaire, il rejeta, et prit un titre de l'Occident; enfin il renonga presque a son propre nom, et plus d'une fois signa ses arrets souverains d'un nom de l'Occident. Depuis ce temps-la, les regards constamment tournes vers les pays de l'Occident, nous ne fimes plus, pour ainsi dire, qu'aspirer les emanations qui nous arri- vaient de la et nous en nourrir. Nos princes, il faut le dire, qui presque toujours nous conduisirent par la main, qui presque toujours remorquerent le pays, sans que le pays у fut pour rien, eux-memes nous imposerent, les moeurs, le langage, l'habit de l'Occident. Nous apprimes a epeler les noms des choses dans les livres de l'Occident. Notre propre histoire, c'est l'un des pays de l'Occident qui nous l'enseigna; nous traduisimes la litterature de l'Occident tout entiere, nous l'apprimes par coeur, nous nous para- mes de res guenilles; et enfin nous fumes heureux de res- sembler a l'Occident, et glorieux lorsqu'il voulut bien nous compter parmi les siens.

Elle fut belle, il faut en convenir, cette creation de Pierre le Grand, cette pensee puissante qui se saisit de nous et nous lan^a dans la route que nous devions parcourir avec tant d'eclat; elle fut profonde cette parole qui nous dit: Voyez-vous la-bas cette civilisation, fruit de tant de travaux, ces sciences, ces arts qui couterent tant de sueurs a tant de generations! tout cela est a vous a condition que vous vous depouillerez de vos superstitionsj que vous re-

JO*

pudierez vos prejuges,, que vous ne serez point jaloux de votre passe barbare, que vous ne vous vanterez pas de vos siecles d'ignorance, que vous ne serez ambitieux que de vous approprier les travaux de tous les peuples,gt; les richesses acquises par l'esprit humain a toutes les latitudes du globe. Et ce n'etait point pour sa nation seule que travaillait le grand homme. Ces hommes de la Providence sont toujours envoyes pour l'humanite tout entiere. Un peuple les reclame d'abord, puis ils s'ab- sorbent dans le genre humain,; comme ces grands fleuves qui fertilisent d'abord de vastes contrees, puis vont porter le tribut de leurs eaux dans l'Ocean. Le spectacle qu'il offrit a l'univers, lorsque, quittant la majeste royale et son pays, il alia se cacher dans les derniers rangs des peuples civilises, que fut-ce autre chose, sinon un nouvel effort du genie de l'homme pour sortir de l'enceinte etroite de la patrie, pour s'etablir dans la grande sphere de l'humanite? Telle fut la le^on que nous devions recueillir: nous en avons profite en effet, et jusqu'a ce jour nous avons marche dans la voie que le grand empereur nous avait tra- cee. Notre immense developpement n'est que l'accomplis- sement de ce superbe programme. Jamais peuple ne fut moins infatue de lui-meme que le peuple russe, tel qu'il a ete fait par Pierre le Grand, et jamais non plus peuple n'obtint de succes plus glorieux dans la carriere du progres. La haute intelligence de cet homme extraordinaire devina parfaitement quel devait etre notre point de depart sur la route de la civilisation et du mouvement intellectuel du monde.

II vit que, la donnee historique nous man- quant a peu pres completement, nous ne saurions asseoir notre avenir sur cette base impuissante; il comprit fort bien que, places en face de la vieille civilisation de l'Europe,; derniere expression de toutes les civilisations anterieures,: nous n'avions que faire de nous etouffer dans notre histoire,, de nous trainer, comme les peuples de l'Occident, a travers le chaos des prejuges nationaux, par les sen tiers etroits des idees locales, sur l'orniere rouillee de la tradition indigene; qu'il nous fallait enlever, par un elan spontane de nos puissances internes, par un effort energique de la conscience nationale, les destinees qui nous etaient reservees. II nous delivra done de tous ces antecedents qui encombrent les societes historiques et entravent leur marche; il ouvrit notre intelligence a tout ce qui existe parmi les hommes de grandes et belles idees; il nous livra l'Occident tout en- Stier, tel que les siecles l'avaient fait, et il nous donna toute son histoire pour histoire, tout son avenir pour avenir.

Croyez-vous que, s'il eut trouve au milieu de sa nation une histoire riche et feconde, des traditions vivantes, des institutions profondement enracinees, il n'eut pas hesite amp; la jeter dans un moule nouveau? Croyez-vous qu'en presence d'une nationalite fortement dessinee, fortement pro- noncee, son instinct d'esprit fondateur ne l'eut pas porte, au contraire, a demander a cette nationality meme les instruments necessaires a la regeneration de son pays? Et le pays, de son cote, eut-il souffert dans ce cas qu'on lui ra- vit son passe, qu'on lui imposat en quelque sorte celui de l'Europe? Mais il n'en fut pas ainsi. Pierre le Grand ne trouva chez lui que du papier blanc, et de sa forte main il у traga ces mots, Europe et Occident: des lors nous fumes de l'Europe et de l'Occident. II ne faut pas s'y tromper: quels que fussent le genie de cet homme et l'enorme ener- gie de sa volonte, son oeuvre n'etait possible qu'au sein d'une nation dont les antecedents ne lui commandaient pas imperieusement la marche qu'elle avait a suivre, dont les traditions n'avaient pas le pouvoir de lui creer un avenir, dont les souvenirs pouvaient etre impunement effaces par un legislateur audacieux.

Si nous fumes si dociles a la voie du prince qui nous conviait a une vie nouvelle, c'est qu'apparemment nous n'avions rien dans notre existence anterieure qui put legitimer la resistance. Le trait le plus profond de notre physionomie historique, c'est l'absence de spontaneity dans notre developpement social. Regardez bien, et vous verrez que chaque fait important dans notre histoire est un fait impose; chaque idee nouvelle, presque toujours une idee imposee. Mais il n'y a rien dans ce point de vue dont le sentiment national doive se formaliser; s'il est vrai, il faut l'accepter, voila tout. II у a de grandes nations, tout comme il у a de grands person- nages historiques, qui ne sauraient s'expliquer par les lois normales de notre raison, mais que la logique supreme de la Providence decrete en son mystere; ainsi en est-il de nous; mais encore une fois l'honneur national n'a rien a demeler dans tout cela. L'histoire d'un peuple n'est point seulement une suite de faits qui se succedent, c'est encore une serie d'idees qui s'enchainent. II faut que le fait se traduise par une idee; il faut qu'une pensee1 un principe circulent к travers les evenements et tendent a se realiser* Alors le fait n'est point perdu^ il a sillonne les intelligences, il est reste grave dans les coeurs, et nulle force au monde ne saurait Геп expulser. Cette histoire-la ce n'est point l'historien qui la fait, c'est la force des choses, L'historien vient un jour, la trouve toute faite,3 et la raconte; mais qu'il vienne ou nont elle n'en existe pas moms,, et chaque membre de la famille historiquef quelque obscure qu'il soit^ quelque infime qu'il soit, la porte dans le fond de son etre. Voila precisement l'histoire que nous n'avons pas* II faut apprendre a nous en passer, et non lapider les gens qui se sont apergus de cela les premiers.

Nos Slavons fanatiques pourront bien dans leurs families diverses exhumer de temps a autre des objets de curiosi- te pour nos museesj pour nos bibliotheques; mais il est permis de douter,. je croist qu'il parviennent jamais a ti- rer de notre sol historique de quoi combler le vide de nos Smes, de quoi condenser le vague de nos esprits. Voyez l'Europe au moyen age: point d'evenement qui n'y soifi en quelque sorte d'une necessite absolue, qui n'ait laisse de traces profondes au coeur de l'humanite. Et pourquoi cela? C'est que la, derriere chaque evenement vous trouvez une idee, c'est que l'histoire du moyen age, c'est l'histoire de la pensee des temps modernes,; qui cherche a s'incarneu dans l'art,: dans la science, dans la vie de l'homme, dans la societe. Aussi,: que de sillons cette histoire n'a-t-elle point creuses dans les intelligences, comme elle a laboure le terrain sur lequel s'agite l'esprit de l'hommel Je sais bien que toutes les histoires n'ont pas la marche rigoureuse,3 la marche logique de celle de cette epoque prodigieuse^ au sein de laquelle s'elabore la societ6 chretienne sous l'em- pire d'un principe supreme; mais il n'en est pas moins vrai que c'est la le veritable caractere du developpement historique,; soit d'un peuple,: soit d'une famille do peuples*, et que les nations depourvues d'un pass6 aussi fait doivent se resigner a chercher ailleurs qu'en leur histoire, qu'en leur memoire, les elements de leur progres ulterieur. II en est de la vie des peuples a peu pres comme de celle des individus. Tous les hommes ont vecu, mais il n'y a que l'homme de genie^ ou Thomme place dans certaines conditions particulieres,- qui aient une veritable histoire. Qu'un peuple, par exemple^ par un concours de circonstances qu'il n'a point creeesA par Г effet d'une position geographique qu'il n'a point choisie4 se repande sur une immense etendue de pays sans avoir la conscience do ce qu'il fait^ et qu'uu beau jour il se trouve etre un peuple puissant, ce sera as- surement un phemomfine etonnant, et Гоп pourra Г admirer lant que Гоп voudra; mais que voulez-vous que l'histoire to dise? Au fond ce n'est la qu'un fait purement materiele un fait pour ainsi dire geographique, dans d'enormes proportions sans doute, mais rien que cela. L'histoire le re- cueillera, le consignera dans ses fastes, puis se refermera sur lui, et tout sera dit, La veritable histoire de ce peupl? ne commencera que du jour ou il se sera saisi de l'idee qui lui etait confiee, qu'il est appele a realiser, et lorsqu'il se mettra a la poursuivre avec cet instinct perseverant, quoi- que cache, qui conduit les peuples a leurs destinees. Voili le moment que j'evoque en faveur de mon pays de toutes les puissances de mon coeur, voila la tache que je voudrais vous voir entreprendre, a vous, mes chers amis et conci- toyens, qui vivez dans un siecle de haute instruction, et qui venez si bien de m'apprendre combien vous etes vive- ment enflammes du saint amour de la patrie.

Le monde fut de tout temps partage en deux parts, l'Orient ?t l'Occident. Ce n'est point la seulement une division geographique, c'est encore un ordre de choses resultant de la nature тёте de l'etre intelligent, ce sont deux principes qui repondent aux deux forces dynamiques de la nature, deux idees qui embrassent toute l'economie du genre humain. C'est en se concentrant, en se recueillant, en se renfermant en lui-meme, que l'esprit humain se con- struisit en Orient; c'est en s'epandant au dehors, en rayon- nant clans tous les sens, en luttant contre tous les obstacles^ qu'il se developpe en Occident. La societe se constitua na- turellement sur ces donnees primitives. En Orient, la pen- see retiree en elle-meme, refugiee dans le repos, cachee dans le desert, laissa le pouvoir social maitre de tous les biens de la terre; en Occident, l'idee se projetant partout, embras- sant tous les besoins de l'homme, aspirant a tous les bon- heurs, fonda le pouvoir sur le principe du droit; пЄаптоіпз dans 1'une et l'autre de ces spheres, la vie fut forte et fe- conde; dans l'une et l'autre, les hautes inspirations, les pensees profondes, les creations sublimes, ne faillirent point a l'intelligence humaine. L'Orient vient le premier et versa sur la terre des flots de lumiere du sein de sa meditation solitaire; puis vint rOcciden^ quiA avec son immen- se activite, sa vive parole^ son analyse toute-puissante^ s'empara de ses travaux, acheva ce que l'Orient avait continence, et l'enveloppa enfin dans sa vaste etreinte. Mais en Orient, les intelligences dociles,: agenouill6es devant I'autorite des temps,: s'epuiserent dans Гехегсісе de leur soumission absolue a un principe v6nere, et s'endormirent un jour emprisonnees dans leur synthese immobile, sans se douter des destinees nouvelles qui se preparaient pour elle; tandis qu'en Occident elles marcherent fieres et lib- res,; ne s'inclinant que devant l'autorit6 de la raison et du Ciel, ne s'arretant que devant Гіпсоппиг et l'oeil toujours fixe sur l'avenir sans bornes, Et elles у marchent encore^ vous le savez, et vous savez aussi que,: depuis Pierre le Grand, nous avons cru marcher avec elles.

Mais voici venir une ecole nouvelle. On ne veut plus de Г Occident, on veut d6molir l'oeuvre de Pierre le Grand, on veut reprendre le chemin du desert. Oublieux de ce que l'Occident a fait pour nousif ingrats envers le grand homme qui nous civilisa, envers l'Europe qui nous instruisit, on renie et l'Europe et le grand homme; et deja dans son ar- deur hative,: ce patriotisme de fraiche date nous proclame enfants cheris de 1'Orient. Quel besoin^ dit-on, avions-nous d'aller chercher des lumieres parmi les peuples de l'Occident? N'avions-nous pas au milieu de nous tous les germes d'un ordre social infiniment preferable a celui de l'Europe? Que ne laissait-on faire le temps? Abandonnees a nous- memes, a notre raison lucide, au principe fecond cache dans les entrailles de notre puissante nature, et surtout a notre religion sainteit nous eussions bientot depasse tous ces peuples livres ik l'erreur et au mensonge. Et qu'avions-nous done a envier a l'Occident? Ses luttes religieuses, son pape, sa chevalerie^. son inquisition? Belles choses en verite! Est-ce done l'Occident qui est la patrie de la science et de toutes les choses profondes? C'est l'Orient, on le sait. Re- tirons-nous done dans cet Orient que nous touchons par- tout, d'ou nous avons naguere tire nos croyances, nos loist nos vertus, tout ce qui nous a rendus le peuple le plus puissant de la terre. Le vieil Orient s'en va: eh bien, ne sommes- nous pas ses heritiers naturels? C'est parmi nous que vont desormais se perpetuer ces admirables traditions, quo vont se realiser toutes ces grandes et mysterieuses verites, dont le depot lui fut confie des l'origine des choses. Vous com- prcnez maintenant d'ou est venu l'orage qui s'est abattu

Г autre jour sur moi,; et vous voyez qu'il s'opere au milieu de nous, dans la pensee nationale,; une veritable revolution, une reaction passionnee contre les lumieres, contre les idees de l'Occident, contre ces lumieres, contre ces idees, qui nous firent ce que nous sommes, dont cette reaction meme, ce mouvement, qui nous poussent aujourd'hui contre elles, sont le fruit. Mais cette fois 1'impulsion ne vient pas d'en haut. Jamais^ au contraire, dans les regions supre- mes de la societe,; la memoire de notre royal reformateur ne futjg dit-ont plus veneree qu'elle ne l'est aujourd'hui. L'initiative appartient done tout entidre au pays. Ou nous menera ce premier fait de la raison emancipee do la nation? Dieu le saitl Mais on ne saurait, si l'on aime serieusement son paysf de ne pas etre douloureusement affecte de cette apostasie de nos esprits les plus avances envers les choses qui firent notre gloire,: notre grandeur; et il est, je crois^ d'un bon citoyen do chercher a apprecier de son mieux ce phenomene singulier.

Nous sommes situes а Г orient de l'Europe,; cela est po- sitif,; mais nous n'avons jamais fait partie de l'Orient pour cela. L'Orient possede une histoire qui n'a rien de commun avec celle de notre pays. II contient, comme nous vonons de le voir, une idee feconde. qui amena en son temps un developpement immense de l'intelligence qui avait accompli sa mission avec une prodigieuse puissance, mais qui n'est plus destinee a se produire de nouveau sur la scene de monde. Cette idee a etabli le principe spirituel au sommet de la societe; elle a soumis tous les pouvoirs a une loi supreme,, inviolable, a la loi des temps; elle a congu profondement les hierarchies morales; et, bien qu'elle ait comprime la vie dans une enceinte trop bornee, elle l'avait pourtant soustraito a toute action exterieure et empreinte d'une mer- veilleuse profondeur. Chez nous, rien de tel. Le principe spirituel, toujours soumis ац^ principe temporel, ne s'est jamais assis au faite de la societe; la loi des temps, la tradition, n'a jamais regne chez nous exclusivement; la vie n'a jamais ete constituee chez nous d'une maniere invariable; enfint de hierarchies morales, nous n'en avons jamais eu de traces. Nous sommes tout simplement un pays du Nord, et par nos idees tout autant que par nos climats^ fort loin de la vallee parfumee de Cachemire et des rives sacrees du Gange. Quelques-unes de nos provinces avoisi- nent les empires de I'Orientj, il est vrailv mais nos centres ne sont point la, notre vie n'est point la et n'y seront jamais^ a moins que l'axe du globe ne se deplace par je ne sais quelle revolution astrale, ou qu'un cataclysme nouveau ne jette encore une fois les organisations du Midi dans les glaces du pole.

La verite est que nous n'avons jamais encore consider^ notre histoire du point de vue philosophique. Nul des grands evenements de notre existence nationale n'a ete bien caracte- rise, nulle de nos grandes epoques n'a ete appreciee de bonne foi; de la toutes les imaginations bizarres, toutes ces utopies du passe, tous ces reves d'un avenir impossible qui tour- mentent aujourd'hui nos esprits patriotiques. Des savants allemands decouvrirent nos annalistes, il у a de cela cinquan- te ans; Karamzin raconta ensuite en style sonore les faits et gestes de nos princes; de nos jours, des 6crivainsmediocres, de maladroits antiquaires, quelques poetes avortes, ne possedant ni la science des Allemands ni la plume de Til- lustre historien, s'imaginent peindreou restaurer des temps et des moeurs dont personne parmi nous n'a conserve ni la memoire ni Tamour: tel est le sommaire de nos travaux sur l'histoire nationale. II faut convenir que Ton ne saurait guere tirer de tout cela le pressentiment serieux des destinees qui nous attendent. Or, c'est de cela precisement qu'il s'agit maintenant; ce sont precisement ces resultats qui font de nos jours tout I'interet des etudes historiques. Ce que reclame la pensee serieuse des temps ou nous vivons, c'est une meditation severe, une analyse sincere des moments ou la vie s'est manifestee chez un peuple avec plus ou moins de profondeur, ou son principe social s'est produit dans toute sa verite, car la est l'avenir, la sont les elements de son progres possible. Si de telles epoques sont rares dans votre histoire, si la vie chez vous ne fut point puissante et profonde, si la loi qui preside a vos destinees, loin d'etre un principe radieux, nourri au grand jour des gloires nationales, n'est qu'une chose pale et terne, se derobant a la lumiere du soleil dans les spheres souterraines de votre existence sociale, ne repoussez point la verite, ne vous imaginez point avoir vecu de la vie des nations historiques, alors qu'ensevelis dans votre sepulcre immense vous ne viviez que de la vie des fossiles. Mais si vous arrivez par liasard a travers ce neant a un moment oil la nation s'est tout de bon sentie vivre, ou 8on coeur s'est vraiment mis amp; palpiter, si vous entendez le flot populaire retentir et monter autour de vous, oh! alors arretez-vous, meditez, etudiez, vos peines ne seront point perdues; vous apprendrez ce que peut votre pays dans les grands jours, ce qu'il doit esperer dans l'avenir. Tel fut chez nous, par exemple, le moment qui termina le drame epouvantable de l'interregne, ой la nation, poussee a bout, honteuse d'elle-meme, fit entendre enfin son sublime cri d'alarme, et, apres avoir terrasse son ennemi par un effort spontane de toutes les puisances secretes de son etre, eleva sur le pavois la noble famille qui regne sur nous: moment unique et qu'on ne saurait se lasser d'admirer, surtout si l'on considere le vide des siecles precedents de notre histoire et la situation toute particuliere ой so trouvait le pays en ce jour memorable. On voit que je suis fort loin d'exiger, comme on l'a pretendu, que l'on fasse main basse sur tous nos souvenirs.

J'ai dit seulement, et je le repete, qu'il est temps de jeter un coup d'oeil lucide sur notre passe, et cela non pour en extraire de vieilles reliques tombees en pourriture, de vieil- les idees que le temps a devorees, de vieilles antipathies dont le bon sens de nos princes ainsi que celui du pays ont depuis longtemps fait justice, mais pour savoir a quoi nous en tenir sur nos antecedents. C'est lace que j'avais tente de faire dans un travail reste incomplet, et auquel l'article qui vient do soulever si etrangement les vanites nationales devait servir d'introduction. Sans doute il у avait de l'impatience dans l'expression, de 1'exces dans la pensee; mais I'emotion qui domine le morceau tout entier n'est rien moins qu'hostile a la patrie: c'est un sentiment profond de nos infirmites, ехргітб avec douleur, avec tristesse, et rien de plus.

Plus qu'aucun de vous, croyez-moi, je cheris mon pays, je suis ambitieux de sa gloire, je sais apprecier les eminentes qualites de ma nation; mais il est vrai aussi que le sentiment patriotiquo qui m'anime n'est point fait exactement de la memo fa$on que celui dont les cris ont bouleverse mon existence tranquille, et ont de nouveau lance sur l'ocean des miseres humaines ma barque echou6e au pied de la croix. Je n'ai point appris a aimer mon pays les yeux fermes, le front courbe, la bouche close. Je trouve qu'on ne saurait etre utile a son pays qu'a la condition d'y voir clair; je crois que le temps des aveugles amours est pass?, qu'aujourd1 hui avant tout l'on doit к sa patrie la verite. J'aime mon pays ainsi que Pierre le Grand m'a appris a 1'aimer. Je n'ai point, je Tavoue, ce patriotisme beat, ce patriotisms pares- seux, qui s'arrange pour voir tout en beau, qui s'endort sur ses illusions, et dont malheureusement beaucoup de nos bons esprits sont affliges de nos jours. Je pense que si nous sommes venus apres les autres, c'est pour faire mieux que les autres, c'est pour ne pas tomber dans leurs fautes, dans leurs erreurs, dans leurs superstitions. Ce serait, a mon avis, etrangement meconnaitre le role qui nous est echu, que de nous reduire a repeter maladroitement toute la longue serie de folies commises par les nations moins favorisees que nous, a recommencer toutes les calamites subies par elles. Je trouve que c'est la une situation fortunee que la notre, pour- vu que nous sachions l'apprecier; que c'est la un beau privilege que celui de pouvoir contempler et juger le monde de toute la hauteur d'une pensee degagee des passions effrenees, des pitoyables interets qui ailleurs troublent la vue de l'homme et faussent son jugement. II у a plus: j'ai l'intime conviction que nous sommes appeles a resoudre la plupart des problemes de l'ordre social, a achever la plupart des idees surgies dans les vieilles societ?s, a prononcer sur les plus graves questions qui preoccupent le genre humain. Je l'ai souvent dit, et j'aime a le repeter: nous sommes constitues en quelque sorte, par la nature meme des choses, en veritable jury pour maints proces se plaidant par-devant les grands tribunaux de l'esprit humain et de la societe humaine.

Voyez en effet ce qui se passe dans les pays que j'ai trop vantes peut-etre, mais qui n'en sont pas moins les exemplaires les plus complets de toute espece de civilisation. On l'a vu trop souvent: une idee nouvelle у vient- elle a eclore, a 1'instant meme tout ce qui s'y remue sur la surface de la societe d'ego'ismes etroits, de vanit?s pu6riles, de partis obstines, se jette dessus, s'en empare, la travestit, la denature, et un moment apres, broyee pas ces agents divers, la voila emportee dans ces regions abstraites ou vont s'englou- tir toutes les poussieres steriles. Parmi nous, point de ces interets passionnes, de ces opinions toutes faites, de ces prejuges constitues; nous arrivons, esprits vierges, en face de chaque idee nouvelle. Dans nos institutions, oeuvres spontanees de nos princes ou faibles vestiges d'un ordre de choses laboure par leur toute-puissante charrue, dans nos moeurs, melange bizarre d'une imitation maladroite et de lambeaux d'une existence sociale depuis longtemps epuisee, dans nos opinions, qui cherchent vainement encore a se fixer sur les moindres choses rien lie s'oppose a la realisation immediate de tous les biens que la Providence destine a 1'humanite. II suffit qu'une volonte souveraine se prononce parmi nous pour que toutes les opinions s'effacent, pour que toutes les croyances flechissent, pour que tous les esprits s'ouvrent a la pensee nouvelle qui leur est offerte. Jene sais, peut-etre eut-il mieux valu traverser toutes les epreuves parcourues par les autres peuples Chretiens, у puiser comme eux des puissances, des energies, des methodes nouvelles, et peut-etre notre position isolee nous eut-elle preserves des calamites qui accompagnerent la longue et laborieuse education de ces peuples; mais ce qu'il у a de certain, c'est que ce n'est plus de cela qu'il s'agit maintenant, c'est qu'il ne faut songer desormais qu'a bien saisir le caractere actuel du pays, tel qu'il est donne, tel qu'il se trouve fait par la nature meme des choses, et qu'a en tirertout le parti imaginable. L'histoire n'est plus a nous, il est vrai, mais la science nous appartient; nous ne saurions recommencer tout le travail de l'esprit humain, mais nous pouvons participer a ses travaux ulterieurs; le passe n'est plus en notre pouvoir, mais l'avenir est a nous. On ne saurait en douter, une grande partie de l'univers est opprimee par ses traditions, par ses souvenirs: ne lui envious pas le cercle borne ou elle se debat; il est certain qu'il у a dans le coeur de la plupart des nations un sentiment profond de la vie accomplie qui domine la vie actuelle, un souvenir obstine des jours revolus qui remplit les jours d'aujourd'hui. Laissons les lutter avec leur passe inexorable.

Nous n'avons jamais vecu sous la pression fatale de la logique des temps; jamais une force toute-puissante ne nous a precipites dans les abimes que les siecles creusent devant les peuples. Jouissons de 1'immense avantage de n'obeir qu'a la voix d'une raison eclairee, d'une volonte reflechie. Sachons qu'il n'existe point pour nous de necessite irrevocable; que nous ne sommes point, grace au Ciel, places sur la pente rapide qui entraine tant d'autres nations vers leurs destinees inconnues; qu'il nous est donne de mesurer chaque pas que nous faisons, de raisonner chaque idee qui vient effleurer notre intelligence; qu'il nous est permis d'aspirer a des prosperites plus vastes encore que celles que revent les plus ardents ministres du progres; et que pour arriver a ces resul- tats definitifs, il ne nous faut qu'un seul acte souverain de cette volonte supreme qui contient toutes les volontes de la nation, qui en exprime toutes les aspirations, qui plus d'une fois deja lui a ouvert de nouvelles voies, a deploye devant ses yeux de nouveaux horizons, et fait descendre dans son intelligence de nouvelles lumieres.

Eh bien, est-ce la un avenir mesquin que j'offre a ma patrie? Trouvez-vous par hasard que ce soient des destinees Sans gloire que j'?voque en sa faveur? Cependant, ce grand avenir qui se realisera, ces belles destinees qui s'accompliront n'en doutons pas, ils ne seront que le r6sultat de cette nature particuliere du peuple russe, qui a et6 signalee pour la premiere fois dans le fatal article x. Toutfcfois, il me tarde de le dire, et je suis heureux de me trouver amene a faire cet aveu. Oui, il у avait de l'exageration dans cette espece de requisitoire. lance contre un grand peuple dont tout le tort n'etait autre, au bout du compte, que d'avoir et6 rel6gu6 aux confins de toutes les civilisations du monde, loin des contrees ou lea lumieres ont du naturellement s'accumuler, loin des foyers d'ou elles ont jailli pendant tant de siecles; il у avait de l'exageration a ne pas reconnaitre que nous sommes venus au monde sur un sol que les g?n6rations prece- dentes n'avaient point remues, n'avaient point feconde, ou rien ne nous parlait des ages ecoules, ou il n'y avait nulle trace d'un monde nouveau; il у avait de l'exageration a ne point faire sa part a cette Eglise si humble, si heroi'que par- fois qui seule console du vide de nos annales, a qui revient l'honneur de chaque acte de courage, de chaque beau devoue- ment de nos peres, de chaque belle page de notre histoire; enfin peut-etre il у avait de l'exageration a s'attrister un moment sur le sort d'une nation qui a vu naitredeses flancs la puissante nature de Pierre le Grand, l'esprit universel de Lomonossof et le genie gracieux de Pouchkine.

Mais apres cela il faut aussi convenir que les fantaisies de notre public sont admirables.

1 Mais sait-on done enfin ce que e'etait que cet article? C'etait une lettre intime ecrite a une femme depuis maintes аппёез soue l'impres- sion d'un sentiment douloureux, d'un immense desappointement que ^indiscrete vanite d'un journaliste livra au public: qui, lue et relue mille fois avant Timpression et cela dans Toriginal plus rude de beau- coup que la faible traduction dans laquelle elle parut, jamais ne pro- voque la mauvaise humeur de qui que soit, pas meme des plus ido- latres patriotes; dans laquelle enfin, au milieu de quelques pages d'une devotion profonde, etait encadree une etude historique ou la vieille these de la superiority des pays de Poccident se trouvait rej)ro- duite avec une certaine chaleur; avec exagyration peut-etre. Tel etait cet ecrit dytestable, ce pamphlet incendiaire qui attira sur Tauteur Pire publique, la plus %trange des persecutions.

On se rappelle qu'un moment apres la malencontreuse publication dont il s'agit ici, un drame nouveau fut joue sur notre scene. Eh bien, jamais nation ne fut fustigee de la sorte, jamais pays ne fut ainsi traine dans la boue, jamais on ne jeta au visage d'un public tant d'ordures, et jamais pour- tant succes ne fut plus complet. Serait-ce done que l'esprit seri- eux qui aura profondement medite sur son pays, sur l'histoire, sur le caractere du peuple, sera condamne au silence parce qu'il ne pourra pas faire entendre par la boudhe d'un histo- rien le sentiment patriotique qui l'oppresse! Qu'est-ce Hone qui nous rend si complaisants envers la legon cynique de la comedie§ et si ombrageux envers la parole austere qui va au fond des chcses? II faut bien le dire, c'est que nous n'avons guere encore que des instincts patriotiques; c'est que nous sommes fort loin encore du patriotisme ramp;flechi des vieilles nations muries aux travaux de Intelligence, eclairees par la lumiere, par les meditations de la science; c'est que nous sommes encore a cherir notre pays a la maniere de ces peuples adolescents que la pensee n'a pas encore tourmentes, qui sont encore a la recherche de l'idee qui leur appartient, du role qu'ils sont appeles a remplir sur la scene du monde; c'est que nos puissances intellectuelles ne se sont guere exer- cees encore aux choses serieuses; c'est qu'en un mot le travail de l'esprit jusqu'a ce jour a 6t6 к peu pres nul chez nous. Nous sommes arrives avec une etonnante rapidite a un certain degre de civilisation qui fait a juste titre l'admiration de l'Europe. Notre puissance fait la terreur du monde, notre empire s'etend sur la cinquieme partie du globe; mais tout cela, il faut l'avouer, nous ne le devons qu'a la volonte energique de nos princes, secondee par les conditions physiques du pays que nous habitons.

Fagonnes, moules, crees par nos souverains et par notre climat, ce n'est qu'a force de soumission que nous sommes devenus un grand peuple. Parcourez nos annales d'un bout a l'autre, vous у trouverez a chaque page Taction profonde du pouvoir, l'influence incessante du sol, et presque jamais celle de la volonte publique. Toutefois, il est vrai de dire aussi qu'en abdiquant sa puissance entre les mains de ses maitres, en cedant a la nature de son pays, le peuple russe faisait preuve d'une haute sagesse, qu'il reconnaissait ainsi la loi supreme de ses destinees: singulier resultat de deux elements d'ordre different, qu'il ne saurait m^connaitre sans fausser son etre, sans comprimer le principe meme de son progres possible. Un coup d'oeil rapide, jete sur notre his- toire du point de vue ou nous nous sommes places, va, je l'espere, nous montrer cette loi dans toute son evidence.

II

II est un fait qui domine souverainement notre marche a travers les siecles, qui parcourt notre histoire toute ontiere, qui comprend en quelque sorte toute sa philosophie, qui se produit a toutes les 6poques de notre vie sociale et determine leur caractere, qui est a la fois l'elSment essentiel de notre grandeur politique et la veritable cause de notre impuissance intellectuelle: ce fait, c'est le fait geographique.

(Ici s'arrete le manuscrit, et rien n'indique qu'il ait jamais et? continue.— Notice de I. Gagarine.)

(1)

On se tromperait fort, je crois, si Гоп[§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§] que les evenements extraordinaires qui viennent de se passer en France se soient accomplis au profit du principe de l'ordre. C'est la democratic, la democratie constituee, organisee et fait permanent qui seul en profitera. Je ne dis pas que la democratie soit necessairement incompatible avec l'ordre, mais je pense que pour le moment ce n'est point du tout le principe de l'ordre qui triomphe,maisla democratie toutie seule: plus tard nous verrons. Que les monarchistes officiels s'en rejouissent ou non, c'est leur affaire; quant a nous, sujets fideles d'un prince legitime, d'un prince serieux, heritier d'une race portee au trone par le voeu unanime et sincere du pays, nous ne saurions que d?plorer profondement ce succes brutal de la force contre le droit. Le heros dece drame, moitiebouffon, moitiesinistre nesera jamais autre cliose a nos yeux qu'un aventurier habile et heureux, et rien de plus. Un pouvoir acclame par la force armee, escamote au voeu imbecile d'un pays aux abois, ne saurait jamais contenir en soi rien de conservateur, nulle garantie de security pour l'avenir. Rien de commun entre ce pouvoir-la et les pouvoirs legitimes, dynastiques ou autres, fondes sur les traditions des peuples et sur la morale publique. Que s'il luiarrivait par hasard de faire quelque bien, de ra- mener un peu de calme sur la iner agitee de la societe, ce ne pourrait etre qu'au detriment d'un bien-etre veritable, de la prosperitr reelle au pays. La dictature bonne ou mau- vaise, necessaire ou inutile, ne sera jamais rien qu'un pro- visoire [...] 2 dont on ne saurait denier la duree sans manquer aux notions les plus simples de la morale.

Napoleon faisait exception a la regie generale: grand liomme, fait isole dans l'histoire contemporaine du monde, sa grandeur excusait sont attentat. Son neuveu au contraire n'est qu'un aventurier hardi et insolent, jete par hasard a la tete d'une grande nation, et qui sous pretexte de l'anarchie vraie ou presumee ou il l'a trouvee pour lui imposer une anarchie pretorienne, d'autant plus detestable qu'elle a sa source, non dans les masses ignorantes, mais dans l'elite de la societe, anarchie d'ailleurs, qui pourrait tout aussi bien {aire le tour du monde, que l'autre, dit-on, a manque de

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le faire. Tous les hommes de la mesure de Louis Napoleon et le monde en fourmille, places dans les memes circonstances, voudront desormais repeter son aventure. On pretend que les cabinets se disant conservateurs 1'approuvent. Tant pis pour ces cabinets s'ils ont la maladresse de battre des mains a ce tour accrobate, accompagne de pleurs et de grincements des dents. On peut trouver' amusant, si Гоп veut, de voir la France transformee en cirque Olympique, mais il ne faut pas oublier qu'on n'assiste pas a ces sortes de spectacles, sans en payer le prix. Toutes les usurpations, du reste, ont toujours eprouve le besoin de se faire pardonner leur forfait en flattant les vanites nationales: [              1 de les satis-

faire chez une nation belliqueuse autrement qu'aux depens des autres nations.

Done, avis aux voisins.

Le fait est que les esprits sages, les veritables hommes de l'ordre pouvaient naguere encore compter dans les mauvais jours sur l'appui de la force агтёе; cette Union n'existe plus.

II demeure prouve desormais que cette force telle qu'aux jours des cesars romains, telle qu'a des epoques plus rdcentes ne sera jamais autre chose, malgre le progres des lumieres chretiennes, qu'un instrument docile aux mains du premier parvenu qui aura quelque chose a lui offrir ou a lui promettre. C'est done la dech?ance de Гагтёе dans l'opinion morale du monde civilise qui vient de s'accomplir en ce jour sur le sol classique des experiences sociales du genre humain. Tel est, selon nous, le resultat le plus important du fait d'armes de Louis Napoleon. Que M. Cobden et C° s'en felicitent, qu'ils triomphent de la chute le Гагтёе, c'est a merveille, mais je ne vois pas trop, je vous l'avoue, de quoi les honnetes gens qui ne vont pas au congres de la paix, mais qui d?sirent tout simplement que la paix du monde aura- ient a s'en rejouir.

Desormais tout pouvoir honnete, tout gouvernement non degrade par l'abus de son autorite, reculera devant la neces- site de se servir de cette machine a haute pression, арре1ёе armee. Et alors qu'opposer a la marche formidable de Tideo du siecle, socialisme, demagogie, ou de tel autre nom affreux que vous l'appeliez? Pour ma part, je n'en sais rien. Peut- etre pourrait-on lui opposer avec quelque chance de succes une idee nouvelle, une idee vierge plus puissante et plus vraie que toutes celles qui en ces derniers temps travers?rent le monde en l'ecrasant. Mais qui la trouvera, cette bienheu- reuse idee? Sera-t-il Tun de cespauvres cerveaux [...] au milieu des decombres des vieux regimes et luttant pour 1ёэ retablir en les exag^rant avec les regimes nouveaux? Pensez-vous que les amateurs plus ou moins niais de Г ordre quand тёте, vont la tirer un de ces jours du fond de la vieille [...] ou du tas d'armures rouillees de leurs arsenaux gothiques? N'y pensez pas. Qu'elle vienne elle-meme s'offrir a leurs regards eton- nes, ils la prendraient pour la statue du commandeur revenue de l'enfer, et plus poltrons que Don-Juan, ils se garderaient bien, croyez-moi, de la convier a leur banquet f6odal.

Mais, dit-on, le coup d'etat de LouisrNapol6on a sauve la France de la crise fatale de 1852, D'abord il faud- rait nous prouver que cette crise fut aussi imminente qu'on le dit. M, Garlier, sans doute, en sait plus long que nous sur cette matiere, et s'il affirme que la catastrophe etait inevitable, il faut bien l'en croire sur parole, mais il est une chose que personne n'ignore, a savoir, c'est qu'investi du droit de declarer toute la France en etat de siege, le pouvoir executif se trouvait par cela тёте pourvu de tous les moyens possibles de reprimer les mauvaises passions, de foudroyer l'emeute, de tuer le socialisme, sans sortir de la legalite, sans tuer la constitution. Pour lors, к quoi bon le coup d'etat? Mais il fallait, dit-on encore, que le pre* sident reste au pouvoir, car lui seul pourrait conjurer l'ora- ge9 et pour cela il etait necessaire de retablir le suffrage universel dont l'assemblee nationale ne voulait pas. A la bonne heure! Mais nous voila revenus a la democratie pure et a M. Proudhon.

(2)

Ne confondons pas, mon cher ami, les sinistres evene- ments de nos jours avec les revolutions anterieures. Permis aux esprits 1 roubles de l'Europe de meconnaitre le veritable caractere du cataclisme qu'ils subissent, emportes qu'ils sont par la tourmente generale, menac6s qu'ils sont ou qu'ils se croient etre dans leurs interets les plus chers, dans leurs biens les plus prlt;$cieux; mais nous autres heu- reux el calmes, regorgeant de toutes sortes de feiicites, apprecions mieux les choses, sachons distinguer l'apparen- ce de la realite. C'est lk notre privilege de n'avoir rien qu'd regarder faire les autres peuples et a profiter de leurs fau- tes, de leur succes. Parfaitement desinteress?s dans leur cause, jures impassibles, jugeons 1 к avec la serenity d'esprits degages de toute passionA de tout prejuge,

308 1851

Que voulait la premiere revolution? L'abolition de certains privileges,- odieux ou oppressifs, de certaines distinctions absurdes dont ceux-la meme qui en profitaient n'en voulaient plus, Mais les veritables auteurs de cette revolution etaient-ils des gentilshommes, des membres du cler- ge, des hommes de lettres appartenants a ces classes ou vi- vant au milieu d'elles. II ne s'agit plus de cela maintenant^ il ne s'agit plus d'une repartition plus egale des richesses nationales, d'une distribution plus equitable des biens de la ferre. Question d'economie sociale, posee par la marche naturelle des choses^ par le developpement logique de l'idee economique dans la societe, dont l'esprit humain s'etait preoccupe de tout temps, mais dont la solution est devenue urgente de nos jours sur le sol de la France, grace a un gouvernement ego'iste et mesquin qui ne savait que transiger avec les besoins de son temps, sans jamais songer de bonne foi amp; les satisfaire, grace h une famille aveuglee qui s'imaginait pouvoir renouveler a une epoque de civilisation ce qui ne l'etait jamais qu'en des temps d'ignoran- ce, a savoir l'etablissement d'une dynastie qui ne compre- nait pas que notre siecle pouvait bien sonffrir et conserver des trones, mais non en etablir de nouveaux.

Chose singuliere! On a fini par trouver assez juste la re- volte contre les privileges de la naissance; or, la naissance n'est apres tout comme la pesanteur ou l'affinite chimique; et l'on trouve in juste aujourd'hui la re volte contre Г insolence du capital,; plus oppressive, plus brutale mille fois que ne le furent jamais les pretentions de la naissance. Naissance oblige, disait-on naguere: je ne sache pas que l'on dise aujourd'hui: capital oblige.

Mais l'histoire sera impitoyable pour l'homme qui tenant dans sa main les destinies de plusieurs millions de ses semblables, les aura joues par ambition, par caprice ou par delire et dont l'Europe, apres la ruine de quarante ans de paix et de travail pourra dire: «C'est lui qui a commence!»

La reaction dans le pays de l'Europe, dont la paix vient d'etre troublee par les recents evenements, a pour but le rafermissement du pouvoir ebranle par ces evenements: il ne s'agit done point dans ces pays de retablir l'ancien ordre de choses, emporte par l'ouragan du siecle^ mais tout sim- plement de rendre aux gouvernements la force qui leur manque. Mais que veuillent dire les esprits chagrins qui parlent chez nous de reaction? Le pouvoir dans notre pays ne manque pas de force; ils'y trouve investi d'une autorite suffisan- te; la securite publique n'est point menacee chez nous par des masses indisciplinees de proletaires; enfin, nous jouis- sons de tous les bienfaits d'un gouvernement fonctionnant avec toute la regularite et toute la liberte imaginables. Contre quoi voulez-vous done reagir chez nous? II est evident que cela ne peut §tre que contre 1'invasion de certai- nes id6es, de certains principes, qui nous furent naguere etrangers, et qu'une revolution d'une nature particuliere, inconnue aux autres pays du monde, introduisit dans le notre, Mais ces idees, ces principes, comment se sont-ils manifestes, ou se sont-ils produits? Aparemment dans les nouvelles institutions qui nous regissent. Et les anciennes idees, les anciens principes, ou se trouvaient-ils expri- mes, ou se trouvaient-ils caracterises? N'est-ce pas dans les institutions qui n'existent plus? II est vrai que les nouvelles institutions nous furent imposees par un pouvoir sorti de notre sol, des entrailles de notre societe, telle qu'elle se trouva . faite par l'histoire, qui h son tour n'est que le resultat du caractere particulier h la race slave, de la nature de nos croyances religieuses et surtout des conditions geo- graphiques et economiques du pays que nous habitons. Neanmoins, c'est dans les anciennes formes sociales que residaient, que se conservaient les elements primitifs de la societe. Ces formes n'etaient autre chose que l'expression exacte de notre esprit national, de nos instincts, de notre etre tout entier. Si l'on veut done imprimer au pays une impulsion vraiment nationale, il est evident qu'il n'y a rien autre chose h faire qu'a revenir aux anciennes formes, ef- facees par le systeme inaugure au commencement du siecle passe, et qui, il faut le dire, avait obtenu le suffrage universel du pays, soit par l'effet d'un escamotage adroit,, soit par celui d'une irresistible seduction, soit enfin, par celui d'une violence sans exemple dans l'histoire du monde. Telle est en effet la pensee de nos reactionnaires, si toute- fois ils existent, gens par ailleurs tres inoffensifs, comme on voit, puisque les voeux qu'ils forment, ne tendent qu'a assurer au pouvoir plus d'autorit6 encore4 amp; inspirer au peuple plus de veneration pour lui encore.

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Источник: П.Я.ЧААДАЕВ. Полное собрание сочинений и избранные письма. Том1 Издательство  Наука  Москва 1991. 1991

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